Corrigé de l'ESCP 2021 : Un monde sans inflation

Quelques remarques sur le sujet :

Le sujet est présenté sous la forme d’une proposition brève. Contrairement aux formulations habituellement retenues, l’idée est cette fois de ne pas orienter les candidats en leur suggérant une direction de travail particulière avec une question à traiter. En revanche, on attend des candidats qu’ils identifient clairement le message proposé par le sujet, et donc qu’ils fassent un effort d’analyse du problème à traiter. Il ne s’agit pas d’un sujet essentiellement historique, qui viserait à faire un panorama des mouvements de prix depuis le XIXème siècle.

Par exemple, les développements sur l’hyperinflation allemande sous la République de Weimar que l’on trouve dans de nombreuses copies sont hors-sujet. Il était toutefois possible d’évoquer le monde sans inflation du XIXème siècle, puisque l’inflation apparaît surtout après la seconde guerre mondiale, sans pour autant y consacrer des développements approfondis, puisqu’il s’agit avant tout d’un sujet d’actualité. Dans les pays riches, depuis 20 ans, l’inflation est proche de zéro. Comment expliquer cela ? Le sujet est à la fois à traiter sous un angle positif (faire un nécessaire état des lieux et recenser les causes du monde sans inflation, qui au passage sont assez nombreuses, à savoir les politiques monétaires, le marché du travail, la démographie, la révolution numérique, la globalisation économique, ……), et sous un angle normatif : est-ce un monde désirable ? Une petite inflation n’est-elle pas la bienvenue pour éviter la spirale déflationniste ? A ce moment, on pourra s’inspirer du cas japonais. Après avoir traité d’une manière ou d’une autre les causes et les conséquences du monde sans inflation, il n’est pas inutile de s’interroger sur un retour possible de l’inflation, qui échapperait au contrôle des autorités monétaires. Actuellement, l’inflation est sous contrôle, mais un retour de celle-ci est toujours possible, sous l’action du financement monétaire des déficits publics, du protectionnisme et de la volonté de relocaliser certaines activités, ou encore du réveil des salariés pour mettre fin à l’austérité salariale.

Quelques erreurs étaient à éviter. La première erreur est de traiter les avantages et les inconvénients de l’inflation dans la copie. Ce n’est pas le sujet. Une deuxième erreur est de traiter le sujet uniquement dans une dimension spéculative (Un monde sans inflation est-il souhaitable ?), en ignorant les faits. La science économique est une science empirique, qui raisonne avant tout à partir de l’analyse des faits.

Quelques références sont attendues en introduction ou dans le corps du développement, puisque ces références constituent une dimension importante de la question. La définition de l’inflation est tout à fait indispensable, et cela d’autant plus qu’elle est relative. Si on se réfère à l’indice des prix, il n’y a pas d’inflation. Mais si on ajoute dans la mesure du phénomène les actifs financiers, on constate que l’inflation est encore bien présente. La définition du « monde » est aussi importante. De quel monde s’agit-il ? Il n’y a pas d’inflation dans les pays riches. Mais celle-ci n’a pas disparu de nombreux pays émergents. Cet aspect géographique de la question pouvait être intégré au plan proposé. Enfin, il est difficile de traiter la question sans faire référence à la courbe de Phillips qui aurait disparu sur la période récente (aplatissement de la courbe, et bien sûr causes de ce phénomène à développer).

Introduction

L’inflation est la « perte de pouvoir d’achat de la monnaie, matérialisée par une hausse générale et durable des prix ». Elle est évaluée au moyen de l’Indice des prix à la consommation (IPC), mesure effectuée en France par l’Insee. Dans le cadre européen, on utilise l’Indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH), qui consiste à retraiter les postes des indices nationaux afin de rendre ceux-ci comparables entre pays membres de la zone euro.

