COURS 2 : Inégalités et stratégies de développement

Sommaire

Dans son ouvrage L’économie du XXe siècle, paru en 1969, François Perroux définit le développement comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d'une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ». Par rapport à la croissance, qui correspond à un changement quantitatif, le développement, lui renvoie à une évolution qualitative. Dans l’optique de cette définition, le développement résulte de changements, à la fois dans l’organisation de la société et dans les représentations des individus et conduit à mettre le pays sur le « sentier » d’une croissance de long terme.

L’un des premiers emplois de la notion de développement provient du discours d’investiture (pour son second mandat) du président des États-Unis, Harry Truman dans la lignée du plan Marshall. Ce plan est défendu avec la logique selon laquelle si les États-Unis sont le pays le plus avancé d’un point de vue économique et technologique, leur rôle est d’aider les pays en retard, « sous-développé » à rattraper ce retard. L’approche du développement, qui est formalisée par W. Rostow dans Les étapes de la croissance économique, est alors celle d’un chemin unique à suivre pour se développer, qui s’apparente à celui suivi par le Royaume-Uni lors de la révolution industrielle.

Dans le contexte de la guerre froide, la volonté d’imposer un modèle « capitaliste » de développement s’inscrit aussi dans la lutte entre bloc de l’Ouest et bloc de l’Est, ce dernier proposant un autre modèle de développement. C’est en opposition avec ces deux approches que la notion de « tiers-monde » est inventée par Alfred Sauvy dans les années 1950 pour insister sur le fait que certains pays sont à  l’écart de la dynamique internationale, hormis pour être exploités. Ce « tiers-monde » s’organise, notamment avec la conférence de Bandoeng en 1955 et forme le mouvement des « non-alignés ». Si cette appellation tend à s’épuiser à partir des années 1970, elle a le mérite de mettre l’accent sur la possibilité de voies diverses de développement, ainsi que sur les inégalités entre pays.

De son côté, l’Organisation des nations unies se saisit de la question du développement dès 1947 et fonde, en 1949 le « Programme élargi d’assistance technique », qui fournit une aide au développement aux gouvernements qui en font la demande. En 1958, le « Fonds spécial des Nations unies » est créé, avec des missions proches de celui du PEAT et huit ans plus tard, en 1966, les deux organisations fusionnent pour former le PNUD, Programme des Nations Unies pour le Développement, dont la mission, outre l’aide financière, juridique ou logistique est une mission de recherche sur les questions liées au développement.

Les pays les moins riches sont qualifiés, dans un premier temps de « pays en voie de développement », appellation supposée rendre compte d’un retard par rapport aux plus riches. Cependant, cette appellation est rejetée par de nombreux pays et lui est préférée celle de « pays en développement » (PED). Au sein de ces PED, les écarts se creusent à partir des années 1980 et on tend à distinguer les « pays les moins avancés » (les plus pauvres) des pays « émergents », ceux qui connaissent une croissance économique rapide et tendent à se développer vite également, parfois avec des stratégies de développement spécifiques. Parmi ces pays émergents, un petit groupe se détache, composé à la fois de pays très dynamiques et de grande taille : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, regroupés sous l’acronyme BRIC, voire BRICS si on leur ajoute l’Afrique du Sud.

Comme nous l’avons vu avec Truman puis Rostow, l’approche par le développement coïncide parfois avec la volonté d’imposition d’un modèle unique de progrès économique. Un économiste comme Serge Latouche critique ainsi cette notion qu’il voit comme au service d’une « occidentalisation » du monde. Pour lui, plutôt que viser le développement, il faut préserver les cultures traditionnelles et permettre à chaque pays de trouver sa voie : raisonner en termes de « développement », ce serait supposer qu’il existe une seule manière d’améliorer le sort de sa population, celle suivie par les économies capitalistes. Cette critique touche aussi l’aide au développement, qui serait aussi un instrument géopolitique, en réservant cette aide aux pays supposés vertueux.

Historiquement, un des premiers indicateurs de développement a été le produit intérieur brut par habitant. Indicateur « de richesse », le PIB par habitant est supposé rendre compte du niveau de vie moyen dans un pays. Les pays riches ont un PIB par tête élevé, alors que les pays pauvres ont un PIB par habitant plus faible.

Cependant, pour établir des comparaisons internationales, il est plus pertinent de passer par le revenu national brut. Le PIB mesure en effet l’activité productive sur le territoire du pays et exclut les activités des acteurs nationaux qui se font hors de ce territoire. Pourtant, une partie des revenus des acteurs nationaux vient d’activités faites à l’étranger. Par exemple, ces acteurs peuvent avoir effectué des placements à l’étranger et en reçoivent des intérêts. Un certain nombre d’entre eux peut aussi travailler dans un pays étranger (en particulier les travailleurs transfrontaliers). Enfin, certains ménages peuvent consommer sur la base de revenus qui leurs sont fournis par des travailleurs émigrés. De la même manière, une partie de l’activité productive du pays rémunère des acteurs étrangers (par exemple, rémunération des investissements de multinationales étrangères, ou encore salaires versés à des travailleurs transfrontaliers). Le PIB corrigé de ces transferts de revenus donne le « revenu national brut ».

La Banque mondiale utilise le revenu national brut par habitant pour établir une classification des pays. Pour que le classement se fasse en termes réels, le RNB par habitant est déflaté et les seuils du classement sont les suivants pour 2021 (sur la base des revenus de 2019) :

- les pays « à faible revenu » sont ceux où le RNB par habitant ne dépasse pas 1036 dollars par an

- les pays de la tranche inférieure des revenus intermédiaires sont ceux dont le RNB par habitant se situe entre 1036 et 4045 dollars

- ceux de la tranche supérieure des revenus intermédiaires sont ceux dont le RNB par habitant est compris entre 4046 et 12 535 dollars

- les pays à revenu élevé ont un RNB supérieur à 12 535 dollars par habitant.

