De l’économie d’abondance à l’économie de rareté

Patrick ARTUS, Olivier PASTRE

Résumé

La thèse centrale du livre est que nous passons d’un monde d’abondance à un monde de rareté. Alors que depuis les années 2000 l’abondance caractérisait la situation des facteurs de production, qu’il s’agisse du travail, du capital, ou encore des matières premières, cette situation s’est inversée brutalement à la sortie de la crise du Covid, générant des tensions inflationnistes nouvelles. Pour faire face aux multiples dimensions que prend cette crise, il faut d’abord et avant tout apporter des outils permettant d’appréhender les problématiques majeures des deux décennies à venir. C’est l’objectif majeur de cet ouvrage.

Voir le corrigé du sujet de l’ESCP 2021 « Un monde sans inflation »

L'ouvrage

La rupture essentielle que connaissent aujourd’hui les économies de l’OCDE est le passage d’une économie d’abondance à une économie de rareté. Dans les années 2000 et encore plus au cours des années 2010, l’abondance caractérisait les différents marchés : le marché du travail, avec l’arrivée des populations des pays émergents ; le marché de l’épargne avec l’excès d’épargne des marchés émergents prêtée aux pays de l’OCDE, en particulier les Etats-Unis ; le marché des matières premières, et surtout l’énergie, avec le niveau élevé d’investissement en pétrole et en gaz naturel. Cette situation d’abondance s’inverse brutalement à la sortie de la crise du Covid, avec la forte progression de la demande de biens, d’énergie, de métaux, de transport, de semi-conducteurs, puis avec la guerre en Ukraine et la disparition de l’offre de gaz naturel russe, enfin avec le vieillissement démographique, tout particulièrement en Chine, qui fait chuter l’offre de biens produits par ce pays.

Le problème majeur est que l’habitude avait été prise d’une société d’abondance de la fin des années 1990 au début des années 2020 : la consommation d’énergie et des autres matières premières s’était beaucoup accrue, la rentabilité des entreprises avait beaucoup augmenté, les taux d’intérêt bas avec l’excès d’épargne avaient entraîné une forte hausse des taux d’endettement publics et privés, et aussi du prix des actifs (actions, immobiliers, entreprises).

Et il faut aujourd’hui corriger toutes ces évolutions avec le passage à l’économie de rareté : diminution de la consommation d’énergie, baisse du taux de profit et hausse des salaires réels, hausse des taux d’intérêt expliquant la contraction des prix des actifs financiers et immobiliers. Le choc est massif sur la capacité de nos économies à continuer à consommer de l’énergie, et aussi sur le partage des revenus et sur la finance.

Ce livre a pour objectif principal de poser les termes des multiples débats qu’a lancés cette crise. Pour chacune des interrogations que la complexification des économies suggère, il propose de peser le pour et le contre, afin de permettre au lecteur d’avancer dans sa propre réflexion, tout en tordant le cou aux propositions plus ou moins absurdes qui se sont multipliées ces derniers temps et qui peuvent être rangées en deux catégories : les « fausses bonnes idées » comme l’irrésistible ascension des crypto monnaies  ou la possibilité d’une réforme rapide du système de santé ou du système éducatif, et les « impasses idéologiques » comme l’augmentation du SMIC ou plus globalement la sortie de la crise par la relance de la demande.

En même temps, l’ouvrage de Artus et Pastré vise aussi à créer une « boîte à outils » permettant d’appréhender le plus objectivement possible les problèmes économiques essentiels des deux prochaines décennies, et par là-même de faire progresser la science économique.

 

Voir le programme de seconde « Comment les économistes, les sociologues et les politistes raisonnent-ils et travaillent-ils ? ».

I- La transition du modèle économique des pays de l’OCDE

Depuis la crise des subprimes (2008-2009), et jusqu’en 2020, les pays de l’OCDE ont connu une inflation structurellement faible, autour de 2% dans les années 2000, et de 1% dans les années 2010. Cela était dû à plusieurs causes : les prix bas des matières premières en général et de l’énergie en particulier, la faiblesse du pouvoir de négociation des salariés qui avait conduit à la déformation du partage des revenus en faveur des profits, le niveau élevé des délocalisations et l’ouverture des échanges avec les pays émergents.

Mais cet équilibre s’est modifié à partir de la crise du Covid en 2020. Nous passons maintenant d’un monde d’abondance à un monde de rareté. Les raisons de cet état de fait sont multiples.

Il s’agit d’abord de la déformation de la structure de la demande des services vers les biens, qui a commencé avec la crise sanitaire et qui a persisté avec les restrictions. Globalement, les consommateurs ont accru leur demande de biens (matériel informatique, mobilier…) et réduit leur demande de services (voyages, loisirs…). Ce report durable de la demande vers les biens peut être attribué au télétravail, au développement du commerce en ligne, ou encore à l’accélération de la transition énergétique. Il a en tout cas conduit à l’apparition de très nombreux goulets d’étranglement dans les secteurs des matières premières, du transport et des semi-conducteurs, et cela bien avant la guerre en Ukraine.