Cette inflation est donc appréhendée par la hausse des prix à la consommation, en excluant de fait l’augmentation de prix qui affecte les valeurs patrimoniales (actifs financiers, immobiliers, etc.), exclusion qui peut donner une image déformée de l’augmentation des prix telle qu’elle est vécue par les agents économiques. Si la mesure de l’inflation est toujours discutable, il n’en reste pas moins que l’on assiste depuis le milieu des années 1980 à une tendance à la disparition de l’inflation dans les pays développés (qui au passage ne sont pas la totalité du « monde », puisque l’inflation est encore bien présente dans un certain nombre de pays émergents ; voir plus bas). Alors que les rythmes d’inflation fluctuaient au cours des Trente glorieuses, avec un niveau annuel moyen élevé sur la période (+10, 1% par an en moyenne de l’après-guerre au milieu des années 1980 si on prend le cas français), la période engagée depuis ce milieu des années 1980 se caractérise par de faibles fluctuations des prix d’une année sur l’autre (+2,1% en moyenne annuelle entre 1986 et 2002 ; +1,4% depuis le passage à l’euro fiduciaire en 2002). Toujours en France, l’année 2020 s’est terminée avec une inflation de 0% au mois de décembre, et sur l’année complète, elle a été de 0,5%, dans le contexte il est vrai un peu particulier de la pandémie de Covid-19).

Il faudra expliquer dans un premier temps pourquoi l’inflation est orientée durablement à la baisse depuis maintenant plus de 40 ans. Si les politiques monétaires restrictives ont indiscutablement joué un rôle dans ce phénomène, celui-ci s’explique avant tout par des causes qui s’inscrivent dans la sphère réelle. On verra ensuite les conséquences d’une inflation modérée sur les politiques monétaires bien sûr qui sont devenues de plus en plus accommodantes, mais aussi sur l’épargne, la consommation, et le niveau d’endettement. Enfin, dans un troisième temps, on portera l’attention sur un retour possible de l’inflation structurelle dans les pays développés, qui pourrait avoir des conséquences redoutables sur l’économie mondiale.

I- Pourquoi l’inflation a disparu des pays développés depuis 1980

A- Le rôle des politiques monétaires centrées sur le ciblage de l’inflation

Il y a 40 ans, le président de la FED, Paul Volcker, nommé par Jimmy Carter en 1979, confronté à une crise inflationniste d’ampleur, décide d’y mettre fin en augmentant fortement les taux d’intérêt fédéraux américains, qui atteignent 20% dans les premiers jours de 1981. Les conséquences sont alors très lourdes pour l’économie, puisque le taux de chômage atteint très vite plus de 10% de la population active. Mais dès 1983, l’inflation repasse au-dessous de 3%, et la politique de Volcker sera très vite imitée dans les autres pays occidentaux, permettant de régler la question de l’inflation au prix il est vrai d’un coût social élevé. Depuis cette époque, alors que la période des Trente glorieuses se caractérisait par la volonté des Banques centrales de soutenir l’économie pour atteindre le plein-emploi, la lutte contre l’inflation est devenue la pierre angulaire de la politique monétaire. En France, cette politique s’incarne dès le début des années 1980 par la politique du « franc fort » ; elle se poursuivra en Europe au moment de la création de la BCE qui se donne comme objectif « une inflation inférieure, mais proche de 2% ».

La politique de Paul Volcker, et celles qui suivront, sont inspirées par le monétarisme de Milton Friedman, fondateur de « l’école de Chicago », qui critique l’interventionnisme des politiques keynésiennes. Pour Friedman, qui réactive ainsi la Théorie quantitative de la monnaie (TQM), « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire ». C’est l’augmentation de la masse monétaire qui est la cause unique de l’augmentation des prix. La courbe de Phillips, qui décrivait une relation inverse entre le niveau de chômage et le taux de croissance des salaires nominaux, et qui avait été formalisée ensuite par Lipsey, Samuelson et Solow comme une relation inverse entre le taux d’inflation et le taux de chômage, est due à une tromperie des salariés. Selon Friedman, cette relation inverse exprime une illusion monétaire, et n’est pas le fruit d’une relance de l’activité : l’augmentation des salaires nominaux doublée de l’inflation permet la baisse des salaires réels, et c’est cette baisse des salaires réels qui stimule l’embauche. L’illusion monétaire n’est vraie qu’à court terme. A long terme, la courbe de Phillips est une verticale, qui montre qu’il existe un niveau de chômage indépassable, qui peut être qualifié de chômage structurel ou de chômage naturel (NAIRU).

