COURS 3 : La soutenabilité de la croissance et du développement

Sommaire

Dans son célèbre Essai sur la population, publié en 1876, Thomas Malthus énonce une « loi », connue sous le nom de loi de population selon laquelle la croissance économique trouve ses limites dans la croissance de la population. Selon lui, du fait de la loi des rendements décroissants dans l’agriculture notamment, les ressources anaturelles ne peuvent croître que de façon limitée (et en suivant une progression arithmétique) alors que la population, elle, tend à croître de façon beaucoup plus rapide (progression géométrique). Il y a alors une pression de plus en plus forte sur les ressources naturelles, en particulier alimentaires. Cette pression conduit à une régulation « automatique » de la population et de la croissance économique, dont le rythme est mécaniquement borné. En ce sens, Malthus rejoint les approches en termes d’état stationnaire .

Un auteur comme Karl Marx a critiqué cette vision des choses de Malthus en insistant sur le fait que la surpopulation serait moins due à des causes naturelles, biologiques, qu’à des facteurs économiques. Le capitalisme, selon lui, crée une répartition très inégalitaire des ressources qui conduit à générer une population pauvre, marginalisée, qui est en difficulté pour renouveler sa « force de travail », alors que le progrès technique devrait permettre d’accroître rapidement les ressources à disposition de la population. En ce sens, on parle de loi de la « surpopulation relative » pour évoquer l’analyse de Marx.

Les progrès techniques semblent en effet avoir permis de repousser la limite de la croissance liée à la population, notamment en accroissant les rendements dans l’agriculture. Néanmoins, si l’alimentation ne paraît pas marquer une limite absolue (ou immédiate) à la croissance, d’autres difficultés sont apparues.

La production capitaliste marque de son empreinte la planète. C’est ce que met en évidence, dès 1864, George Perkins Marsh dans The Earth as modified by human action, publié en 1874. Il appuie le fait que le développement de la production serait en train de faire de la Terre un lieu de moins en moins habitable. C’est une analyse qui préfigure celles en termes d’anthropocène, c’est-à-dire l’idée selon laquelle avec le développement du capitalisme, la Terre serait entrée dans un nouvel « âge », celui marqué par l’empreinte des humains et la modification de l’environnement.

Si de nombreuses personnes ou groupes ont alerté sur ce point depuis lors, il faut attendre les années 1970 pour qu’une prise de conscience collective se fasse sur les limites environnementales de la croissance. Ainsi, le club de Rome, fondé par des hauts fonctionnaires internationaux, des économistes et des industriels, en 1968 dans le but de réfléchir aux « problèmes de la société moderne », publie en 1972 un rapport intitulé « Les limites de la croissance », rapport rédigé par des chercheurs et chercheuses du MIT, dont Dennis et Donella Meadows (on appelle parfois ce rapport le rapport Meadows d’ailleurs). Ce rapport se base sur une analyse de l’environnement comme un système, avec l’étude de 5 variables et des relations qu’elles entretiennent entre elles : l’industrialisation, la croissance démographique, la production alimentaire, la pollution et l’utilisation des ressources naturelles. Le rapport s’intéresse à la variation de ces variables, montrant que chacune peut être limitée par les autres, mais aussi qu’elles peuvent croître jusqu’à un niveau où elles atteignent une valeur critique. Ce modèle, programmé de façon informatique, permet aux auteurs d’aboutir à la conclusion selon laquelle la croissance économique n’est pas soutenable à long terme : la pollution, l’épuisement des ressources naturelles et les limites dans la production alimentaire seront rapidement des freins à la croissance de la population et à la croissance industrielle. Le progrès technologique pourrait éventuellement repousser la période à laquelle la croissance économique serait limitée, mais pas réellement l’empêcher. Il est alors prôné de stabiliser l’évolution de la population mondiale, ainsi que celle de la production industrielle.

À la même période, les questions environnementales sont travaillées par l’Onu. En 1972, une première Conférence mondiale sur l’environnement est organisées à Stockholm. Elle débouche sur un programme d’actions et la création du Programme des Nations Unies sur l’environnement (PNUE). Cette conférence publie une « Déclaration », qui pose les principes d’une action publique mondiale en faveur de l’environnement. Composée de 26 principes, cette déclaration insiste sur le fait que les humains exercent une forte influence sur l’environnement et doivent se porter garants de sa préservation, tout en cherchant à préserver les possibilités de croissance économique et de développement. Le sous-développement est d’ailleurs pointé comme un facteur de risque pour l’écologie. Ce rapport met aussi les questions écologiques en lien avec certaines problématiques économiques, sociales et politiques. Après un premier bilan en 1982, lors d’une conférence à Nairobi, un rapport important est publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, sous la direction de la norvégienne Gro Harlem Bruntland. Ce rapport, intitulé « Our common future », mais connu sous le nom de rapport Bruntland est le premier à mettre en lumière le concept de développement durable (« sustainable development ») et sert de base à l’action de l’ONU en faveur de l’environnement. C’est surtout en 1992 à Rio au « Sommet de la Terre », que cette action de l’Onu se trouve renforcée et axée autour de ce concept de « développement durable ». Le plan d’action lancé à ce moment-là, appelé « Plan 21 » préfigure les Objectifs du Millénaire (OMD) adopté en 2000 puis les objectifs de développement durable adoptés dans l’Agenda 2030 en 2015. Ces objectifs font aller de pair les exigences environnementales avec des objectifs économiques et sociaux : il s’agit de préserver en même temps l’environnement et les ressources naturelles, la croissance économique et le développement humain de façon égale.

C’est donc l’idée selon laquelle l’activité économique humaine a des répercussions sur l’environnement qui fait son chemin à partir des années 1970. Cette idée est synthétisée sous la forme d’une équation proposée par le scientifique Paul Ehrlich, qui insiste sur les effets négatifs de la surpopulation.