Les pays à faible revenu se situent essentiellement en Afrique subsaharienne ou bien sont des pays qui ont connu de nombreuses années de guerre (l’Afghanistan par exemple). Les pays de l’UE sont presque tous des pays à haut revenu, hormis pour plusieurs pays de l’Est de l’Europe (Roumanie, Bulgarie par exemple), qui appartiennent à la tranche supérieure des pays à revenus intermédiaires.

Ces indicateurs ont les limites bien connues du PIB : ils ne renseignent pas sur la répartition du revenu au sein du pays (les inégalités), ne sont pas modifiés selon les conséquences des activités, additionnent des activités qui peuvent avoir des effets très différents sur le bien-être… Surtout, ce sont des indicateurs purement « quantitatifs », ils réduisent donc le développement à la question du produire (et consommer) plus, ce qui ne rend pas compte de l’aspect qualitatif de ce développement. Face à cela, une batterie d’indicateurs peut être mobilisée, c’est par exemple ce que fait la Banque mondiale, qui tente de mesurer le développement par de nombreux indicateurs tels que le taux d’extrême-pauvreté (mesuré sur la base de la population ayant moins de 1,9 dollars par jour pour vivre), des indicateurs sur l’alimentation, la santé, l’éducation…

La volonté de saisir le développement de manière plus qualitative et multidimensionnelle a donné lieu à l’élaboration d’indicateurs synthétiques du développement, notamment sous l’impulsion du PNUD.

En 1990, dans le Rapport sur le développement humain, l’indice de développement humain (IDH) est élaboré pour rendre compte de ce caractère multidimensionnel du développement. Cet indice, créé par l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq et l’économiste indien Amartya Sen se fonde sur une approche du développement basée sur la notion de « capabilités », que l’on peut voir comme la possibilité pour les individus de vivre en fonction de leurs choix et non de contraintes liées à la pauvreté. En 1990, l’IDH est construit sur la base de trois dimensions : la santé (mesurée alors par l’espérance de vie à la naissance), l’éducation (mesurée par les taux d’alphabétisation des adultes et le taux de scolarisation) et un indicateur économique, censé rendre compte de l’ouverture des possibilités des individus dans d’autres domaines que la santé et l’éducation et mesurant la possibilité de satisfaction des besoins matériels : le PIB par habitant. Cet indicateur est basé sur les écarts entre la situation du pays et celle des plus avancés et prend la forme d’un indice allant de 0 à 1. En 2010, une importante révision de l’IDH a eu lieu : les trois dimensions (éducation, santé et revenu) sont conservées mais avec des indicateurs renouvelés et une modification du mode de calcul. L’idée de l’élaboration d’un indice par comparaison avec les valeurs minimales et maximales est gardée. La dimension liée à la santé est objectivée par l’espérance de vie à la naissance. Pour l’éducation, l’alphabétisation est supprimée et le niveau d’éducation du pays est mesuré à la fois par la durée moyenne de la scolarité pour les individus de 25 ans et plus et la durée « attendue » de scolarisation pour les enfants (ce qui permet à la fois de mesurer l’accumulation de capital humain pour les générations actives et pour les générations encore en âge d’être scolarisée). Enfin, la dimension économique est mesurée par le logarithme du revenu national brut par habitant. L’indicateur, calculé sur la base d’une moyenne géométrique des trois indicateurs (santé, éducation, revenu) prend toujours une valeur allant de 0 à 1. Sur la base de cet indicateur, l’IDH établit une classification des pays :

- les pays ayant un IDH inférieur à 0,550 sont considérés comme ayant un « développement humain faible ». Cela concerne 32 pays pour l’année 2019, le pays ayant l’IDH le plus bas étant le Niger (0,394)

- un IDH entre 0,550 et 0,699 correspond au groupe des pays à « développement humain moyen »

- les pays à « développement humain élevé » sont ceux ayant un IDH compris entre 0,700 et 0,799

- enfin, les pays ayant un IDH égal ou supérieur à 0,800 sont les pays à « développement humain très élevé ». 66 pays sont dans cette situation en 2019. Le pays où l’IDH est le plus élevé est la Norvège avec un IDH de 0,957.

Si l’IDH a le mérite d’aller au-delà de la seule richesse économique, il néglige certaines dimensions du développement : répartition au sein de la population, inégalités de genre, intensité de la pauvreté, dimension environnementale…

Pour tenter de prendre en compte ces dimensions, le PNUD a élaboré, à partir de 2010 un certain nombre d’indicateurs construits sur la base d’une correction de l’IDH.

Pour tenir compte des inégalités, l’IDHI (indice de développement humain ajusté aux inégalités) se mesure non seulement sur les niveaux moyens d’espérance de vie, d’éducation et de revenu, mais aussi sur leur répartition au sein de la population. La comparaison entre l’IDH et l’IDHI permet de mesurer le caractère égalitaire du développement. Par exemple, le Brésil a, en 2019, le 84e IDH au monde avec 0,765, mais son IDHI est seulement de 0,570  et perd ainsi 20 places au classement entre celui selon l’IDH et celui selon l’IDHI. Au contraire, la Chine, avec un IDH de 0,761 est 85e et elle a un IDHI de 0,639, ce qui la place deux rangs plus haut dans le classement : le développement semble donc moins inégalitaire en Chine qu’au Brésil (même s’il existe des inégalités territoriales assez fortes dans ce développement chinois).