Il s’agit ensuite de cette guerre, qui fait disparaître l’offre de nombreuses matières premières. Or, la part de la production mondiale de la Russie et de l’Ukraine est très importante sur quelques-unes d’entre elles : 53% pour l’huile de tournesol, 44% pour le palladium, 17% pour le gaz, et 12% pour le pétrole.

Il s’agit également du fonctionnement du marché du travail. Après la crise du Covid, les comportements des salariés sur ce marché se sont profondément modifiés. Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, on observe un fort recul de la population active, certains salariés ne souhaitant plus subir les contraintes liées au travail. Dans la zone euro est apparu aussi un désajustement massif entre l’offre et la demande de travail, les salariés refusant les emplois pénibles, et la durée du travail se réduisant du fait de leurs nouvelles exigences. Dans tous les cas, de très fortes difficultés d’embauche apparaissent, qui peu à peu modifient le rapport de force sur le marché du travail en faveur des salariés. En conséquence, l’accélération de la hausse des salaires se fait sentir, et cela avant même le début de la guerre en Ukraine : au premier trimestre 2022, le salaire nominal a augmenté de 5%aux Etats-Unis, de 6% au Royaume-Uni, et de 4% dans la zone euro.

D’autres évolutions économiques accentuent encore le phénomène de rareté. On retiendra pêle-mêle le vieillissement démographique, qui augmente la proportion des retraités qui sont des acheteurs non producteurs, les relocalisations industrielles qui augmentent les coûts de production par rapport à ceux des pays émergents, l’énergie renouvelable qui est plus chère que l’énergie thermique, avec notamment le coût du stockage des énergies renouvelables, subi en raison de l’intermittence de la production.

Voir le fait d’actualité « La question de l’inflation »

Voir la note de lecture du livre de Patrick Artus « 40 ans d’austérité salariale : comment en sortir ? »

II- Les conséquences néfastes du passage à un régime d’inflation

Au départ, les raretés que l’on vient de mettre en évidence font apparaître une hausse des prix relatifs dans certains secteurs, notamment liés aux matières premières : pétrole, gaz naturel, métaux, matières premières agricoles, transport… La hausse des prix relatifs due à la rareté des biens et des services qui y correspondent n’est pas forcément un problème économique majeur : il est normal que les prix relatifs se déforment lorsqu’il y a des raretés.

La hausse des prix relatifs devient un problème quand elle se transforme en inflation généralisée, sous l’impulsion essentiellement de deux mécanismes. Le premier mécanisme est la transmission des hausses de prix d’un secteur d’activité à un autre : la hausse des prix des matières premières fait d’abord monter les prix des produits industriels, puis gagne le secteur des services avec un certain retard. Le deuxième mécanisme est l’indexation des salaires sur les prix : dans les pays de l’OCDE, le degré d’indexation est de 0,6 à 0,7, c’est-à-dire que les salaires augmentent de 0,6 point quand l’inflation augmente de 1 point. Quand la hausse des prix devient généralisée, les mesures de politique économique s’imposent. En effet, faute de telles mesures, on risque d’assister à une perte de contrôle de l’inflation, les hausses de prix et de salaires s’enchaînant alors (spirale inflationniste).

Reste à définir le choix de la politique économique pour lutter contre l’inflation. Traditionnellement, c’est la politique monétaire restrictive qui lutte contre l’inflation, avec la contraction de la demande intérieure et la hausse du chômage due à l’augmentation du taux d’intérêt. Et dans les circonstances actuelles, du fait de l’inflation structurelle que l’on vient de signaler, le durcissement de la politique monétaire devra être significatif. L’analyse rétrospective montre que les taux d’intérêt doivent être au moins au niveau de l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) pour générer un recul important de la hausse des prix. Puisque l’inflation sous-jacente à l’été 2022 était de 6% aux Etats-Unis et de 4,3% dans la zone euro, cela signifie que la hausse des taux d’intérêt, pour être efficace, devra être nettement supérieure à ce qu’attendent les marchés financiers : 4% aux Etats-Unis, et 2,5% dans la zone euro. Et dès lors que les taux d’intérêt réels augmentent fortement, il va de soi que la politique budgétaire doit devenir plus restrictive, ne serait-ce que pour maintenir la soutenabilité de la dette publique. Au total, la lutte contre l’inflation exerce un double effet négatif, par la politique monétaire restrictive, et aussi par la politique budgétaire restrictive. Cela a pour conséquence un taux de chômage supérieur au taux de chômage structurel. En d’autres termes, par rapport au point bas du chômage observé actuellement, la politique conjoncturelle restrictive devrait entraîner une hausse de au moins 1 point du taux de chômage aux Etats-Unis et de 1,5 point dans la zone euro.

Voir les notions du lexique

III- Quelles priorités des politiques économiques après les crises ?

Compte- tenu des évolutions économiques que l’on vient de décrire, et au-delà des mesures conjoncturelles évoquées précédemment, Artus et Pastré dégagent 7 grandes priorités pour des politiques plus « structurelles ».