Cette équation est la suivante : I = PAT, où I mesure l’impact de l’activité humaine sur l’environnement et les écosystèmes. Dans cette équation, P est le volume de la population, A mesure la consommation par personne (« affluence » en anglais) et T est un facteur lié à la technologie qui renvoie à l’impact par unité de consommation. Dans cette perspective, l’effet de l’activité humaine sur l’environnement peut augmenter suite à une hausse de la population, une augmentation de la consommation et l’utilisation de technologies plus polluantes. À l’inverse, la baisse de la population, celle de la consommation par personne ou bien celle de l’impact des technologies utilisées sont des pistes pour réduire l’empreinte de l’activité humaine sur la planète.

Concrètement, l’activité productive se traduit par un réchauffement climatique marqué. En août 2021, les membres du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a pointé le fait que non seulement, l’activité humaine entraînait un réchauffement climatique, mais en plus que ce réchauffement tendait à s’accélérer. Ainsi, selon ce rapport, la température moyenne de la planète devrait gagner 1,5° à l’horizon 2030, ce qui compromet fortement la possibilité de respecter l’objectif de contenir le réchauffement climatique à +2°, objectif auquel avait abouti l’accord de Paris en 2015. Le réchauffement peut se présenter comme une limite à la croissance. En effet, plus le climat se réchauffe et plus le risque que des zones entières de la planète deviennent inhabitables (climat trop extrême, montée des eaux, assèchement des sols…) devient important, ce qui conduirait à réduire les possibilités d’activités économiques, et de développement. Par exemple, selon le Giec, le risque de canicule a été multiplié par 150 avec le réchauffement climatique. Ce réchauffement climatique peut aussi être à l’origine de migrations massives créant des tensions sur les marchés du travail, voire de conflits pour l’appropriation de certaines terres. Ce réchauffement est causé par l’émission de gaz à effet de serre, qui est fortement corrélée au niveau de vie et à la croissance économique.

Une étude de Lucas Chancel pour le World Inequality Lab datée d’octobre 2021 montre ainsi que les émissions de CO2 ont fortement augmenté au fil du développement économique. Ainsi, en 1850, l’émission de CO2 était de 1 milliard de tonnes pour la planète, soit un total de 0,8 tonnes par personne. Ces émissions sont passées à 10,9 milliards de tonnes en 1950 (4,3 tonnes par personne), à 35,3 milliards de tonnes en 2000 (5,8 par personne) et 50,1 milliards en 2020 (6,6 milliards de tonnes par personne). L’étude montre aussi que ces émissions sont fortement corrélées avec le niveau de richesse et de production des individus et des pays : si 50 % de la population mondiale est responsable de 12 % des émissions de CO2, et les 40 % suivants émettent 40 % du CO2 total, le top 1 % des émetteurs (qui sont aussi les plus gros producteurs et consommateurs au niveau mondial) émettent 17 % du CO2 total et 10 % de la population est responsable de 48 % des émissions de CO2. Ce constat s’apparente à un frein à la croissance et au développement car il serait évidemment insoutenable que la planète entière atteigne le volume d’émissions des plus riches. C’est une inégalité que l’on peut lire à l’aune de l’empreinte carbone : cette dernière mesure les émissions de carbone liées à l’ensemble des activités d’une personne en moyenne dans un pays ou une région. Au niveau mondial, l’empreinte carbone par moyenne d’une personne est de 6 tonnes de CO2 (elle devrait être de 1,9 pour contenir le réchauffement climatique à 2°). Cette empreinte est de 1,6 tonnes pour un habitant de l’Afrique subsaharienne, elle est de 9,7 pour un européen et de 20,8 pour un habitant de l’Amérique du Nord. Là aussi, il apparaît que continuer sur cette voie mettrait la planète en péril.

 

De la même manière, la croissance économique peut conduire à l’épuisement de certaines ressources naturelles. L’exemple le plus évident est celui de l’épuisement des ressources en pétrole, étudiée sous l’angle du « pic pétrolier ». Ce dernier correspondrait au moment où la production de pétrole atteindrait son maximum pour ne pouvoir, ensuite, plus que décroître. Il est difficile d’estimer la date de ce pic pétrolier, tant la production de pétrole dépend du prix de cette ressource (qui rend certaines exploitations rentables ou non), des techniques adoptées, de la consommation et de choix collectifs (par exemple, pour la production de pétrole de schiste, qui est une technique aux conséquences environnementales très importantes). Le géologue Marion Hubbert est le premier à avoir formalisé l’idée d’un pic pétrolier, à partir d’une analyse de la consommation de pétrole aux États-Unis dans les années 1950. Contre l’hypothèse d’un pétrole largement abondant, le pic pétrolier ou « pic de Hubbert » insiste sur les risques d’épuisement des ressources énergétiques, qui risqueraient de mettre un frein net à la croissance, d’autant plus si la production n’est pas adaptée. Comme pour le réchauffement climatique, le risque d’épuisement des ressources pose non seulement la question du maintien des niveaux d’activité économique des pays riches, mais aussi celle des possibilités de développement pour les pays les plus pauvres. Dans des travaux de 2010, l’Agence internationale de l’énergie situait ce pic en 2006 (avec l’idée que ce pic serait peut-être un plateau : le niveau de la production de pétrole se stabilisant pour une longue durée avant de décroître). En 2018, elle a revu ses estimations, en se basant notamment sur le développement du pétrole de schiste aux États-Unis, qui peut venir compenser, pour un temps, le déclin de la production du pétrole conventionnel et a fixé la date du pic pétrolier à 2025.

Une autre illustration des effets de l’activité économique sur l’environnement et des limites créées par l’environnement à la croissance peut se retrouver autour de la question de la biodiversité. En 2021 a eu lieu une importante conférence de l’ONU sur la biodiversité, que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a présentée en exhortant les pays membres à stopper leur « guerre suicidaire contre la nature ». L’activité humaine a des effets destructeurs sur la biodiversité (que ce soit directement par la chasse ou la pêche ou de façon plus indirecte par la destruction des habitats naturels). Par exemple, entre 2009 et 2018, 14 % des récifs coralliens mondiaux ont disparu du fait du réchauffement climatique, alors que ces récifs abritent 25 % de la vie marine. Avec ces disparitions, c’est tout l’écosystème marin qui est mis à mal alors que l’ONU estime qu’environ 3 milliards de personnes vivent des ressources maritimes.