Pour ce qui est des inégalités de genre, qui peuvent avoir une influence forte sur le développement, le PNUD a élaboré deux indicateurs complémentaires : l’indice de développement de genre et l’indice d’inégalité de genre. Le premier se base sur l’écart concernant l’IDH entre les hommes et les femmes. Le PNUD calcule ainsi un IDH pour la population masculine et un autre pour la population féminine et étudie l’ampleur de l’inégalité entre les deux. Des groupes de pays sont alors construits en fonction de cette inégalité, allant du groupe 1, où l’inégalité est en faveur des femmes ou très faible (on y retrouve de nombreux pays de l’Europe de l’est, mais aussi la France, le Burundi, la Mongolie ou encore le Qatar) au groupe 5 où la situation est largement défavorable aux femmes (c’est le cas de l’Arabie saoudite, de l’Iran, de l’Egypte, de l’Inde, du Nigéria…). L’indice d’inégalité de genre, lui, est construit comme un indice englobant trois domaines : la santé procréative (taux de mortalité maternelle et taux de natalité chez les adolescentes), qui rend compte du poids de la procréation sur le devenir des femmes, l’autonomisation (objectivée par la part des femmes parmi les parlementaires et la part de la population ayant au moins commencé l’enseignement secondaire par sexe) et l’inégalité sur le marché du travail (écart de taux d’activité par sexe). Cet IIG prend une valeur allant de 0 à 1, plus il est élevé et plus les inégalités sont fortes entre les hommes et les femmes. On peut noter que cet indicateur n’est pas construit sur les mêmes bases que l’IDH. C’est la Suisse qui, en 2019 connaît l’IIG le plus faible (0,025) alors qu’avec un IIG de 0,795, le Yémen est, parmi les pays pour lesquels l’IIG a pu être calculé, celui qui est le plus inégalitaire. Là aussi, il est intéressant d’utiliser cet indicateur en comparant le classement obtenu sur cette dimension avec celle de l’IDH.

Pour rendre compte de la complexité du phénomène de pauvreté, le PNUD a élaboré un « indice de pauvreté multidimensionnelle »  qui se penche sur les privations vécues par la population du pays dans les domaines retenus dans l’IDH : l’éducation, la santé et le niveau de vie. Pour ce qui est de la santé, ce sont les dimensions de la nutrition et de la mortalité infantile qui sont retenues, pour l’éducation, on retient, comme dans l’IDH la durée de la scolarité pour la population adulte et la durée attendue de scolarité pour les enfants. Enfin, en ce qui concerne les conditions de vie, ce sont des privations qui sont retenues dans des domaines tels que l’accès à l’électricité, le logement, les sanitaires, l’eau… L’indicateur se base non seulement sur la mesure des privations, mais aussi sur l’intensité des privations (c’est-à-dire l’ampleur des privations pour les populations pauvres). Là aussi, l’indice permet d’établir une classification avec trois catégories : les pays en situation de pauvreté multidimensionnelle extrême, ceux qui connaissent une pauvreté multidimensionnelle et ceux qui sont vulnérables à cette pauvreté.

Enfin, pour tenir compte de la dimension environnementale du développement, le PNUD a construit, en 2020, un IDH « ajusté aux pressions exercées sur la planète » qui correspond à un IDH ajusté par les émissions de dioxyde de carbone et la consommation de matières premières par habitant. L’idée est de rendre compte du coût pour la planète du niveau de développement du pays.

Selon des données du PNUD, l’IDH a augmenté plus vite pour les pays à développement faible que pour ceux à développement humain très élevé entre 1990 et 2019. Si cette différence s’explique en partie par le mode de calcul de l’IDH, qui rend plus difficile la croissance de l’IDH pour des valeurs élevées, elle est aussi le signe d’une certaine forme de convergence entre pays. Ainsi, sur cette période, l’IDH des pays à développement humain très élevé a augmenté chaque année de 0,48 % en moyenne, contre 1,38 % pour les pays à développement humain faible. Pour ces derniers, la croissance du PIB a été en moyenne de 1 % chaque année entre 1990 et 2000 et de 1,03 % en moyenne annuelle sur la période 2010-2019. C’est entre 2000 et 2010 que le développement s’est le plus accéléré pour ces pays avec une croissance de 2,08 % en taux annuel moyen. Si l’on suit un découpage géographique, on peut constater que si sur l’ensemble de la période 1990-2019 l’IDH a augmenté en moyenne de 1,05 % en Afrique subsaharienne, il a crû de 1,63 % par an entre 2000 et 2010. Cette relative convergence s’observe pour les trois dimensions de l’IDH : revenus, éducation et santé sur l’ensemble de la période.

Branko Milanovic, ancien économiste en chef de la Banque mondiale a étudié l’évolution des revenus de la population mondiale (sur la base de 120 pays) en fonction des centiles de cette population classée selon son niveau de vie. Le taux de croissance moyen du revenu réel sur la période étudiée (1988-2008) est d’un peu plus de 25 %. Les personnes situées entre les percentiles 70 et 90 ont une croissance de leur revenu assez nettement inférieure à cette valeur moyenne. Or, ces personnes sont majoritairement les classes moyennes (voire défavorisées) des pays riches. Si les 5 % les plus riches au niveau mondial ont, eux, vu leur revenu croître plus vite que la moyenne mondiale (ce qui est le signe de fortes inégalités au sein des pays riches), le décrochage des classes moyennes des pays riches est aussi dû à une certaine forme de rattrapage, de convergence de la part d’un certain nombre de pays. En particulier, selon Milanovic, les catégories de personnes qui ont vu leur revenu croître le plus vite, et qui se situent au niveau de la médiane des revenus mondiaux, correspondent aux classes moyennes de pays comme la Chine, l’Inde, voire le Brésil. La « rente de citoyenneté », qui correspond au fait que les revenus et conditions de vie des individus dépendent en grande partie de l’endroit où l’on naît et vit, est toujours plus élevée pour les habitants des pays les plus riches, mais elle augmente pour ceux des pays dits émergents. Sur la période allant de 1980 à 2019, les pays à revenu élevé ont vu leur RNB par habitant croître en moyenne de 1,6 % par an, ce taux a été de 1,4 % sur la période 2010-2019. Dans le même temps, le RNB par habitant a crû de 2,5 % par an en moyenne entre 2010 et 2019 pour les pays les moins avancés et de 3,1 % sur l’ensemble de la période 1980-2019. Il y a donc bien une certaine forme de rattrapage. Cependant, on retrouve surtout une forte croissance dans un petit nombre de pays, que l’on a qualifié de pays « émergents ». Par exemple, le taux de croissance annuel moyen atteint 3,9 % entre 1980 et 2019 pour les pays d’Asie du Sud et 5 % pour la seule période de 2010 à 2019, ces taux sont respectivement de 3,5 % et 4,2 % pour l’Asie de l’Est et Pacifique.