B- Et surtout des facteurs qui dépriment la demande

Mais la désinflation s’explique avant tout par des facteurs structurels. Parmi ces facteurs structurels, quelques-uns méritent d’être mis en relief, à savoir la révolution numérique, le fonctionnement du marché du travail, la globalisation des échanges accompagnée d’une internationalisation des chaînes de valeur, et la hausse de l’épargne mondiale.

Pour certains auteurs, les développements technologiques sont un facteur de la baisse des prix, parce-que d’une manière générale l’innovation stimule les gains de productivité, qui poussent à leur tour les prix à la baisse. Si effectivement cette relation est difficilement contestable, il n’en reste pas moins que la relation entre la révolution numérique et les gains de productivité demeure assez complexe. Il est vrai que les Etats-Unis ont connu une accélération des gains de productivité au cours des années 1990, mais la croissance de la productivité a ralenti simultanément dans plusieurs pays européens. Plus récemment, et pour s’en tenir au cas français, on observe que l’augmentation de la productivité n’a été que de 0,9% par an dans les années 2010, alors qu’elle était de 1,2% dans les années 2000, et de 2,6% dans les années 1980.

La mondialisation joue certainement un rôle plus probant dans le mouvement de désinflation mondiale. Depuis les années 1980, les échanges internationaux ont été stimulés par la chute des barrières à l’échange, notamment des coûts de transport et des droits de douane. L’intégration croissante des pays émergents d’Asie au commerce mondial a été une force déflationniste importante. En effet, ces pays, caractérisés par de faibles coûts de production, ont alimenté les marchés internationaux en produits manufacturés, puis en services, à bas prix, contribuant ainsi à réduire l’inflation importée au sein de chaque économie. Par ailleurs, indépendamment de cela, l’ouverture internationale a un certain effet sur les prix, puisqu’une plus grande ouverture intensifie la concurrence, ce qui pousse les entreprises les moins performantes à sortir du marché, et pousse également les entreprises restantes à être plus efficaces ; la productivité s’accroît en conséquence, et quand la productivité s’accroît, les prix baissent. Enfin, l’internationalisation des chaînes de valeur (série d’étapes de la production d’un produit ou d’un service destiné à la vente aux consommateurs) fragmente le processus productif entre plusieurs pays, et transforme le commerce mondial en augmentant la productivité des firmes multinationales. Cette fragmentation de la production mondiale élève le bien-être général, car la spécialisation permet de disposer d’une plus grande quantité de produit final à prix plus bas. Le processus renforce encore ainsi la dynamique globale de désinflation.

Un autre facteur de désinflation est le taux d’épargne. Au niveau mondial, le taux d’épargne privée (taux d’épargne de la nation moins déficit public) atteint selon le FMI 36% du PIB mondial, ce qui conduit à maintenir des taux d’intérêt et des taux d’inflation bas. Si cet excès d’épargne en 2020 dans les pays riches obéit à un élément conjoncturel lié à la crise du Covid-19 (renonciation forcée à la consommation, épargne de précaution dans un contexte anxiogène), il est davantage pérenne dans les pays émergents, correspondant à l’augmentation des revenus des classes moyennes qui, en l’absence d’un système de protection sociale organisé, mettent davantage d’argent de côté.

Mais selon Patrick Artus (« 40 ans d’austérité salariale : Comment en sortir ? »), c’est le choix de l’austérité salariale qui a débuté dans les pays de l’OCDE à la fin des années 1970 qui est le facteur majeur de la désinflation. Depuis cette époque, dans de nombreux pays développés, et notamment à cause de la détérioration du pouvoir de négociation des salariés (crise du syndicalisme, position de monopsone de grandes entreprises sur le marché du travail, précarisation de l’emploi), les salaires réels ont augmenté moins vite que la productivité, conduisant à une baisse des salaires dans le partage de la valeur ajoutée. Par exemple, sur la période de 1990 à 2019, les salaires réels ont augmenté de 23% tandis que les gains de productivité progressaient de 49%.