Trois ce ces mesures visent à réduire les inégalités. Parmi celles-ci, on retiendra d’abord la question du partage de la valeur ajoutée. Depuis 2010, les salaires réels augmentent moins vite que la productivité. Autrement dit, la part des salaires dans le PIB a reculé. Par ailleurs, les politiques monétaires très expansionnistes, avec des taux d’intérêt nettement plus bas que la croissance des revenus à long terme, ont conduit à une forte hausse du prix des actifs (actions, immobilier, valeur des entreprises), d’où une forte hausse des inégalités patrimoniales. Il paraît donc légitime et nécessaire de réfléchir à la gouvernance des entreprises et au partage de la valeur. Comment obtenir que les gains de productivité soient partagés avec les salariés ? Comment faire en sorte que l’enrichissement patrimonial des entreprises leur profite aussi ? Cela passe par un partage des profits plus équilibré et par un actionnariat salariat plus développé, bref par une gouvernance plus équitable des entreprises. Le deuxième aspect des inégalités est relatif au prix de l’immobilier. L’accélération de celui-ci est dû aux politique monétaires expansionnistes. Comment stabiliser le prix des logements ? La première possibilité, la plus évidente, est d’accepter la politique monétaire restrictive. Mais on peut aussi augmenter l’offre de logements en construisant davantage. C’est alors une réflexion sur les normes thermiques de construction et sur les règles d’urbanisme qu’il faut mener. Le troisième aspect des inégalités est relatif au prix de l’énergie. Puisque celui-ci va continuer à augmenter, pour éviter la crise sociale, la seule solution est de mettre en place des transferts publics permanents forfaitaires vers les ménages modestes, transferts non liés à leur consommation d’énergie (il ne faut pas subventionner la consommation excessive d’énergie).

Deux autres mesures concernent les dépenses publiques et les objectifs des banques centrales. Concernant les dépenses publiques, les Etats devront choisir en sélectionnant les dépenses les plus nécessaires et les plus stratégiques. En France par exemple, la question se pose pour le poids des dépenses publiques de retraite (14% du PIB contre 9% dans l’ensemble des pays de l’OCDE). Peut-on envisager de repousser l’âge de la retraite pour pouvoir dépenser plus en matière d’éducation, de santé, et aussi de transition énergétique ? Concernant les objectifs des Banques centrales, aujourd’hui, celles-ci ont un objectif d’inflation à 2%. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence de cet objectif. Puisque l’inflation structurelle est désormais très supérieure à 2%, cet objectif peut maintenant être réévalué à la hausse, ce qui permettrait de maintenir des taux d’intérêt réels plus bas, et donc de faciliter le financement des nouvelles dépenses publiques.

Au niveau du facteur travail, le taux d’emploi est faible dans plusieurs pays du sud de la zone euro (France, Espagne, Italie). Pour augmenter celui-ci, il faut redresser les compétences de la population active, ce qui requiert de continuer à réformer le système éducatif, de cibler les formations professionnelles sur les populations qui en ont le plus besoin, et de poursuivre et d’amplifier la formation des salariés tout au long de la vie.

Enfin, en ce qui concerne l’appareil productif, la crise du Covid et la perspective de la transition énergétique ont fait apparaître le caractère stratégique de certaines productions : vaccins, équipements médicaux, semi-conducteurs, éoliennes, batteries électriques, hydrolyseurs et piles à combustible, matériel informatique…. Ces biens, outre leur caractère stratégique, font l’objet d’une demande en forte croissance. Il est donc indispensable de les fabriquer en France et de ne pas les importer. Le problème est que le coût de production de cet ensemble de biens est nettement plus élevé dans les pays de l’OCDE que dans les pays émergents. Si on ne veut pas détériorer à l’excès le pouvoir d’achat du consommateur, les relocalisations ne doivent donc concerner que les productions stratégiques indispensables à la souveraineté économique.

Voir le fait d’actualité « Quel taux d’emploi des seniors en France aujourd’hui ? »

Quatrième de couverture

« Le monde est en plein bouleversement.

Parmi les nombreuses ruptures que nous observons aujourd’hui, la plus fondamentale est sans aucun doute celle du passage d’une économie d’abondance à une économie de rareté : rareté du travail, des matières premières, de l’énergie.

En économie, qui dit « rareté », dit hausse des prix et pose ainsi le problème de l’inflation (et par voie de conséquence celui du pouvoir d’achat). Ce thème que l’on croyait presque oublié depuis au moins deux décennies ressurgit aujourd’hui avec force. Or une inflation mal régulée peut être source de drames individuels, mais aussi collectifs, voire de nouvelles guerres.

Après avoir examiné les « surprises » que nous ont réservé ces multiples ruptures et crises, nous entrerons dans le détail de ces raretés. Puis, nous esquisserons les pistes de réflexion qui nous semblent prioritaires et urgentes ».

Les auteurs

Patrick Artus est professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris, membre du Cercle des économistes, et conseiller économique de Natixis.

Olivier Pastré est professeur émérite à Paris-VIII, membre du Cercle des économistes, et président d’IBM Bank (Tunis).

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