L’amélioration globale en termes de santé peut se lire à travers l’évolution de l’espérance de vie à la naissance. Selon les indicateurs du développement de la Banque mondiale, l’espérance de vie à la naissance est passée de 65,4 ans en 1990 à 72,7 ans en 2019, soit un gain moyen d’un peu plus de 7 ans. Dans les pays à revenu élevé, l’espérance de vie à la naissance est passée de 75,4 ans en 1990 à 80,9 ans en 2019. Si l’espérance de vie dans ces pays reste largement supérieure à la moyenne, l’écart entre leur espérance de vie et la moyenne mondiale s’est réduite entre 1990 et 2019. C’est une évolution qui peut se voir aussi à travers l’augmentation relativement rapide de l’espérance de vie à la naissance des pays à faible revenu : elle a gagné plus de 13 ans entre 1990 et 2019, passant de 50,6 ans à 63,7. Par exemple, le Libéria a vu son espérance de vie à la naissance passer de 46 ans à 64 ans. Dans ce pays, 7,4 % des enfants de moins de 5 ans souffraient de malnutrition en 2000, ce taux est passé à 3,5 % en 2019.

C’est le signe d’une baisse relative de l’extrême-pauvreté. Toujours selon la Banque mondiale, le taux d’extrême-pauvreté dans le monde a chuté régulièrement entre les années 1980 et la fin des années 2010. Environ 43 % de la population vivait avec moins de 1,90 dollars par jour dans le monde en 1980 (avec des données en dollars PPA de 2011), ce taux est passé à environ 36 % en 1990, 28 % en 2000, 16 % en 2010 et environ 8 % en 2018.

Les données concernant l’éducation montrent aussi une amélioration pour les pays pauvres et émergents, qui tendent à rattraper une partie de l’écart avec les pays les plus riches. Le taux d’alphabétisation de la population adulte est ainsi passé d’environ 60 % au début des années 1980 à plus de 85 % en 2019, en moyenne dans les pays à revenu faible ou intermédiaire selon la classification de la Banque mondiale. Cela s’inscrit dans un mouvement qui a conduit à ce que le taux de scolarisation au niveau primaire se rapproche de 100 % partout dans le monde. Au-delà de cette scolarité primaire, la durée de scolarisation tend aussi à augmenter. Cette amélioration de l’éducation dans les pays les plus pauvres est le signe d’une accumulation de capital humain et d’augmentation des capabilités, qui devrait pouvoir permettre d’améliorer encore le développement dans les années à venir.

 

Même si la tendance est à la réduction globale des inégalités, celles-ci restent fortes. Ainsi, en 2020, le RNB par habitant est en moyenne de 1075 dollars pour les pays les moins avancés, alors qu’il était, en 2019, de 40 064 dollars pour la zone euro et 63 922 dollars pour l’Amérique du Nord selon les données de la Banque mondiale. Depuis les années 1990, les pays les plus pauvres ont « décroché » par rapport aux pays émergents. C’est ce que montre notamment Branko Milanovic : si les classes moyennes des pays émergents ont connu la plus forte croissance de leurs revenus, les plus pauvres, eux, ont vu leur revenu croître moins vite que le revenu mondial moyen et ils ont donc moins profité de la croissance économique que les habitants des pays émergents. En reprenant la classification de la Banque mondiale, on peut voir qu’en 1990, le RNB par habitant état en moyenne de 344,3 dollars pour les pays à faible revenu et de 870,6 dollars pour ceux à revenu intermédiaire (environ 2,5 fois plus), en 2000, le rapport était environ de 1 à 6 (267,1 contre 1206,5 dollars) et en 2019 de plus de 1 à 6 (820,9 contre 5522,5).

De la même manière, si la situation de ces pays tend à s’améliorer sur plusieurs aspects qualitatifs, l’écart qui les sépare du reste du monde reste très élevé.

Selon des données du Pnud, en 2020, 1,3 milliard de personnes souffrent de « pauvreté multidimensionnelle ». 556,3 millions vivent en Afrique subsaharienne (soit plus de la moitié de la population de cette zone) et 531,7 en Asie du Sud, 111,2 millions en Asie de l’Est et Pacifique. Ils sont 1,1 million en Europe et Asie centrale et quasiment 0 en Europe de l’Ouest et Amérique du nord. Environ la moitié de ces personnes a moins de 18 ans. Parmi les dimensions de cette pauvreté, on peut noter par exemple que, sur Terre, 788 millions de personnes vivent dans un foyer avec au moins une personne sous-alimentée, 481 millions de personnes vivent avec un enfant non scolarisé, ou encore 568 millions de personnes n’ont pas accès à une eau potable à moins de 30 minutes de marche aller-retour. Cette pauvreté multidimensionnelle montre bien comme les difficultés matérielles et financières entravent le développement futur : manquer de nourriture ou ne pas pouvoir aller à l’école, c’est avoir peu d’opportunités de croissance. Le Pnud indique aussi, pour illustrer les inégalités que si un enfant qui naît aujourd’hui en Norvège (1er pays au classement selon l’IDH) a une espérance de vie dépassant les 82 ans et une espérance de scolarité de 18 ans, un enfant qui naît, au même moment au Niger, a une espérance de vie inférieure à 60 ans et une espérance de scolarité d’environ 5 ans.

Pour résumer, donc, s’il y a bien une relative réduction des inégalités entre pays, cette réduction profite surtout aux pays dits émergents. Les pays les plus pauvres, eux, restent relativement à l’écart du processus général de développement, même s’ils ont vu lentement leur situation s’améliorer. La crise liée à la pandémie de Covid-19 a dégradé la situation des pays les plus pauvres et de leur population. Par exemple, le taux d’extrême-pauvreté dans le monde est remonté à 9 % en 2020 (contre 8 % en 2018). Si une partie de cette hausse est conjoncturelle, elle est aussi révélatrice de l’extrême vulnérabilité aux risques des pays les plus pauvres qui subissent plus durement les effets des pandémies, aléas climatiques ou conflits que les pays plus riches. Le dérèglement climatique fait craindre un recul du développement dans les années à venir.