Tous ces effets de la croissance sur l’environnement, synthétisés par la notion d’anthropocène semblent ainsi poser l’existence d’un danger important pour les humains, celui de rendre la planète inhabitable. Ils peuvent donc être vus comme une limite importante aux capacités futures de croissance et de développement économiques.

Les travaux de l’ONU, en particulier ceux autour de Gro Harlem Bruntland invitent à penser les limites de la croissance et du développement sous l’angle du « développement durable ». Dans le rapport de 1987, Our common future, une définition de ce développement durable est donnée : « le développement durable [sustainable] est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Cette définition est ensuite précisée en explicitant la notion de « besoins » : il s’agit essentiellement de se concentrer sur les besoins des plus démunis, qui doivent être vus comme prioritaires. La notion cherche donc un équilibre, difficile à atteindre, entre le maintien de l’objectif de développement pour les pays les moins avancés ou émergents et les possibilités futures. Cette définition permet aussi de comprendre qu’il existe des freins, liés à l’état actuel de la société et des technologies à ces possibilités futures.

Surtout, l’approche en termes de développement durable élargit le spectre des analyses de la croissance et de ses limites en montrant que ces limites ne sont pas qu’environnementales puisque trois dimensions sont mises en avant :

  • une dimension économique : il s’agit alors de viser la croissance pour les générations actuelles, sans faire hériter aux générations futures un endettement trop élevé, qu’il soit public ou privé. On peut aussi raisonner en termes de patrimoine économique et penser que la durabilité du développement pourrait être limitée si la croissance actuelle est permise par l’épuisement, la dilapidation, du patrimoine économique
  • une dimension environnementale : la croissance économique actuelle doit se faire en préservant les ressources naturelles et la biodiversité et en limitant la pollution. Il s’agit, en quelque sorte, de laisser la planète habitable et les ressources intactes pour les générations futures et cette dimension peut être assimilée à une certaine forme d’équité entre les générations. Autrement dit, la croissance d’aujourd’hui ne doit pas limiter celle de demain
  • une dimension sociale : il s’agit d’accorder la priorité, dans la distribution des richesses, à la satisfaction des besoins premiers, à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Cette dimension, qui met l’accent sur l’équité au sein des générations, renvoie à la notion de « capabilités » développée par Amartya Sen puisqu’en favorisant cette équité intragénérationnelle, c’est aussi le développement futur qui est permis.

Mise au coeur de l’action de l’Onu, cette notion de développement durable a été traduite, en 2015 par les 17 objectifs de développement durable (« sustainable development goals »), qui sont des cibles visées pour l’horizon 2030. Les 17 objectifs sont, eux-mêmes, traduits sous la forme de cibles concrètes (169 en tout). Si les objectifs environnementaux sont nombreux : recours aux énergies renouvelables (objectif 7), villes et communautés durables (11), consommation et production responsables (12), lutte contre le changement climatique (13), vie aquatique (14) et vie terrestre (15), on retrouve aussi des objectifs plus économiques et sociaux (égalité entre les sexes, lutte contre la faim, éradication de la pauvreté).

À la suite des travaux de Robert Solow sur la croissance, la question de la soutenabilité de cette croissance peut être modélisée de manière assez simple. Il s’agit de poser que la production est permise par la mobilisation de quatre facteurs différents, qui peuvent être perçus comme des capitaux :

  • le capital physique, c’est-à-dire l’ensemble des biens de production tels que les machines, les infrastructures, les bâtiments. Ce qui correspond à l’habituel « facteur capital » des fonctions de production
  • le capital humain, qu’à la suite des analyses de Gary Becker, on peut percevoir comme l’ensemble des compétences et connaissances acquises et utilisables pour produire (ce dernier facteur insistant notamment sur le lien entre le stock de capital humain et l’état de santé de la population)
  • le capital social qui peut, dans la lignée des travaux du sociologue James Coleman, être vu comme un ensemble de ressources que procure l’appartenance à la société, au groupe
  • le capital naturel assimilable à l’ensemble des ressources naturelles (qu’elles soient renouvelables ou non) qui sont disponibles pour produire

 

À partir de cette formalisation, il est simple de voir la croissance soutenable comme celle qui maintient le stock de capital intact pour les générations futures. Autrement, dit, la croissance d’aujourd’hui n’est soutenable que si elle laisse aux générations futures des ressources de même niveau pour croître à leur tour. Dans cette optique, le capital naturel a un statut particulier : il est composé en partie de ressources non renouvelables et l’utilisation de ces ressources aujourd’hui les rend forcément indisponibles pour demain . À partir de là, deux conceptions s’opposent :

  •  les tenants d’une soutenabilité dite « faible » s’appuient sur le fait que les différentes formes de capitaux sont substituables entre elles et, par exemple, il est possible de développer des techniques permettant de pallier le manque de certaines ressources naturelles
  • les tenants d’une soutenabilité forte, eux, postulent que les capitaux ne sont qu’imparfaitement substituables entre eux et qu’il faut préserver chacun des stocks séparément en limitant la production aujourd’hui.

L’idée de la soutenabilité faible peut être résumée par une déclaration de Ronald Reagan en réaction au rapport Meadows : « Il n’y a pas de limite à la croissance, car il n’y a pas de limite à l’intelligence humaine, à son imagination et à ses prodiges ». Pour le dire autrement, la soutenabilité faible, c’est l’idée selon laquelle l’utilisation des capitaux naturels n’est pas une limite à la croissance car elle peut être compensée par des innovations techniques.

De manière plus formalisée, les modèles de la soutenabilité faible partent des travaux de Joseph Stiglitz qui, dans les années 1970 à proposé d’intégrer l’environnement dans la fonction de production en faisant des ressources naturelles un facteur de production. Dans ce cadre, ce facteur devient substituable aux autres. Sur cette base, John Hartwick, dans un article de 1977, propose une règle de compensation intergénérationnelle : les ressources prélevées par la génération actuelle doivent produire du capital qui doit être en mesure de remplacer les ressources naturelles. La base de cette règle est la notion de substituabilité des facteurs : les ressources naturelles peuvent être remplacées par des techniques nouvelles de production.