II- Les conséquences du monde sans inflation

A- Des conséquences positives pour l’économie

La désinflation améliore la compétitivité d’un pays (d’où par exemple les politiques de « désinflation compétitive » menées par la France dans les années 1980). En effet, le ralentissement de la hausse des prix des produits nationaux par rapport à l’étranger améliore leur compétitivité-prix, ce qui dope les exportations, en même temps qu’il permet d’éviter des substitutions de produits étrangers aux produits nationaux, ce qui ralentit les importations. La balance commerciale s’en trouve ainsi améliorée.

D’une manière générale, la stabilité des prix apporte de nombreux bienfaits à l’économie. Elle permet de diminuer les primes de risque liées à l’inflation contenues dans le taux d’intérêt et rend superflues les opérations de couverture. Elle favorise l’élévation du niveau de vie en renforçant la transparence du mécanisme de formation du prix sur un marché. Les consommateurs et les entreprises sont ainsi mieux à même d’identifier les sources de variation du prix de certains biens (bref de mieux comprendre les « prix relatifs »). Elle permet également d’éviter une redistribution des revenus que l’on pourrait qualifier d’arbitraire dans certains cas : l’inflation érode certaines créances (dépôts bancaires, obligations d’Etat…), et aussi les salaires nominaux. En revanche, elle avantage les acheteurs de logements. Tous ces effets non anticipés peuvent provoquer des troubles sociaux et politiques importants.

Et surtout sur la période récente l’inflation faible a permis aux banques centrales de mener des politiques monétaires expansionnistes sans craindre de nuire à l’objectif de stabilité des prix, avec des taux d’intérêt extrêmement bas. Ces taux d’intérêt ont amélioré la solvabilité budgétaire des Etats et ainsi amené les gouvernements à mener des politiques elles aussi expansionnistes en creusant les déficits publics, puisque dans ces conditions de taux les paiements d’intérêt sur la dette publique restent faibles.

B- Et également quelques facteurs préoccupants

L’inflation faible peut aussi représenter une menace pour l’économie. Elle engendre, quand elle bascule dans la déflation, des anticipations négatives qui dépriment la demande, et donc la croissance économique. Lorsque les prix baissent, les consommateurs anticipent encore de nouvelles baisses de prix. Ils attendent pour consommer, et cette consommation différée fait baisser les commandes aux entreprises, qui de ce fait réduisent leur production, baissent les salaires ou licencient. Cette déflation est également un problème pour les finances publiques. Les recettes fiscales et sociales rentrent moins, ce qui est évident par exemple pour la TVA qui est fixé en pourcentage du prix des biens et des services, mais tout aussi réel pour les cotisations sociales ou l’impôt sur le revenu qui sont assis sur les rémunérations. C’est alors le cercle vicieux de la spirale déflationniste, dont il serait particulièrement difficile de sortir aujourd’hui, puisque les taux d’intérêt étant déjà très bas, les banques centrales n’ont plus de marge de manœuvre pour soutenir les économies. Lorsque le taux d’intérêt est trop bas, la politique monétaire devient inutile pour relancer l’économie : c’est la situation dite de « trappe à liquidité ». Et dans une situation où les prix s’effondrent, le poids des dettes privées et publiques devient rapidement insupportable. C’est alors la « déflation par la dette » bien décrite par l’économiste Irving Fisher dans les années 1930.

L’exemple actuel japonais est à cet égard particulièrement instructif. Déjà fragilisée au dernier trimestre 2019, l’économie japonaise est officiellement entrée en récession en 2020. Fondamentalement, cette économie se heurte à des contraintes de capacité, en grande partie liées à la structure duale du marché du travail qui pèse sur les salaires et sur la productivité, alors que par ailleurs le pays pratique un policy-mix très actif. L’austérité salariale au Japon a conduit à un régime d’inflation faible, qui a permis à la banque centrale de mener une politique très expansionniste, et qui a incité le gouvernement à creuser le déficit public. Comme le dit Patrick Artus (op.cit), « l’austérité salariale permet (avec l’inflation basse) de sortir de l’austérité monétaire, ce qui à son tour permet (avec les taux d’intérêt bas) de sortir de l’austérité budgétaire ».Malgré un endettement public atteignant 235% du PIB pour soutenir la demande, le Japon ne sort pas de la récession, et on peut craindre pour bon nombre des pays de l’OCDE un scénario à la japonaise, avec un équilibre fragile caractérisé par des salaires faibles, des taux d’intérêt faibles aussi, et des politiques budgétaires expansionnistes.