 

La montée de l’extrême pauvreté et la vulnérabilité peut aussi traduire le caractère inégalitaire du développement. Sur la question du lien entre développement et inégalité, les travaux de Simon Kuznets sont incontournables. Sur la base de données fiscales, il a montré que les inégalités de revenus se sont fortement réduites aux États-Unis entre 1913 et 1948 : la part du décile supérieur de la population (les 10 % les plus riches) est ainsi passée de près de 50 % du revenu national à environ 30 %. Selon lui, une part de cette baisse peut avoir un facteur accidentel (par exemple, elle peut être liée à la crise de 1929 et à la seconde guerre mondiale), mais cette baisse est surtout due, selon lui, au développement économique. Dans un article publié en 1955 : « Economic growth and Income Inequality », publié dans l’American Economic Review, il établit une relation entre la croissance économique et l’évolution des inégalités. Pour lui, l’évolution des inégalités prend la forme d’une courbe en cloche (ou en U inversé) en fonction du niveau de développement. Dans une première phase du développement, celle de l’essor de l’industrialisation, les inégalités augmenteraient car une minorité de la population s’enrichirait. Dans un second temps, une part plus importante de la population profite de la croissance et du développement en rejoignant les secteurs économiques les plus porteurs. Si la base empirique de cette courbe est relativement faible comme l’a montré Thomas Piketty dans Le capital au XXIe siècle, elle a longtemps été admise comme décrivant la réalité, ce d’autant plus qu’elle semblait confirmée par le mouvement de réduction des inégalités de revenus en œuvre dans de nombreux pays riches dans l’après seconde guerre mondiale et jusqu’aux années 1970.

Thomas Piketty, toujours, a montré que la période contemporaine, depuis les années 1970-1980 était marquée par une augmentation des inégalités au niveau mondial, augmentation tirée, en particulier par la croissance importante des revenus du capital, surtout en comparaison avec la relative stagnation des revenus du travail. Ainsi, il montre qu’entre 1987 et 2017, le taux de croissance annuel moyen du revenu moyen par adulte est de 1,3 % et celui du patrimoine moyen par adulte est de 1,9 %. Dans le même temps, le patrimoine moyen des 0,01 % les plus riches du monde a augmenté chaque année de 4,7 % dans le monde. Il montre aussi, dans Capital et idéologie, qu’en 2018, les 1 % les plus riches détiennent 11 % du revenu total contre 21 % pour les 50 % les plus pauvres, alors qu’au Moyen-Orient, région du monde où le développement est très inégalitaire, les 1 % les plus riches perçoivent 30 % du revenu total, contre seulement 9 % pour la moitié la moins riche. En Chine, ces parts sont respectivement de 14 et 15 %, ce qui tend aussi à faire penser qu’il n’ y a pas de lien direct entre développement et inégalités.

Dans son « Rapport social dans le monde 2020», l’ONU pointe une augmentation des inégalités de revenus dans le monde entre 1990 et 2016. En mesurant les inégalités à partir du coefficient de Gini, le rapport montre que ce coefficient a augmenté pour 49 des 119 pays étudiés, et diminué pour 58 d’entre eux (les autres ne dégagent pas de tendance claire). Cependant, les pays où les inégalités ont augmenté sont aussi ceux où la population tend à être la plus nombreuse et sur la période 1990-2016, 71 % de la population mondiale vit dans un pays où l’indice de Gini a augmenté. La Chine est donnée en « exemple » : l’indice de Gini et passé de 23 à 37 (sur 100) dans les zones urbanisées et de 30 à 40 dans les zones rurales. L’Afrique du Sud est le pays le plus inégalitaire avec un indice de Gini estimé à 63 en 2015, les inégalités étant liées, dans ce pays à la persistance d’un fort niveau de chômage, d’importantes inégalité de salaires et un marcéh du travail fortement polarisé. Les données du rapport permettent aussi de remettre en cause l’idée d’un lien automatique entre développement économique et évolution des inégalités, tant cette évolution paraît heurtée. Par exemple, la plupart des pays d’Amérique centrale et du sud (qui ont connu sur l’ensemble de la période allant de 1990 à 2018 une baisse des inégalités) ont connu une baisse des inégalité assez nette entre 2000 et 2010, puis une remontée de ces inégalités (à partir de 2010 pour le Mexique, de 2013 pour le Brésil, de 2014 pour l’Argentine). En Chine, si les inégalités ont augmenté assez fortement dans les années 1990 et le début des années 2000, elles ont baissé depuis 2008, notamment sous l’effet de politiques économiques et sociales.

Le Rapport social du Pnud pointe 4 tendances favorisant les inégalités :

- le progrès technologique, qui creuserait les inégalités salariales et créeraient une sorte de destruction créatrice plus favorable aux travailleurs les plus qualifiés qu’aux autres,

- le changement climatique qui « rend les pays les plus pauvres encore plus pauvres » en les touchant davantage que les autres (par exemple, en réduisant les récoltes),

- l’urbanisation, qui creuse les inégalités car les zones urbaines tendent à être plus inégalitaires que les zones rurales et le développement urbain est inégal

- les migrations internationales, qui ont un effet ambivalent sur les inégalités puisque la migration est souvent une tentative pour les travailleurs des pays ou régions les plus pauvres d’aller s’enrichir dans les zones plus riches, ce qui peut augmenter leur revenu et celui de leurs proches, mais peut aussi jouer à la baisse sur les salaires quand de nombreux immigrés sont en concurrence entre eux pour les mêmes emplois.