Cette approche de la soutenabilité, reprise aussi par Robert Solow notamment, peut être résumée de la façon suivante : l’essentiel serait que le stock global de capital soit constant (ou croissant) d’une génération à l’autre, peu importe sa composition. Toute perte de capital naturel doit alors être compensée par un gain d’une autre forme de capital. Cependant, cette approche pose la question de la valeur associée à la dégradation actuelle de l’environnement pour les générations futures. En effet, pour compenser les pertes associées à la dégradation des ressources naturelles et de l’environnement, il faut connaître la valeur que représenteront ces pertes pour les générations futures et, au contraire, la valeur que représenteront les gains associés aux nouvelles techniques pour ces mêmes générations. C’est un point soulevé notamment par Graciela Chichilnisky qui montre que la prise en compte de l’incertitude sur ces évaluations conduit à faire des choix plus prudents dans l’usage des ressources alors que leur non prise en compte conduirait à une sorte de « dictature du présent ». C’est aussi cette incertitude qui peut conduire à défendre une approche en termes de soutenabilité forte.

Les approches en termes de soutenabilité forte s’appuient sur l’idée d’une substituabilité imparfaite des différentes formes de capitaux, ce qui amène à penser qu’il faut les préserver pour espérer une croissance future. Cependant, selon Gilles Rotillon dans Économie des ressources naturelles, ce n’est pas là la différence principale entre soutenabilité faible et soutenabilité forte : les tenants de la version forte de la soutenabilité auraient surtout une approche moins abstraite et tenteraient de proposer des ressources concrètes qu’il faudrait préserver pour le futur (par exemple, la biodiversité). Ces ressources, ou « capitaux naturels critiques » seraient alors à lister et des seuils dans leur utilisation devraient être fixés pour ne pas conduire à leur épuisement. Cette approche refuserait ainsi l’idée d’une substituabilité totale entre les facteurs et, surtout, envisagerait de maintenir un stock de différentes formes de capitaux naturels (qualité de l’air, couche d’ozone, biodiversité, énergies non renouvelables…) disponibles pour les générations futures. Les deux grandes difficultés de cette approche sont, d’une part, de trouver un consensus sur les ressources à préserver, d’autre part, de mesurer les limites à fixer dans leur utilisation (quelle unité de mesure ? Quel seuil ? Quel rythme acceptable d’utilisation?).

C’est en partie en raison de ces limites que des approches plus radicales de la soutenabilité forte, que l’on qualifie généralement d’approches « conservationnistes » ont pu être adoptées. Si les travaux de Thomas Malthus vont dans le sens de ces approches, la première formalisation « moderne » de cette soutenabilité forte peut être trouvée dans les travaux de Kenneth Boulding, dans son ouvrage The economics of the coming spaceship earth, paru en 1966. Comme le titre l’indique, Boulding compare, dans ce livre, la planète terre à un vaisseau spatial. Il invite l’humanité à abandonner « l’économie de cowboy » qui la caractérise, pour passer à une « économie d’astronaute ». L’économie de cowboy, celle du Far West, serait marquée par des comportements basés sur un espace et des ressources qui apparaissent comme illimités et par des comportements centrés sur la production et la consommation les plus élevées et rapides possibles. L’astronaute, au contraire, est surtout concerné par la préservation de son vaisseau spatial et de ses stocks : l’économie de l’astronaute est alors une économie de préservation des ressources. Ce qu’entend défendre Boulding avec cette métaphore, c’est l’idée selon laquelle les comportements économiques doivent abandonner la perspective d’une croissance forte avec des ressources que l’on cherche avant tout à exploiter pour la consommation ou la production, mais partir des limites imposées par la rareté des ressources, dont la préservation doit être l’objectif principal. Boulding n’appelle pas, pour autant, à la décroissance, mais il invite à prendre au sérieux les limites de la croissance. C’est d’ailleurs à lui que l’on attribue la fameuse phrase selon laquelle : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », phrase qu’il aurait prononcée lors d’une audition au Congrès des États-Unis en 1973.

Comme Kenneth Boulding, le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen fonde son analyse de la soutenabilité de la croissance en considérant la Terre comme un système. Il propose d’appliquer les lois de la thermodynamique, en particulier celles de l’entropie à l’analyse du système économique. Sans entrer dans les détails de l’analogie avec les sciences physiques, il faut noter que Georgescu-Roegen insiste sur le fait que le système économique absorbe des ressources naturelles de valeur pour les rejeter sous la forme de déchets sans valeur. L’entropie désigne alors ce processus par lequel l’utilisation des ressources finit par les dégrader. L’enjeu de la soutenabilité devient alors de limiter l’utilisation de ces ressources. Une première solution pourrait être trouvée sous la forme de nouvelles techniques, plus économes en ressources et en énergie (ce qui revient au modèle de la soutenabilité faible). Cependant, ces techniques ne font, selon Georgescu-Roegen que ralentir l’utilisation des ressources et peuvent même être soumises à ce que Stanley Jevons appelle « l’effet-rebond », c’est-à-dire que les innovations technologiques permettant la réduction pour une même production de la quantité d’une ressource utilisée (par exemple, le pétrole), conduit en fait à augmenter l’utilisation de cette ressource, qui devient plus rentable. Sur ce constat, Georgescu-Roegen postule que la seule solution viable pour permettre la soutenabilité de l’existence sur Terre est la décroissance. Cette notion de décroissance est, par exemple, motivée par une mesure en termes d’empreinte écologique de l’activité économique, telle qu’elle a été créée par  William Rees et Mathis Wackernagel. Le « Global Footprint Network » calcule ainsi que si la biocapacité est en moyenne de 1,6 hectares globaux par personne, l’empreinte écologique, elle, est de 2,8 hectares globaux et l’humanité « vit à crédit » chaque année sur les ressources de la planète. Outre le fait que l’approche en termes de décroissance impose une modification en profondeur des modes de vie, elle suppose aussi une réflexion sur le partage de l’effort entre les pays : la « dette » moyenne d’un habitant des États-Unis est de 4,6 hectares globaux, alors qu’un habitant du Brésil, en grande partie grâce à la forêt amazonienne a un excédent de 5,8 hectares globaux et les pays les plus pauvres sont ceux qui tendent à avoir l’empreinte écologique la plus faible. C’est cette question qui pousse à considérer les ressources naturelles comme un bien commun de l’humanité (voir partie suivante). Enfin, il est aussi possible de « résoudre » le problème de la conservation des ressources naturelles en cherchant à changer le « mix énergétique » en le centrant sur les ressources renouvelables qui ne posent pas le même problème d’entropie que celles qui ne le sont pas.