III- Vers un retour de l’inflation ?

A- une inflation qui de toute façon n’a jamais vraiment disparu

Comme on l’a suggéré dans l’introduction, l’inflation n’a pas disparu du « monde », puisqu’elle est présente dans de nombreux pays émergents. Plus exactement, au sein de ces pays émergents, on distingue des pays en déflation comme la Chine dès la fin de l’année 2020, en désinflation comme l’Inde, et ceux où les tensions inflationnistes sont élevées (Turquie, Russie, Brésil…). Globalement, pour les pays les moins développés de la planète, la structure des prix est très affectée par l’état de l’offre et de la demande sur le marché de l’énergie, des produits alimentaires, et des matières premières en général. La hausse actuelle des prix du pétrole crée des pressions sur les indices de prix de bon nombre de pays importateurs (comme la Turquie), et l’augmentation du prix des céréales (8 mois d’augmentations mensuelles en 2020, un record qui n’a jamais été atteint depuis 2014) joue un rôle important sur les indices de prix de nombreux pays émergents. Dans ces pays, l’inflation exprime également l’état des structures productives et du marché du travail. Lorsque les coûts de production augmentent, les prix augmentent très vite dans des pays encore marqués par le sous-investissement. Des ruptures de production apparaissent alors, nécessitant par exemple comme en Russie la mise en place d’un contrôle des prix et des approvisionnements en sucre et en huiles végétales. Cela dit, si les tensions inflationnistes sont encore bien présentes dans les économies émergentes, on peut remarquer que le ciblage d’inflation devient une stratégie de plus en plus prônée par un nombre croissant de banques centrales dans le monde. En 2015, parmi les pays qui ciblent l’inflation, de nombreuses nations émergentes sont présentes (Brésil, Chili, Colombie, Hongrie, Roumanie, Serbie, Ghana…).

Quant aux pays développés, le diagnostic d’une absence d’inflation repose sur un indicateur, l’IPC, qui comme tout indicateur, présente des limites. L’IPC ne reflète pas forcément la réalité, et on constate depuis quelques années un décalage important entre cet indice de prix et les Opinions personnelles sur l’inflation (OPI), ou inflation perçue. Depuis 2004, l’OPI fluctue en moyenne 6 points au-dessus de l’inflation mesurée par l’IPC. Cela s’est expliqué d’abord par le passage à l’euro qui a privé les consommateurs de leurs repères habituels. Mais si le phénomène dure encore de nos jours, c’est parce-que les consommateurs donnent un poids plus important aux biens à forte fréquence d’achat, et parce qu’ils surpondèrent par ailleurs le prix des biens qui augmentent. Et si on s’en tient maintenant au monde réel, il semble bien que l’inflation subsiste aujourd’hui, tout en s’étant déplacée vers certains actifs. Elle est clairement présente dans les prix de certains actifs financiers et non financiers. C’est ainsi (et c’est une conséquence des bas taux d’intérêt) que les prix de l’immobilier sont désormais inaccessibles à de nombreux ménages dans les grandes métropoles. Il en est de même du prix des obligations, particulièrement celles à haut rendement, qui s’est envolé aux Etats-Unis, et de certains actifs financiers illiquides qui ont bénéficié de cette frénésie, comme le capital-investissement (Private Equity).  

B- Une inflation d’origine structurelle

Depuis maintenant plusieurs semaines, les marchés s’inquiètent d’un retour de l’inflation, qui obéirait non seulement à des causes conjoncturelles (comme une augmentation du prix des matières premières, ou une augmentation de la demande liée à des politiques de relance de l’activité comme les trois plans de relance de Joe Biden aux Etats-Unis qui vont engager près de 30% du PIB américain, et qui sont encouragés par une politique toujours accommodante de la Banque centrale),  mais aussi et surtout par des facteurs plus structurels.