Des facteurs plus « politiques » sont également en jeu : le consensus de Washington et son application via les « plans d’ajustement structurels »  prônés par le FMI pour les pays les plus endettés, dans les années 1980-1990 ont conduit à faire disparaître ou affaiblir les mécanismes de protection sociale ainsi que les dépenses publiques, qui peuvent permettre une certaine forme de redistribution. Beaucoup de pays ont aussi adopté pour des politiques de libéralisation du marché du travail et une réduction de la fiscalité et des politiques sociales, espérant ainsi « libérer » la croissance, qui s’est fait au détriment de l’égalité. Cette mise au second plan de l’objectif d’égalité peut aussi se lire comme un changement d’idéologie, ainsi que l’a analysé Thomas Piketty : avec la disparition du « bloc soviétique », l’idéologie de l’égalité aurait disparu des horizons politiques.

Le PNUD montre que les inégalités internes aux pays affectent fortement le développement. Ainsi, dans une publication datant de 2018, il montre que les pays à développement humain moyen perdent 31 % de leur niveau de développement humain en raison des inégalités, ce taux est de 25 % pour les pays à faible niveau de développement et de 11 % pour les pays à développement humain élevé. De la même manière, si l’IDH de l’Afrique subsaharienne a augmenté de 35 % de puis 1990, c’est aussi la région du monde qui connaît la plus forte perte de développement humain due aux inégalités (31%).

La plupart des pays du monde connaissent des inégalités de genre : les femmes ont souvent une situation moins favorable que celle des hommes, que ce soit en termes de richesse, d’emploi ou encore d’accès au pouvoir politique.

Cependant, ces inégalités tendent à être plus importantes encore pour les pays en développement.

Depuis le début des années 2000, les inégalités hommes-femmes se réduisent assez fortement en termes de scolarité et d’éducation. Ainsi, parmi les huit « Objectifs du millénaire pour le développement » adoptés par l’Onu, celui de la promotion de « l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes » a trouvé une concrétisation dans le fait d’atteindre la parité filles-garçons dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, même si la situation varie encore selon les pays et la situation des filles reste défavorable dans les zones rurales.

Les inégalités peuvent se traduire, selon le Pnud, par un IDH moins fort pour les femmes que pour les hommes : l’IDH moyen des femmes à l’échelle mondiale est inférieur de 6 % à celui des hommes. Cela tient en grande partie à des écarts de revenus et à des niveaux d’études, pour la population adulte, inférieurs pour les femmes par rapport aux hommes.

Ceci traduit aussi de moindres « capabilités » pour les femmes, qui subissent d’importantes inégalités à l’âge adulte. Toujours à l’échelle mondiale, le taux d’activité des femmes en âge de travailler est de 49 % en 2018, contre 75 % pour les hommes. Il est intéressant de noter que des écarts importants existent entre pays en développement : le taux d’activité des femmes est par exemple de 63 % dans les pays d’Afrique subsaharienne. Partout, les femmes tendent à occuper des emplois plus précaires que les hommes et sont moins bien rémunérées.

L’inégalité hommes-femmes se retrouve aussi dans le domaine politique : même si la part des femmes dans les parlements a presque doublé depuis le milieu des années 1990, elle reste largement inférieure à 50 % dans de très nombreux pays, avec, là aussi, des contrastes selon les régions du monde. Cette part est, en 2018, de 17,5 % en Asie du Sud et de 18 % dans les États arabes, elle est de 29 % en Amérique du sud et centrale, ainsi que dans les pays de l’Ocde.

Enfin, d’importantes inégalités subsistent dans le domaine privé, ainsi que dans celui de la santé. Les femmes réalisent une plus grande part des tâches domestiques et d’éducation des enfants que les hommes, ce qui limite leurs possibilités sur le marché du travail, ainsi que dans le domaine politique. Dans de nombreux pays, elles se marient très jeunes et ont également des enfants à un âge très précoce : en Asie du sud, près de 30 % des femmes ayant actuellement entre 20 et 24 ans se sont mariées avant 18 ans, alors qu’en Afrique subsaharienne, le taux de natalité chez les adolescentes est de 101 pour 1000 naissances (contre une moyenne mondiale de 44 pour 1000). Les femmes continuent aussi, dans les pays les plus pauvres, à payer un lourd tribut lié à la maternité : le taux de mortalité maternelle a baissé de 45 % entre 1990 et 2015, mais il reste élevé dans les pays les plus pauvres : il est de 557 pour 100 000 dans les pays à développement humain faible, contre 15 pour 100 000 dans les pays à développement humain élevé. Cette forte mortalité maternelle est liée à l’absence de personnel soignant qualifié lors des naissances, mais aussi à un moindre accès à la nourriture pour les femmes.

Ces inégalités entre les hommes et les femmes sont une entrave au développement.

Si les premiers modèles théoriques du développement (celui de Rostow) par exemple avaient un caractère relativement mécanique et pointaient surtout le rôle du progrès technique et de l’augmentation de la taille des marchés, l’accent a, peu à peu, été mis sur les éléments qui peuvent entraver le développement dans les pays les plus en difficulté.

En particulier, à partir des années 1990, se développe une approche « institutionnaliste » du développement, qui devient dominante à la Banque mondiale comme le montrent Elsa Lafaye de Micheaux et Pepita Ould-Ahmed dans l’introduction de l’ouvrage collectif Économie et institutions, paru en 2007. Cette « conversion » aux institutions s’inscrit dans une logique de remise en cause des politiques de libéralisation prônées par les organisations internationales (FMI, Banque mondiale) et s’appuie sur le développement de l’économie institutionnaliste d’un point de vue théorique. L’idée est que le développement serait limité par des institutions politiques, marchandes et juridiques défaillantes. Dans la lignée des travaux de Douglas North, des économistes comme Daron Açemoglu ou Dani Rodrik font de la qualité des institutions le facteur-clé du développement économique. Ainsi, selon Dani Rodrik, ce sont les « règles du jeu » de la société qui sont déterminantes pour permettre le développement. Il met l’accent, en particulier sur les droits de propriété et l’État de droit, essentiels, selon lui, pour encourager l’activité économique. Les politiques de développement sont alors axées sur ces institutions, au risque, parfois d’un « placage institutionnel », faisant des institutions des pays occidentaux la seule voie possible vers le développement. Des travaux menés sur le terrain permettent de relativiser cela et montrent la diversité des solutions institutionnelles qui peuvent être favorables au développement. On peut penser, notamment, aux travaux empiriques d’Elinor Ostrom qui montrent comment les biens communs, indispensables au développement peuvent être gérés de façons variées, ou encore à ceux d’Esther Duflo et son équipe.