Le débat entre soutenabilité forte et soutenabilité faible repose aussi sur la confiance que l’on peut accorder aux solutions technologiques pour permettre une croissance plus respectueuse de l’environnement et des ressources naturelles, ce qui renvoie à la notion de « croissance verte ».

Un argument fort en faveur de cette croissance verte se trouve dans ce qu’on appelle la « courbe de Kuznets environnementale ». Cette dernière est issue des travaux des économistes Gene Grossman et Alan Krueger et de leur article « Economic Growth and the Environment » publié en 1994. Dans cet article, ils mettent en évidence une relation entre l’émission de certains polluants et le revenu par habitant qui, comme la courbe de Kuznets, prend la forme d’un U inversé, ou d’une cloche. Autrement dit, la pollution augmenterait d’abord avec le niveau de vie, puis passé un certain seuil, elle diminuerait.

Cette courbe se base sur des données empiriques sur un échantillon de pays riches et en mesurant la pollution de l’air (notamment par les taux de dioxyde de soufre) et de l’eau. Sur cette base, les auteurs observent que le pic de pollution semble atteint pour un revenu par habitant de 5000 dollars. L’idée est qu’en-dessous de ce seuil, la priorité est mise sur l’industrialisation, la croissance, ce qui conduit à négliger les effets de la croissance sur l’environnement, mais, au-delà de ce seuil, les besoins de base sont satisfaits et une demande pour un environnement plus sain apparaît, poussant à des changements technologiques. Par ailleurs, la croissance conduit à créer des technologies moins polluantes et modifie la production en réduisant le poids de l’industrie en faveur des services (qui seraient moins polluants). Ces changements sont, de plus, facilités par les ressources apportées par la croissance des revenus.

Cependant, cette courbe est largement discutable puisque les auteurs n’introduisent pas les pays moins riches dans leur analyse. En prenant en compte un échantillon plus important de pays, David Stern trouve bien un pic de pollution, mais à 100 000 dollars par habitant. La pollution peut donc continuer à augmenter très longtemps avant que ce seuil ne soit atteint et on peut s’interroger sur les effets de cette pollution sur le caractère habitable de la planète. Le seuil augmente très fortement quand on introduit les pays les moins riches car une grande partie de la baisse de la pollution observée dans les pays riches s’explique par la délocalisation des activités les plus polluantes vers les pays moins riches. Par ailleurs, des analyses prenant en compte davantage de polluants (et notamment le CO2) ne conduisent pas à observer une courbe en cloche.

Au final, l’approche optimiste de la soutenabilité faible est mise à mal et la soutenabilité de la croissance ne peut se produire d’elle-même, elle suppose l’intervention des pouvoirs publics.

Depuis les travaux d’Arthur Cecil Pigou, et notamment son ouvrage The Economics of Welfare, publié en 1932, les économistes ont formalisé le fait que le marché pouvait être défaillant en présence d’externalités. Théoriquement, sur un marché, les pertes d’utilité sont compensées par des paiements de la part de ceux qui gagnent en utilité. C’est le cas quand un produit est consommé : la perte d’utilité du vendeur est compensée par le paiement qu’il reçoit alors qu’en parallèle, le gain d’utilité pour le consommateur donne lieu à un paiement de sa part. Une externalité se produit quand la modification d’utilité n’est pas ou bien pas complètement compensée d’un point de vue monétaire. La pollution est une externalité négative : elle conduit à des pertes d’utilité pour ceux qui en subissent les conséquences, mais n’est pas compensée d’un point de vue monétaire. La pollution peut ainsi être analysée comme une externalité, de production ou de consommation. Les effets de la pollution n’entrent pas dans les calculs, dans les choix des consommateurs ou des producteurs. Ces derniers agissent en fonction du rendement individuel de leur action, qui diffère du rendement social. Si le prix dépendait de ce rendement social, les produits seraient plus chers à produire ou plus chers pour les consommateurs et ils seraient produits et consommés en moindre quantité. L’équilibre atteint en présence d’une externalité est donc sous-optimal pour la collectivité et il faut tenter de corriger cette externalité pour s’approcher d’un équilibre optimal. Cela passe par des politiques qui parviennent à faire prendre en compte les externalités dans les calculs des agents économiques.

Une autre manière d’aborder les problèmes liés à la pollution et à la surexploitation des ressources naturelles d’un point de vue économique est de passer par la notion de biens communs. Le climat, la biodiversité, un certain nombre de ressources ont en effet pour caractéristiques d’être à la fois non excluables (l’accès n’en est pas limité) et rivaux (leur utilisation ou exploitation par un agent économique empêche l’exploitation par d’autres).

L’une des caractéristiques de l’environnement est qu’il est, dans de nombreux domaines, constitué de biens communs, non excluables et rivaux (climat, biodiversité, etc.). La protection de ces biens nécessite donc la mise en place de dispositifs spécifiques. Une des solutions peut consister à attribuer des droits de propriété : attribuer à un agent économique la propriété d’une ressource naturelle l’encourage à la préserver et à mettre en œuvre des mesures afin d’empêcher d’autres agents de tirer profit de l’exploitation de la ressource. Que les droits de propriété soient accordés à un agent privé ou à l’État relève finalement d’une même logique : éviter le problème de la non-excluabilité, soit en privatisant, soit en nationalisant la ressource. Dans un article paru dans la revue Science en 1968, le biologiste Garett Hardin pointe le risque d’une surexploitation de ces ressources communes. Leurs caractéristiques font qu’un agent économique, mû par son propre intérêt cherchera à utiliser au maximum ces biens communs. Il prend l’exemple de l’accès à un pâturage commun pour un éleveur bovin. Quand l’un de ces éleveurs met une nouvelle bête à paître sur la terre, cette dernière s’engraisse et il peut la vendre. Il en tire donc un profit. Cependant, il diminue les ressources du pâturage et l’ensemble des éleveurs qui l’utilisent perdent en valeur. Il y a donc un gain individuel, mais une perte collective. Selon Hardin, voyant cela, chaque éleveur s’empresse d’augmenter la taille de son troupeau sur le pâturage car plus il va vite et plus il peut espérer tirer des gains de l’exploitation des ressources et prendre de vitesse les autres qui ne lui feront pas subir de pertes supplémentaires. En agissant ainsi, chaque éleveur sait qu’il surexploite les ressources, mais il ne peut pas faire autrement car, de toutes façons, la surexploitation se fera. C’est un modèle qui a été largement discuté, notamment car il se base sur le modèle d’un agent économique rationnel et égoïste (l’économiste Elinor Ostrom a montré que les ressources communes pouvaient être gérées différemment à partir du moment où des collectifs existent : voir « Concepts et mécanismes » et , mais il a le mérite de pointer du doigt un risque important dans l’exploitation de la nature : elle permet des gains individuels immédiats, alors que les dégâts sont collectifs et plus lointains dans le temps. A priori, en partant d’un tel modèle, on perçoit aussi que les politiques environnementales et climatiques doivent être coercitives (ou incitatives) et réussir à s’imposer au plus grand nombre, au risque de voir se développer des comportements de passager clandestin.

Pour réduire la pollution, la surexploitation des ressources naturelles ou encore la consommation d’énergies non renouvelables, une solution peut être trouvée dans la réglementation, que l’on appelle aussi parfois politique de régulation.

Un exemple emblématique de cette politique réglementaire face à la pollution est la décision issue du protocole de Montréal d’interdire les substances détruisant la couche d’ozone, notamment les chlorofluorocarbures (CFC), gaz utilisés pour refroidir. Ce protocole a d’abord été signé par la CEE et 24 pays, puis adopté par l’ensemble des pays du monde. Dans un article publié en août 2021 dans la revue Nature, une équipe de scientifiques a publié une étude estimant que sans cet accord, la planète aurait connu un réchauffement de 2,5°C de plus. À l’échelle de l’UE, un autre exemple de réglementation est le règlement Reach qui oblige les industriels à faire connaître et à enregistrer les substances chimiques produites et utilisées. À défaut de cet enregistrement, les industriels ne peuvent accéder au marché européen. Certaines des substances sont interdites ou fortement contrôlées, ce qui a pour objectif de préserver les consommateurs européens. On peut citer également le règlement sur les émissions de CO2 des automobiles. Là aussi, malgré quelques couacs, la règle a permis de réduire fortement les émissions de CO2 des automobiles non seulement dans l’UE, mais aussi pour les constructeurs du monde entier qui cherchent également à vendre dans l’UE.

Les politiques de régulation peuvent donc être efficaces car elles s’imposent strictement aux producteurs ou aux consommateurs. Cependant, elles se heurtent à plusieurs limites. Tout d’abord, il faut trouver le juste niveau de réglementation. Une réglementation trop lâche n’aurait pas d’effet, alors qu’une réglementation trop stricte et trop rapide pourrait pénaliser la compétitivité. Par ailleurs, une réglementation est toujours uniforme et s’impose de la même façon à tous les acteurs économiques, alors qu’il est souvent plus facile aux grandes entreprises qu’aux plus petites de se conformer à ces réglementations, tout comme il est plus simple pour les ménages les plus riches de modifier leurs équipements que pour les moins aisés. Enfin, la réglementation peut parfois entraîner un effet rebond de la consommation (ou effet-Jevons) : les consommateurs ayant des produits moins polluants les utilisent davantage.

Les normes environnementales doivent alors souvent être combinées avec des instruments utilisant les prix comme outil, telles que les politiques de taxation et de subvention.

L’outil fiscal peut être mobilisé pour tenter de modifier les comportements de consommation et de production, vers des choix plus respectueux de l’environnement. C’est particulièrement le cas face aux externalités, qui peuvent être vues comme des problèmes de signal-prix : le prix ne reflète pas toute l’information.

Pour Arthur Cecil Pigou, cette situation justifie une intervention des pouvoirs publics, notamment par la mise en place de taxes qui doivent permettre de rapprocher le coût privé du coût social dans le cas d’une externalité négative (ou à l’inverse, de mettre en place une subvention face aux externalités positives). Cette solution, qui correspond à celle du « pollueur-payeur », est appelée « taxe pigouvienne ».

En 1960, Ronald Coase s’est penché sur cette question dans un article : « The problem of social cost », en s’interrogeant sur les instruments possibles d’une politique climatique. Une fois la solution trouvée face à l’externalité, se pose, selon Coase, une question : qui doit payer pour cette solution ? Selon Coase, tout dépend des droits de propriété et du consentement à payer des agents économiques. Selon les situations, le paiement peut revenir aux pollueurs, aux pollués ou bien être partagé entre les deux. À partir de ce modèle, l’économiste George Stigler énonce le « théorème de Coase » selon lequel « en l'absence de coûts de transaction, les agents peuvent corriger eux-mêmes les externalités ». Autrement dit, quelle que soit l'allocation de départ des droits de propriété, l'internalisation des externalités par l'échange marchand permet d'atteindre une solution optimale quand il n’y a pas de coûts de transaction. Le principal intérêt de ce théorème est de montrer que les externalités peuvent parfois être corrigées sans l’intervention des pouvoirs publics, mais avec une solution de marché (voir sous-partie suivante). Cependant, l’hypothèse d’absence des coûts de transaction est assez peu réaliste et l’outil fiscal reste largement utilisé.

Les taxes qui visent à un meilleur respect de l’environnement sont qualifiées « d’écotaxes ». Dans une publication de 2016, l’Agence européenne pour l’environnement dresse une typologie de ces écotaxes en trois catégories :

  • des redevances, ou taxes affectées, qui cherchent à couvrir les coûts des mesures prises pour réduire la pollution. Ça peut être, par exemple, une redevance sur le traitement des eaux usées
  • des taxes incitatives, qui cherchent à modifier les comportements des consommateurs. C’est dans cette catégorie que l’on peut classer les taxes sur le carburant
  • des écotaxes fiscales, dont le principal objectif est d’augmenter les recettes fiscales, dans le but de financer des politiques plus générales. On peut donner comme exemples une taxe sur les vols intérieurs ou la taxe sur le CO2 mise en place en Suède (taxe carbone).

Plusieurs effets sont attendus de ces écotaxes. Tout d’abord, elles doivent permettre d’internaliser les externalités. La taxe donne un prix à l’externalité, qui devient alors un élément du calcul des consommateurs ou des producteurs. Dans une logique de pollueur-payeur, elles sont censées réduire la pollution. Ces taxes ont aussi un effet incitatif : aller vers un comportement plus éco-responsable est « récompensé » par un moindre paiement de la taxe. La mise en place d’un système de « bonus-malus » prolonge cette logique en subventionnant les comportements les plus vertueux. Un autre avantage de ces taxes est attendu sous la forme d’un « double dividende » : non seulement, les comportements deviennent plus éco-responsables, mais les recettes fiscales générées par les taxes permettent aussi de financer des politiques climatiques ambitieuses.

Cependant, l’instrument fiscal présente aussi des limites : la première est qu’il est difficile de fixer la taxe à un niveau qui la rend efficace. Se pose aussi la question des types de produits à taxer. En effet, taxer un produit de consommation, par exemple, n’a pas de sens si d’autres produits, tout aussi nocifs pour l’environnement peuvent être substitués à ceux qui sont taxés. La fiscalité sur les carburants en France, par exemple, a longtemps été plus forte sur l’essence que sur le diesel, incitant les consommateurs à acquérir des automobiles à moteur diesel et les constructeurs à se tourner vers la production de ces voitures, mais il s’est avéré, après coup, que le diesel était au moins aussi polluant que l’essence. L’efficacité de la taxe sur le niveau de production et de consommation dépend de l’élasticité-prix : si cette élasticité-prix est faible, la taxe génère des recettes fiscales mais modifie peu les comportements.

Enfin, les politiques fiscales posent des questions d’équité entre catégories sociales. La taxe est distorsive, dans le sens où elle modifie la répartition des revenus. C’est un argument qui a fait achopper le projet de taxe carbone en France (ou « Contribution Climat Énergie) qui, du fait des exemptions proposées aux producteurs a été rejetée par le Conseil constitutionnel. Le mouvement des Gilets jaunes est aussi parti de la contestation d’une augmentation de la fiscalité sur les carburants. Ces politiques fiscales peuvent aussi poser des problèmes de compétitivité car les taxes augmentent les prix, ce qui peut réduire la compétitivité-prix des entreprises qui doivent payer plus chers leurs facteurs de production ou consommations intermédiaires, ce qui incite à penser, aussi, qu’une politique fiscale efficace doit se faire à une échelle assez importante.

Les travaux de Coase sur la possibilité d’internaliser les externalités sans passer nécessairement par des politiques fiscales ou réglementaires servent de base théorique à un autre instrument des politiques environnementales : les marchés de droits d’émission, appelés aussi « droits à polluer ». Ces marchés supposent une intervention des pouvoirs publics en amont car ce sont eux qui fixent les quotas d’émission de la ressource qu’ils cherchent à limiter (par exemple, les émissions de CO2). Une fois ces quotas fixés, ils sont distribués aux agents économiques (par exemple, les entreprises). Ces agents ont alors le droit d’émettre la quantité de quotas reçus. Si elles sont amenées à polluer plus, elles doivent acheter de nouveaux quotas auprès des entreprises qui auraient, elles, réussi à polluer moins que leur quota. Éventuellement, le marché peut être assorti d’un système de taxes pour les pollueurs qui ne trouveraient pas de quotas à acheter. Il y a donc un véritable marché d’échanges des quotas qui se met en place avec un prix qui dépend de l’offre et de la demande. Dans une situation de rareté des quotas excédentaires, les prix grimpent, ce qui devient fortement incitatif.

L’exemple le plus abouti de marché des quotas d’émission est le marché européen du carbone, créé en 2005. Le marché, d’abord d’assez faible envergure (11 000 installations industrielles concernées seulement) a été créé avec la volonté de le rendre progressivement plus contraignant. Les quotas ont été distribués généreusement et le prix du carbone est resté assez faible (autour de 10 euros la tonne, alors que l’on estime qu’il faudrait que la tonne de CO2 atteigne une quarantaine d’euros pour que le marché devienne efficace). Surtout, le marché a montré un caractère très procyclique : le prix chute en période de crise économique et monte en période de croissance. La crise de 2008 a ainsi conduit à un effondrement du prix du carbone, les entreprises ayant moins de difficultés à respecter les quotas alloués en période de récession. À partir de 2013, les quotas ont été mis aux enchères (50 % d’entre eux) alors qu’ils étaient auparavant fournis gratuitement, ce qui est supposé inciter les entreprises à faire des efforts pour éviter d’avoir à payer ces quotas. Surtout, depuis 2021, la mise en place de politiques permettant d’acheter les quotas quand ils atteignent un prix trop bas est censée créer un prix plancher. Le mécanisme est donc censé devenir de plus en plus contraignant.

On attend de ce marché d’échanges de quotas de nombreux avantages. Le premier est son faible coût pour les pouvoirs publics qui n’ont qu’à mettre en place le marché, le laisser fonctionner et, éventuellement le réguler par des politiques d’achats ou de vente. De la même façon, le prix efficace du carbone est censé venir du marché (alors qu’on a vu que c’était une difficulté des politiques fiscales) : le prix de la tonne du carbone sur le marché est censé être celui qui équilibre l’offre et la demande, autrement dit celui pour lequel il est plus avantageux d’acheter cette tonne que de dépolluer. Enfin, l’ouverture du marché aux spéculateurs est censée avoir un aspect équilibrant.

Comme le montre l’exemple européen, l’espoir d’un effet autoéquilibrant du marché est remis en cause et la recherche d’une plus grande efficacité passe sans doute par une intervention plus importante des pouvoirs publics. De plus en plus d’économistes plaident ainsi pour la mise en place d’une sorte de Banque centrale du carbone intervenant sur le marché pour ajuster le prix du carbone à l’échelle européenne et éviter à la fois des envolées trop brusques qui pourraient être pénalisantes pour les producteurs et contre-productives, si les entreprises européennes sont obligées de cesser leur activité au profit de concurrents internationaux moins vertueux d’un point de vue environnemental, et à la fois les chutes trop importantes de la valeur du carbone qui, elles, feraient perdre toute efficacité au marché.

Les politiques environnementales posent la question de l’échelle à laquelle elles sont menées. Par exemple, la politique climatique peut être rendue moins efficace par des « fuites », qui sont de deux types :

  • celles liées à la perte de compétitivité des entreprises soumises à la réglementation ou à la taxation par rapport aux autres, ce qui réduit leurs parts de marché
  • celles liées aux risques de délocalisation.

Ce problème des fuites ‘apparente à celui du « passager clandestin » et surtout, à une sorte de prime au moins-disant : dans un contexte où des politiques climatiques ambitieuses sont mises en place un peu partout dans le monde, un pays qui ne se plie pas à ces politiques peut obtenir, à bon compte, un avantage comparatif élevé. Une objection pourrait exister si l’on suppose une préférence pour les consommateurs allant vers des produits vertueux pour l’environnement, mais cette hypothèse est sans doute discutable et, quand bien même ce serait le cas, il faudrait également que ces consommateurs aient une information parfaite sur les produits qu’ils consomment.

Les problèmes de ce type invitent à penser que la politique climatique ne peut être efficace qu’à l’échelle mondiale. Par exemple, une politique de taxation carbone à l’échelle mondiale éviterait ces risques de concurrence entre pays. Cependant, là non plus, cette politique ne semble pas réalisable en l’état actuel des choses et elle soulève au moins deux problèmes :

  • celui de son équité : tous les pays doivent-ils être logés à la même enseigne ? Les plus gros pollueurs sont, on l’a vu, les pays riches, qui sont aussi ceux pour lesquels les producteurs ont les plus grandes facilités à modifier leur outil productif, à le verdir, à la fois du fait de leurs ressources financières plus importantes et de leur plus grand accès aux technologies.
  • celui de son efficacité : en fonction de la mise en place de la taxe et de sa modulation dans le temps, elle peut, paradoxalement, accélérer l’extraction des ressources. C’est ce que met en évidence Howard Sinn avec le « Green policy paradox ».

Ainsi, plutôt que des politiques fiscales à l’échelle internationale, ce sont des accords sur les objectifs que l’ONU essaie d’impulser. Le « sommet de la Terre » à Rio en 1992 a permis la signature d’une Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC) qui officialise la reconnaissance d’un changement climatique et crée les COP (Conférences des Parties), qui se réunissent chaque année depuis 1995. La COP réunit non seulement les représentants des États, mais aussi ceux des grandes villes, des entreprises, de certaines associations dans le but de prendre des décisions concrètes en faveur du climat. L’une des COP les plus importantes a été la 3e, en 1997, qui a donné lieu à la signature du protocole de Kyoto, engagement à réduire les émissions de gaz à effet de serre par les pays signataires (même si ce protocole n’a jamais été ratifié par les États-Unis, ce qui en a significativement réduit la portée). Plus récemment, la COP 21, en 2015 a abouti à l’accord de Paris sur le climat, par lequel les pays signataires s’engagent à viser la neutralité carbone et à mettre en œuvre les politiques nécessaires pour limiter le réchauffement climatique à +2° « par rapport aux niveaux préindustriels ». L’accord a aussi permis la mise en place d’un « fonds vert pour le climat ».

Se pose alors la question de l’articulation de ces objectifs avec des politiques éventuellement plus ambitieuses à l’échelle régionale ou nationale. Cette question est particulièrement forte pour l’Union européenne qui a pour objectif de recentrer ses politiques autour de l’objectif de la transition écologique et vise, depuis le Pacte vert de 2019 une « stratégie de croissance qui transforme l’Union en économie moderne, compétitive et efficace dans l’utilisation des ressources ».

Dans une note de blog de l’Ofce publiée lors de la COP 26, l’économiste Éloi Laurent met l’accent sur « l’exigence d’une transition juste », suite à la signature par plusieurs chefs d’État et de gouvernement d’une « Déclaration sur la transition internationale juste ».

La transition écologique et les politiques qui sont menées pour l’accélérer ou la favoriser posent en effet des questions de justice sociale.

Cette question a émergé, dans un premier temps, autour de la défense des emplois des travailleurs des industries fossiles : les politiques visant à modifier le mix énergétique mettent en péril ces emplois et les représentants des travailleurs de ce secteur ont demandé à ce que les répercussions sur les emplois soient prises en compte dans les politiques de transition climatique. C’est un point que l’on retrouve dans l’Accord de Paris qui fait le lien entre politique climatique ou environnementale et politique de l’emploi. Cette dimension liée à l’emploi est redoublée par la question de la répartition des efforts en faveur du climat et de l’environnement. Autrement dit, et dans une perspective qui n’est pas très éloignée de celle de développement durable, les politiques climatiques doivent être mises au service de politiques sociales de réduction des inégalités.

Éloi Laurent propose alors de définir trois « exigences d’une stratégie de transition juste » :

  • prendre en compte l’angle de la justice sociale dans l’analyse des chocs écologiques et des politiques climatiques et environnementales
  • donner la priorité au « bien-être humain dynamique » plutôt qu’à la croissance économique dans les politiques économiques, c’est-à-dire faire du bien-être et son évolution la cible privilégiée de ces politiques
  • construire les politiques de transition climatique de manière démocratique et assurer, également de façon démocratique leur mise en œuvre, et ce aux différents niveaux de gouvernement (local, national, supranational).

Plus qu’un simple problème économique, la transition écologique est donc bien un problème politique et démocratique.

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