Parmi ces facteurs structurels, on trouve la pénurie de main-d’œuvre qui peut mettre fin à l’« austérité salariale » et à l’ «aplatissement de la courbe de Phillips » en relançant la boucle salaire-prix. Aux Etats-Unis, certains secteurs sont déjà confrontés à cette pénurie de main-d’œuvre, et comme le dit Emmanuel Combe, rappelant une étude publiée en février 2021 par le National Bureau of Economics Research, « A chaque fois qu’un Etat américain augmente le salaire minimum, Mc Do ne se contente pas d’ajuster (..). Il reste au-dessus pour attirer la main-d’œuvre, et reporte cela ensuite sur le prix du Big Mac ». Un deuxième facteur d’inflation est le protectionnisme et la relocalisation d’activités dans les pays riches, phénomène que l’on nomme parfois « raccourcissement des chaînes de valeur », et qui ne peut que rendre les produits et les services plus chers en réduisant le « surplus du consommateur ».  Un troisième facteur est la transition énergétique.

Pour réduire massivement les émissions de C02 en Europe, la transformation du système énergétique va nécessiter de lourds investissements, afin de générer des gains d’efficacité énergétique et de réduction de consommation. La Commission européenne estime que les coûts cumulés d’investissement dans les réseaux pourraient à eux seuls représenter 1500 à 2000 milliards d’euros entre 2011 et 2050. Sous l’effet de ces investissements, les prix de l’énergie sont orientés à la hausse dans les modélisations de la Commission à l’horizon 2030. Dans tous les scénarios, les dépenses consacrées à l’énergie et aux produits liés (transports) vont augmenter dans le budget des ménages. La soutenabilité du processus énergétique dépend d’ailleurs en grande partie de la capacité des ménages et des entreprises à absorber cette hausse des prix de l’énergie.

Un dernier facteur d’inflation est le vieillissement dans les pays développés.  Les relations entre le vieillissement et la consommation sont complexes. Au Japon, qui a connu la phase d’évolution démographique qui attend la majorité des économies développées dans les 50 prochaines années, le vieillissement s’est accompagné de la déflation. Mais un certain nombre d’auteurs ont cru pouvoir observer que les besoins et contributions économiques des personnes varient au fur et à mesure du déroulement de leur existence, et que de manière générale le ratio Consommation/Production est élevé chez les jeunes et chez les personnes âgées, et moins chez les adultes en âge de travailler. Si les personnes âgées consomment beaucoup, le vieillissement des pays de l’OCDE va engendrer un surcroît de demande, donc de l’inflation. Ajoutons à cela que dans le cadre des systèmes de protection sociale existants en Europe, le vieillissement signifie actuellement une augmentation des dépenses de santé et de retraite, et en conséquence une hausse des dépenses publiques source d’inflation.

Conclusion

Le monde sans inflation est aujourd’hui une réalité bien présente. Ce monde sans inflation n’est peut-être pas durable. Dès maintenant, au début de l’année 2021, l’indice des prix a fait un bond spectaculaire aux Etats-Unis (2,6% au mois de mars, 4,2% en avril). Comme on l’a vu, ce retour de l’inflation dans le monde est très possible, à la fois sous l’effet de facteurs conjoncturels (politiques monétaires accommodantes, plans de relance budgétaires, hausse du prix des matières premières) et de facteurs structurels importants : vieillissement démographique, raccourcissement des chaînes de valeur lié à la volonté de relocaliser certaines activités, augmentation du coût salarial du fait de la pénurie de main-d’œuvre, de la dégradation de la productivité et d’une hausse des salaires s’expliquant en partie par les anticipations inflationnistes.

Le retour de l’inflation serait un phénomène plus que préoccupant, et cela d’autant plus que la politique monétaire semble maintenant avoir une action limitée sur le mouvement des prix. En effet, si l’inflation présente l’avantage d’opérer un transfert entre prêteurs et emprunteurs (l’ « euthanasie des rentiers »), de réduire en conséquence les inégalités patrimoniales, et globalement de stimuler l’économie (on se rappelle l’arbitrage de Phillips), il ne faut pas oublier que son retour marquerait le point de départ d’une nouvelle hausse des taux d’intérêt qui serait particulièrement violente pour l’économie, puisque toute la finance moderne s’est construite en fonction de taux d’intérêt réels bas. Et le niveau des dettes publiques et privées actuel est tel que le financement des projets destinés à relancer la croissance économique (que l’on pense par exemple aux investissements pour financer la transition énergétique) serait nécessairement compromis.

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