Cette approche institutionnaliste du développement peut être rapprochée de celle en termes de « capabilités » telle qu’elle est développée par Amartya Sen à partir des années 1990 et approfondie par Martha Nussbaum. Les capabilités (ou « capacités ») peuvent être vues comme des possibilités de choix pour les individus. Si l’augmentation de la richesse d’un pays peut augmenter ces possibilités de choix, elle n e peut suffire à générer du développement si les individus ne peuvent agir de la manière qui leur paraît souhaitable. Martha Nussbaum illustre cela avec le cas de Vasanti, jeune femme indienne du Gujarat, conditionnée par sa pauvreté et les inégalités hommes-femmes qui règnent dans son pays.   .

 

Pour un certain nombre d’économistes, dans la lignée de Samir Amin qui, lui-même, s’inspire des écrits de Lénine sur « l’impérialisme économique », le « sous-développement » est dû à des facteurs structurels, et en particulier à l’inégalité entre les pays du Centre (ceux « du Nord ») et ceux de la Périphérie (ceux « du Sud »). Dans ce type d’analyses, les pays en développement sont sous la dépendance des pays développés et sont exploités par eux. Le rythme de leur développement dépend alors des besoins des pays riches, qui ont besoin d’eux pour obtenir des ressources indispensables à leur propre croissance (matières premières, main-d'oeuvre bon marché par exemple). Pour les auteurs s’inscrivant dans ce courant (outre Samir Amin, on peut citer Raùl Prebisch ou encore Andre Gunder Frank), le « sous-développement » est la conséquence du développement des pays les plus avancés.

Ce courant de la « dépendance », tout comm les approches dites « tiers-mondistes », telles que développées par Gunnar Myrdal par exemple, mettent l’accent sur « l’échange inégal », c’est-à-dire le fait que l’échange international est défavorable aux pays les moins développés. Les pays en développement, spécialisés notamment dans les matières premières agricoles ne peuvent tirer de l’échange les ressources pour se développer car ils doivent acheter des produits dont les prix augmentent, alors que celui de leurs exportations tend à baisser, il y a alors « dégradation des termes de l’échange ». Une voie de sortie de cercle vicieux serait alors d’emprunter la voie du « protectionnisme éducateur » tel qu’il avait été formalisé par Friedrich List à la fin du 19e siècle : mettre en place un protectionnisme temporaire pour développer des secteurs compétitifs. Notons que de nombreux économistes pouvant être rattachés au courant tiers-mondiste ou de la dépendance proposent plutôt une sortie de l’échange international et un changement de « mode de production », rompant avec le capitalisme.

Pour qu’un pays puisse connaître le développement, il faut qu’une sorte de cercle vertueux se mette en place. La définition que donne François Perroux du développement va dans ce sens, en insistant sur le fait que le développement rend la population capable d’améliorer sa situation. Un certain nombre d’économistes ont alors réfléchi au fait que des conditions de départ défavorables pouvaient expliquer les difficultés de développement. Parmi eux, on peut retenir l’approche de Ragnar Nurkse qui schématise le « cercle vicieux de la pauvreté » : les pays pauvres sont ceux où le revenu est faible. Cette faiblesse des revenus conduit à une faible épargne, qui ne permet pas l’accumulation du capital. Ceci induit de faibles gains de productivité et donc une faible croissance économique. Pour rompre ce cercle vicieux, Nurkse prône les investissements étrangers.

Par ailleurs, il fait partie des partisans de la théorie de la « croissance équilibrée », qui insiste sur l’importance d’une croissance allant au même rythme dans les différents secteurs d’activité, du fait des interdépendances entre ces secteurs. D’autres, comme Albert Hirschman plaident pour une croissance déséquilibrée, passant d’abord par l’essor de certains secteurs, puis le rattrapage d’autres secteurs.

Dès les années 1950, les économistes du développement s’interrogent sur les secteurs porteurs de développement. Arthur Lewis pose un modèle dans lequel il y aurait une forte dichotomie entre le secteur agricole et le secteur industriel (« économie duale »). Il y a, selon lui, un surplus de main-d’oeuvre dans le secteur traditionnel (ouvriers agricoles, artisans, personnel domestique) dû à la croissance démographique et à l’arrivée des femmes sur le marché du travail. Ce surplus offre au secteur « capitaliste », industriel une main-d’oeuvre prête à travailler pour un salaire faible, car l’offre de travail y apparaît comme « illimitée », car les salaires y sont tout de même plus hauts que les gains possibles dans le secteur agricole. L’essor de ce facteur travail permet le développement du secteur industriel, qui génère une forte épargne et donc une forte accumulation de capital. Au bout d’un moment, le surplus de main-d'oeuvre est épuisé et les salaires augmentent. D’une économie duale, le pays passe à une « économie intégrée », avec une forte productivité du travail et des salaires élevés. Dans le cadre de ses travaux pour les Nations-Unies, il a ainsi prôné un modèle de développement basé sur l’industrialisation, permettant d’accélérer ce processus. Pour lui, les pays en développement devaient surtout concentrer leurs efforts sur l’industrialisation et commercer pour obtenir les denrées alimentaires avec des pays ayant un avantage comparatif dans ce secteur (par exemple, les États-Unis), à rebours des modèles de développement basés sur le développement du secteur agricole comme première étape.

Ces stratégies d’industrialisation se sont développées avec des optiques assez différentes. Dans les années 1950, Gérard de Bernis défend la stratégie des « industries industrialisantes ». Cette dernière correspond à la mise en place d’une « structure industrielle cohérente », c’est-à-dire comme le développement de secteurs industriels nationaux reliés entre eux : la production de biens d’équipement et de produits de consommation intermédiaire sert à la production industrielle nationale. Dans ce cadre, le développement d’un secteur industriel est censé en emmener d’autres dans son sillage et le développement est d’abord autocentré. Une fois l’industrialisation lancée, il est possible de s’ouvrir sur l’extérieur, sous le contrôle de l’État, mais cette ouverture tend à être limitée. Cette théorie a été appliquée en Algérie, dont de Bernis a été un important conseiller économique

Dans d’autres pays, la voie de l’industrialisation a été suivie avec l’objectif de substitution aux importations. Cette stratégie, portée notamment par la Commission économique pour l’Amérique latine des Nations-Unies, la CEPAL, s’inscrit dans la lignée du courant keynésien et se veut un modèle de développement pour les pays fraîchement indépendants dans les années 1950-1960, et elle a aussi été appliquée en Amérique du sud. La stratégie vise à mener une politique protectionniste, notamment en taxant fortement les importations et à promouvoir l’industrie nationale, dans le but de remplacer les importations par une production nationale.

Ces deux stratégies ont eu pour principale limite les difficultés à créer ou promouvoir une industrie nationale rentable, faute d’une demande nationale suffisante. Cette demande dépendait fortement de l’évolution des revenus des classes dominantes. La stratégie de substitution des importations a aussi eu des effets contre-productifs puisqu’elle a limité les possibilités d’investissement des industries nationales en rendant très coûteux les achats de machines ou consommations intermédiaires à l’étranger.

Les stratégies de développement interrogent la façon dont les pays peuvent tirer profit de leurs relations avec les pays les plus avancés. Les stratégies d’industrialisation ont d’abord visé à substituer aux importations la production nationale, mais ont, finalement, peu mis l’accent sur le développement des exportations. D’autres stratégies, dites de promotion des exportations, reprennent certains éléments de ces stratégies d’industrialisation, mais en visant une « montée en gamme » des exportations, de manière à s’insérer de manière efficace dans les échanges internationaux.

Ce type de stratégie a été notamment modélisé par le japonais Kaname Akamatsu à travers l’image du « vol d’oies sauvages ». Il s’agit d’un modèle de développement en plusieurs étapes faisant passer le pays de l’exportation de produits à faible valeur ajoutée à celle de pays à très forte valeur ajoutée. Dans un premier temps, le pays importe les produits manufacturés des pays industrialisés et exporte des matières premières ou des produits agricoles, en fonction de ses avantages comparatifs (ressources naturelles, main-d'oeuvre abondante, climat…). Le développement des importations fait que le secteur artisanal du pays est mis à mal et la main-d'oeuvre artisanale rejoint le secteur exportateur. Dans un second temps, un secteur national de production de biens de consommation se développe (sous l’impulsion des pouvoirs publics) et vient concurrencer les exportations. L’industrie nationale se développe alors pour répondre à la demande nationale. Dans une troisième étape, l’industrie nationale, qui est montée en gamme parvient à exporter des produits de consommation à l’échelle internationale, et vient concurrencer les industries des pays les plus riches (développement du « Made in Japan » par exemple). Enfin, le pays parvient à exporter des biens de production et exporte moins de biens de consommation. Il est en pointe dans certains secteurs et exporte donc des produits à forte valeur ajoutée.

Cette stratégie, suivie par le Japon, puis par la Corée du sud, correspond donc à une politique volontariste de modification de l’avantage comparatif. On parle aussi de stratégies par « promotion des exportations ». Elle a été menée à bien dans un certain nombre de pays et tend à être prônée par les institutions internationales, mais est parfois difficile à appliquer, car elle suppose un État capable de la mener à bien. Le développement économique de la Chine a suivi une voie un peu semblable, mais ne passant pas par toutes les étapes du modèle du « vol d’oies sauvages ».

Le passage en revue des différentes stratégies de développement montre que de nombreuses voies ont été empruntées pour tenter de connaître le développement économique, avec des réussites contrastées. Il peut être tentant de penser qu’une « recette » ayant fonctionné dans un pays pourra être appliquée dans tous les autres et apparaître comme une solution miracle.

C’est ainsi que dans les années 1980-1990, les institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale ont, avec le « consensus de Washington », proposé un modèle de développement basé sur l’insertion dans les échanges internationaux et une réduction des interventions de l’État dans l’économie. Ce modèle a souvent échoué et mis à mal certaines institutions essentielles. Aujourd’hui, ces organisations ont une approche beaucoup plus pragmatique du développement et basent davantage leur stratégie sur la définition et le suivi d’objectifs ciblés que sur des stratégies globales.

Cela va dans le sens de la recherche scientifique en économie du développement qui se concentre moins que par le passé sur des modèles globaux que sur la recherche de solutions locales, expérimentales, basées sur l’observation de terrain.

Ces observations interrogent aussi le financement du développement, et notamment l’aide qui est apportée par les pays les plus riches, que ce soit directement, ou via des institutions telles que la Banque mondiale. Si cette aide est relativement faible, ses effets sont également discutés. Angus Deaton, par exemple montre que cette aide se base sur la théorie d’une « trappe à pauvreté », qui s’apparente au modèle du cercle vicieux de la pauvreté. Cependant, cette aide est souvent inefficace car elle tend à être « captée » et détournée par les gouvernements ou par des groupes informels, ce qui ne va pas dans le sens de la mise en place d’institutions pérennes. Pour lui, l’argent utilisé devrait davantage servir à des investissements massifs visant la lutte contre certaines maladies ou l’accueil de migrants en provenance des pays les plus pauvres.

D’autres voies de financement de développement sont imaginées. Si l’attraction des investissements étrangers peut être une ressource, Muhammad Yunus a aussi développé le « microcrédit », crédits de très courts termes et souvent de faible montant, accordés à une population désirant développer une activité économique (le plus souvent des femmes), avec des taux d’intérêts souvent élevés, mais restant moins hauts que ceux des crédits auxquels cette population pauvre peut avoir accès.

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements