Les grands courants de la pensée sociologique depuis le XIXème siècle -Dissertation, sujets de colles et QCM

Sommaire

Introduction

Emile Durkheim et  Max Weber ont en commun d’avoir posé les bases scientifiques de la sociologie. Ce travail qu’ils conduisent simultanément a aussi créé deux traditions qui se sont régulièrement opposées au 20ème siècle : le holisme et l’individualisme. Une analyse des œuvres de chacun met inévitablement en évidence ce qui les oppose : leur définitions de la sociologie, leur méthode d’analyse, et finalement une vision personnelle du changement social.

Ces clivages résistent – ils cependant à une comparaison  plus approfondie ?

 

I Deux traditions sociologiques qui s’opposent. 

A Quelle définition de la sociologie ?

Dans  les Règles de la méthode sociologique ( RMS) qu’il publie en 1895, Emilie Durkheim définit la sociologie comme l’étude des faits sociaux. Faits sociaux qui consistent, selon lui, en une manière d’agir de penser et de sentir, extérieure à l’individu, et qui sont dotés d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui. Il s’agit de saisir, ce qui dans le comportement de tout individu est déterminé par la société dans laquelle il évolue, et qui s’impose donc à lui sans qu’il en soit conscient. Très différente est la définition de la sociologie proposée par Max Weber, « la sociologie est une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale (…)  et de là expliquer causalement son déroulement et ses effets. Une activité est sociale dès lors que le sens visé par les acteurs se rapporte au comportement d’autrui». Ici, le fait social est donc remplacé par l’activité sociale, la différence étant alors qu’il ne peut y avoir d’activité sociale extérieure à l’individu . La réalité sociale ne peut être appréhendée comme un objet ou comme un corps.

 

B Deux méthodes opposées.

La différence de définition va donc se retrouver dans les différences de  méthode ? «  Il faut traiter les faits sociaux comme des choses » énoncera Emile Durkheim pour inciter le sociologue à se méfier «  des prénotions », c’est à dire des jugements à priori liés à sa propre expérience de la réalité sociale. Pour y parvenir, la méthode doit être statistique. Il faut rechercher dans les chiffres les régularités qui permettent d’identifier les faits sociaux en établissant des corrélations et des comparaisons. Le fait social s’étudie alors en distinguant  « le normal et  le pathologique ». Enfin  « la cause des faits sociaux doit être recherchée dans les autres faits sociaux » ce qui signifie qu‘il faut différencier cause et fonction, par exemple, cela n’est pas parce que la division du travail crée la solidarité que la solidarité est la cause de l’approfondissement de la division du travail. Pour Max Weber, la méthode doit en revanche tenir compte de la spécificité des conjonctures historiques. Comprendre par interprétation l’activité sociale cela revient alors, dans un contexte historique donné, à reconstituer les motivations des individus, à expliquer comment ils justifient pour eux – mêmes  les comportements qu’ils adoptent. Le sociologue doit se mettre en situation d’empathie avec ceux qu’il observe. Pour y parvenir, il définit le concept de l’idéal - type, c’est à dire d’une reconstitution stylisée de la réalité historique dont on a isolé les traits les plus caractéristiques.

 

C Deux visions de la société.

Ces différences de méthodes s’incarnent dans les thèses que les deux auteurs vont défendre. E. Durkheim est un sociologue holiste qui cherche à comprendre et décrire le lien entre la société et les individus qui la composent. En 1897, en publiant Le suicide, Durkheim va proposer une utilisation exemplaire de sa méthode. Le suicide est un acte à priori très personnel qui est ici révélé dans sa dimension sociale. En effet, la méthode statistique met en évidence des corrélations insoupçonnées : le taux de suicide croît avec l’âge, il est supérieur chez les hommes  et chez les protestants , à Paris qu’en province , en début qu’en fin de semaine, il s’accroît avec la durée du jour. L’enseignement sera que le taux de suicide varie inversement à l’intégration de l’individu à la société. On peut considérer que L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905)  joue le même rôle chez Max Weber. Il s’agit de reconstituer logiquement la manière de penser des premiers capitalistes dans un contexte historique qu’on cherche à prendre en compte sous une forme stylisée. La thèse est la suivante : les valeurs portées par la réforme protestante conduisent l’individu à rationaliser son existence, et à partir de là , à développer une activité économique qui contient l’esprit du capitalisme, entendu comme la volonté de réaliser un profit par un usage méthodique des ressources dont on dispose. En effet , dés lors que le travail est la voie des protestants pour magnifier l’œuvre de Dieu, en condamnant simultanément toutes formes de luxe et d’oisiveté, l’épargne et l’investissement deviennent la règle. L’évolution de la société, ses transformations, sont alors la conséquence des comportements adoptés par les individus.

 

II Mais un seul et même projet !

 

A  Faire de la sociologie une science

L’intention des deux auteurs est la même. Emile Durkheim et Max Weber sont contemporains, les changements subis par les sociétés allemandes et  françaises sont identiques, et il s’agit de se donner les moyens de les analyser scientifiquement. Durkheim en tant que socialiste et républicain, cherche alors une morale laïque : «  nous ne voulons pas tirer la morale de la science mais faire la science de la morale ». Il veut imposer la sociologie comme une discipline à part entière, ce qui suppose de chasser les explications  psychologiques et philosophiques. Le social doit donc être expliqué par le social. On retrouve la même volonté chez Max Weber pour qui le projet de l’école historique allemande est un échec. La réalité continue à être déduite des concepts alors qu’elle cherche  justement à supprimer le lien entre théories et réalité en droit, en économie ou en histoire. Il est important, selon l’auteur d’Economie et société  d’admettre que  l’ histoire n’a pas une fin en soi dont on pourrait établir l’issue à priori, c’est à dire accepter la singularité de chaque contexte historique crée par l’action des individus. La volonté commune de Durkheim et Weber les conduit à élaborer une méthode scientifique d’analyse des sociétés avec une égale méfiance, vis à vis des prénotions chez le premier, et des jugements de valeurs chez le second.

B Caractériser le changement des sociétés modernes.

Chez l’un et l’autre, on va aussi chercher à  caractériser les sociétés modernes.  Ainsi, lorsqu’il publie en 1893, De la division du travail social (DTS) dont la thèse est la suivante :  «  si la division du travail produit la solidarité (…) c’est parce qu’elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d’une manière durable », Emile Durkheim en vient à distinguer deux types de solidarité : d’une part, la solidarité mécanique dans les sociétés à faible division du travail dans lesquelles les comportements sociaux sont fondés sur la ressemblance, et la conscience individuelle ne se distingue pas de la conscience collective ; d’autre part , la solidarité organique dans les sociétés à forte division du travail, ce qui  signifie que les individus deviennent plus autonomes, occupent alors des rôles  complémentaires et non identiques. Finalement, et bien qu’il s’en défende, le changement de forme de solidarité ressemble à une description de  l’évolution des sociétés, assez semblable à la thèse de Max Weber, lorsque celui – ci pense que les relations sociales supposent un consensus entre les membres d’une société. Ce consensus repose, soit sur la communalisation c’est à dire un sentiment subjectif d’appartenance  à une communauté, soit  sur la sociation si les relations sociales sont fondées sur des intérêts motivés rationnellement. Ensuite, on peut ajouter que Max Weber dégage aussi une tendance d ‘évolution des sociétés occidentales, c’est la rationalisation. Parmi les types idéaux d’actions humaines, l’action rationnelle en finalité tend à prendre le dessus sur les actions affectives et traditionnelles, tandis que le pouvoir prend de plus en plus une forme légale rationnelle au détriment des formes traditionnelles ou charismatiques. La bureaucratie apparaît alors comme « type le plus pur de domination légale ». Le fonctionnaire peut appliquer la règle de manière abstraite, c’est à dire finalement de façon identique pour tous les individus, car il n ’obéit qu’aux « devoirs objectifs de sa fonction » . Il est nommé « selon une qualification professionnelle révélée par l’examen, attestée par le diplôme », c’est l’ancienneté qui règle la carrière et la salaire. L’arbitraire et le clientélisme reculent.

 

C Une distinction holisme – individualisme qui ne se retrouve pas toujours dans leurs analyses.

Emile Durkheim peut être pris en défaut lorsqu’il tente d’expliquer les différences de suicide en fonction des populations concernées. Par exemple, on retrouve plusieurs fois sous sa plume, l’idée que les hommes sont psychologiquement plus fragiles que les femmes, ce qui les rend plus faibles en cas de divorce, et davantage susceptibles de se suicider. On surprend alors l’auteur à s’essayer à reconstituer la pensée de ceux qu’il étudie. C’est aussi le cas quand il lui faut expliquer que les suicides sont plus nombreux lorsque la croissance économique est soutenue. En effet, considérer que pendant les périodes de croissance, les espoirs et ambitions individuelles ont plus de chance d’être déçus parce que l’opinion commune tend à considérer que tout devient possible, c’est expliquer la fréquence du suicide par un phénomène de frustration relative dont les connotations psychologiques sont évidentes. Il est d’ailleurs tout aussi difficile de soutenir que chez Max Weber, les acteurs ne sont jamais contraints par des effets de structure. Certes, la prudence est chez lui importante dans sa volonté de construire une sociologie «  probabiliste » qui se méfie par nature de la prétention globalisante des lois, mais lorsqu’il réduit la réalité à des idéaux - type, c’est bien pour construire une abstraction qui dépasse les cas particuliers. Il s’agit bien alors de mettre en place des invariants structurels. La liberté des individus est donc très encadrée.

 

Conclusion

 

La rigueur scientifique est donc le point commun entre les deux auteurs qui n’ont pas toujours pu appliquer jusqu’au bout leur propre méthode, offrant une illustration supplémentaire des contradictions typiques du 19ème siècle. Par exemple, ils se réjouiront ensemble des bienfaits de l’individualisme lorsqu’il correspond à un surplus d’indépendance de l’individu vis à vis des institutions, mais ils déploreront aussi l’avènement d’une société plus égoïste, bref d’un monde désenchanté.  

 

Introduction

 

Si le terme sociologie a été inventé par Auguste Comte en 1839, la sociologie en tant que discipline à part entière née avec les travaux d’Emile Durkheim et de Max Weber. Elle se définit  comme la «  la science des phénomènes sociaux, des mécanismes qui président à leur déroulement  ou encore des comportements des individus en tant qu'acteurs sociaux» (Dictionnaire d'économie et   de sciences sociales, Nathan  1997).En tant que science, elle doit lutter contre le sens commun pour établir des vérités scientifiques sur les phénomènes sociaux. Pour y parvenir, le recueil des données est donc un moment essentiel du travail du sociologue. Il dispose à cette fin, principalement de trois outils :  le questionnaire (technique quantitative), l’entretien et l’observation (technique qualitative). Le choix de ces instruments est il neutre ? Ou faut il se ranger à l’avis de Pierre Bourdieu lorsqu’il écrit  qu’ « aucune technique n’est neutre car chacune reflète des questions qui ne le sont pas ». (Le métier de sociologue, Pierre Bourdieu, Jean Claude Chambodéron et Jean Claude Passeron, 1968).Dés lors, les outils du sociologue sont – ils suffisants pour rendre objectives ses analyses ? Après avoir rappelé en première partie quels sont les outils à la disposition des sociologues, nous verrons quelles sont les précautions nécessaires qu’ils doivent prendre pour tenir un discours scientifique .

 

I Quels sont les différents outils du sociologue ?

 

A Le recueil de données quantitatives.

Le questionnaire permet de recueillir des informations standardisées puisque  le protocole suivi est identique pour chaque personne interrogée, en ce sens qu’elles répondent dans des conditions analogues aux mêmes questions. Dés lors, les données recueillies sont parfaitement comparables. Elles peuvent ainsi faire l’objet d’un traitement statistique qui fait apparaître des régularités, des différences de pratiques et d’opinions. À grande échelle, le calcul de la moyenne permet de déterminer ce qui « normal » dans une société donnée. Émile Durkheim (Le crime, phénomène normal,1894) écrit ainsi que  « le crime est normal, parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible ». En même temps, la mesure des écarts à la moyenne révèle ce qui ne l’est plus, et Durkheim de poursuivre  :  «  Depuis le commencement du siècle, la statistique nous fournit le moyen de suivre la marche de la criminalité ; or, il a partout augmenté. En France, l’augmentation est de 300%. Il n’est donc pas un phénomène qui présente (…) tous les symptômes de la normalité, puisqu’il apparait comme étroitement lié aux conditions de toute vie collective ». Enfin, en permettant aussi le calcul de corrélations, le traitement statistique du questionnaire peut mettre sur la piste de relations de causalité. Parmi les corrélations les plus fréquentes, celles entre divers phénomènes sociaux et les professions et catégories socio professionnelles (PCS). Par exemple, la corrélation entre appartenance sociale  et réussite scolaire ( Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, Les héritiers,1964). L’âge, le genre, le lieu de résidence, le niveau de diplôme  font partie de ces variables que le questionnaire peut recueillir, et qui sont propices à l’analyse statistique.

 

B  Le recueil de données qualitatives

À la différence avec ce qui précède, les données qualitatives se focalisent sur un nombre réduit de cas étudiés. Il s’agit alors de reconstituer les processus à l’œuvre en analysant le discours tenu par les individus, discours qui est en même temps le reflet des relations qu’ils font entre divers éléments. Chaque cas est un cas particulier qui doit être comparé aux autres, et qui dés lors, peut faire surgir une causalité inattendue. L’information recueillies réclame une sociologie compréhensive puisqu’elle correspond au sens subjectif, que les individus attribuent à ce qu’ils vivent ou à ce qu’ils ont vécu. Ces entretiens sont plus moins dirigés par l’enquêteur. Celui -ci est attentif à la fois au contenu et à la forme des réponses. Par exemple, dans La misère du monde (1993), l’équipe de sociologues constituée par Pierre Bourdieu a mené des entretiens de longue durée avec des personnes très différentes les unes des autres : policiers, clochards, infirmiers, agriculteurs, travailleurs immigrés. Elle a  cerné la vision du monde partagée par des personnes en situation de domination. Les propos individuels peuvent aussi recueillis à l’écrit et permettre ainsi la reconstitution de la biographie d’un individu. La plus célèbre est sans nul doute, celle de Wladek Wisniewski (Le paysans polonais en Europe et en Amérique : récit de vie d’un migrant, Florian Znaniecki et William Isaac Thomas, 1919). Elle permet à ses auteurs de dégager des types sociaux (philistin, bohème, créatif) grâce auxquels ils montrent comment l’histoire personnelle est produite par la combinaison de ces types sociaux et des structures sociales. En même temps, ils mettent en évidence les enjeux sociologiques de l’immigration.

 

C L’observation participante

L’observation participante apparaît comme une troisième technique disponible pour le sociologue. Il doit ici trouver une place dans un contexte social donné et localisé, afin de comprendre et de dévoiler les ressorts de l’action des individus qui l’entourent. Cette observation est participante si le chercheur participe à la vie collective, ce qui lui permet de faire disparaître la relation observateur – observé ou enquêteur -enquêté, et espérer alors avoir accès à des informations qui restent inaccessibles autrement, souvent parce que les acteurs n’en ont pas eux – mêmes conscience. C’est l’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski qui a inventé cette méthode afin de mettre en œuvre une anthropologie de terrain. Il s’embarque ainsi en 1914 pour les îles Trobriand près de la Nouvelle Guinée. À son retour, il écrit  Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), livre dans lequel il décrit la pratique de la Kula et ouvre la voie à la compréhension de cette forme d’échange non marchand, que Marcel Mauss nommera plus tard don – contre- don. Le sociologue interactionniste Erwing Goffman jour le rôle d’assistant d’un directeur d’hôpital, avant d’écrire Asiles  (1961) qui décrit les particularités des institutions qu’il nomme « totalitaires » parce qu’elles ne laissent aucune autonomie aux individus qui s’y trouvent. Cependant, être à l’intérieur de l’hôpital lui permet de voir que les individus gardent une certaine distance vis-à-vis de l’institution en agissant entre eux hors des règles.

 

II Quel que soit la technique choisie, c’est le travail du sociologue qui permet de construire des vérités scientifiques.

 

A Les limites propres à la construction des données quantitatives.

Les résultats obtenus par ce type de méthode doivent être interprétés avec prudence. La première question qui se pose est de savoir si l’échantillon des personnes interrogées est un échantillon représentatif. Pour cela, il doit rassembler plusieurs caractéristiques : une taille suffisante, la structure de la population doit être identique à celle de la population totale en fonction de différents critères (PCS, âge, diplôme). Ensuite, la forme des questions ( ouvertes ou fermés), l’ordre dans lequel elle sont posées, sont aussi susceptibles de modifier les réponses des individus.  Enfin, une dernière difficulté tient aux chances d’obtenir des réponses fiables de la part des individus à ces questions. Disent ils ou non la vérité ? L’information statistique peut être ainsi d’autant plus trompeuse qu’elle a toujours les contours de l’objectivité. Le texte de Dominique Merllié (Suicides : mode d’enregistrement in Jean Louis Besson, La cité des chiffres, 1992) revient sur le travail de Durkheim ( Le suicide, 1897). Il montre que la qualification d’une mort en suicide dépend d‘un grand nombre de facteurs toujours susceptibles de varier en fonction des circonstances, et donc de jeter un doute sur le nombre des suicides et sur les caractéristiques sociales de leurs auteurs. Selon Merllié, deux critères jouent un rôle  particulièrement importants : d’une part l’âge du défunt ( plus le sujet est âgé plus la probabilité de la mort naturelle augmente, ce qui incite à classer l’affaire), et d’autre part son statut social  (la notabilité, la religion, sont souvent la source de pression pour que la mort soit considérée comme accidentelle). Une information est toujours enregistrée par un individu qui peut avoir des raisons de le faire ou de ne pas le faire.

 

B Les limites propre à la construction des données qualitatives.

L’observation participante se heurte également à certaines difficultés. Certes, par définition, le sociologue cherche à passer inaperçu, à se fondre dans le milieu. Est-ce toujours possible ? Comment un Polonais passe – t – il inaperçu dans une ile aux antipodes de L’Europe. Le sociologue a un statut et une personnalité qui lui confèrent pouvoir et autorité. Dés lors, sa présence modifie le milieu étudié. Les populations se savent observées. Il est probable qu’elles adoptent un comportement qu’elles n’auraient pas dans une situation normale de leur vie quotidienne. Quelle est alors la valeur des discours que l’on entend et des pratiques que l’on observe ? En ce qui concerne les entretiens, le sociologue est de fait dans une position de dominant relativement à la personne interrogée. Ne va – t – elle pas être tentée d’aller dans le sens de ce qu’elle perçoit des attentes du sociologue ? À nouveau la fiabilité de l’information recueillie est en cause. D’une manière plus générale, il est difficile de trouver la bonne distance entre les deux acteurs de l’entretien. Les réponses dépendant nécessairement des relations humaines entre les deux : domination, connivence, conformisme. Pierre Bourdieu, Jean Claude Chambodéron et Jean Claude Passeron (Le métier de sociologue,1968) mettent aussi en avant le risque de l’illusion biographique, en ce sens que l’entretien repose dans ce cas sur l’idée que les enquêtés ont conscience des faits au moment où ils ont lieu, et conscience de leur place et du rôle qu’ils tenaient alors. Rien n’indique que les individus sont capables de détenir, quelque soit le moment, la vérité objective sur leurs comportements. Finalement, le sociologue ne récolte alors que les discours fictifs tenus par tous pour justement occulter la réalité, plus particulièrement les relations de domination qui sont aussi le travail de Bourdieu.

C La place du sociologue

La recherche d’objectivité est un souci constant des sociologues, la sociologie s’étant construite, parfois en opposition, mais toujours en comparaison avec les sciences de la nature. Durkheim a ainsi précisé dans Les règles de la méthode sociologique, la nécessité de «  se méfier des prénotions », et Max Weber (Le savant et le politique) insistait sur la neutralité axiologique c'est-à-dire la connaissance libre de préjugés. Le propre du chercheur en sciences sociales est de formuler sur les phénomènes culturels, structurés par des valeurs, une analyse qui n’est pas elle-même fondée sur un jugement de valeur. Il a ainsi élaboré la distinction entre « jugement de valeur » et « rapport aux valeurs ». Le « rapport aux valeurs » décrit l'action d'analyse du chercheur qui, en respectant le principe de neutralité axiologique, fait des valeurs d'une culture des faits à analyser sans émettre de jugement normatif sur celles-ci, c'est-à-dire sans porter de « jugement de valeur ». Les sociologues doivent donc revenir en permanence sur leur travail. Or, s’ils sont tous d’accord pour adopter une démarche réflexive, les moyens d’y parvenir sont différents. Le débat est ainsi toujours renouvelé :  Paul Lazarsfeld (Philosophie des sciences sociales,1961) considère que c’est en produisant ses propres données quantitatives que le sociologue atteint l’objectivité ; en revanche, Pierre Bourdieu, Jean Claude Chamboredon et Jean Claude Passeron (Le métier de sociologue, 1968) avancent que la questions des données est une fausse question, que la question à poser est celle de la position sociale du sociologue : alimente – t – il ou non le discours de la classes dominante ? 

 

Conclusion

Les outils du sociologue se sont élaborés au fur et à  mesure que la sociologie s’est construite en tant que discipline scientifique autonome. Il s’agit de lui permettre de s’extraire du sens commun pour accéder à la production d’un savoir scientifique, ce qui est un problème qui lui est spécifique compte tenu du type d’informations qu’elle traite. La qualité de sa production suppose finalement d’avoir conscience qu’il y a deux risques à éviter : celui de produire une information biaisée, et celui de les analyser en émettant des jugement de valeurs.     

Introduction

 

Henri Poincaré dit de la science qu’elle est déterministe car « sans lui elle ne pourrait être ». Cette approche qui n’est pas surprenante s’agissant d’un physicien le serait davantage s’il s’agissait d’un sociologue. Pourtant, la sociologie étudie des déterminismes sociaux selon lesquels les pensées et les comportements des individus résultent d'une contrainte sociale qui s'exerce sur eux, la plupart du temps sans qu’ils en aient conscience. D’ailleurs, pour faire de la sociologie une science, en digne héritier du positivisme, Emile Durkheim s’attache à montrer que la sociologie doit énoncer des lois et mettre en évidence ces déterminismes sociaux.

Mais si l’œuvre de Durkheim est fondatrice, elle est aussi une œuvre contestée. Tous les sociologues sont loin de partager ses objectifs sans pour autant renoncer au caractère scientifique de leur discipline. La mise en évidence des déterminismes sociaux est elle le seul moyen de faire de la sociologie une science ?

 

I  L’objet de la sociologie l’amène à mettre à jour les déterminismes sociaux.

 

A  Selon Emile Durkheim, les individus doivent en effet supporter une contrainte morale exercée par la conscience collective, nécessaire à la constitution de la société.

C’est la position de Durkheim pour qui la sociologie est l’étude des faits sociaux qu’il définit comme « manière d’agir de penser et de sentir, extérieure à l’individu et qui sont dotés d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui ». Cette définition est caractéristique de la recherche de déterminisme sociaux puisqu’il y a contrainte et extériorité. Ainsi, ces faits sociaux peuvent être identifiés grâce à l’aide de séries statistiques. Il vont apparaître comme un écart à la moyenne qui constitue la norme. Ainsi, le taux de suicide est supérieur chez les protestants au taux de suicide moyen tandis que celui des catholiques et des juifs lui est inférieur. Pour expliquer le fait social, il faut chercher sa cause parmi d’autres faits sociaux . Par exemple, pour le suicide, il faut rejeter les explications d’ordre philosophique ou psychologique, et chercher sa cause parmi d’autres faits sociaux. Durkheim arrive ainsi à la relation inverse entre le taux de suicide et le degré d’intégration à la société. Ainsi, l’augmentation du taux de suicide est comprise indépendamment des représentations et des motivations de l’individu. Le taux de suicide est une variable dont les variations s’expliquent par des relations de corrélation et de dépendance avec d’autres variables. C’est une approche holiste du social qui peut se passer de l’analyse du sens que les acteurs donnent à leurs actes.

 

B Dés lors, le rôle de la socialisation est décisif pour intérioriser les contraintes.

La socialisation des individus est en effet essentielle pour Émile Durkheim dans sa conception holiste de la société, puisque c’est par elle que l’homme nait en tant qu’être social. Il acquiert pendant cette période, un système d'idées, d'habitudes, de sentiments, propres aux groupes d'appartenance de la personne. C’est donc par elle que les normes de comportement et les valeurs sur lesquelles elles s’appuient, sont intériorisés par l’individu et peuvent constituer les fondements de la société. L’action de chacun est en effet inconsciemment subordonnée à la société qui est donc une puissance coercitive qui détermine les actes et les pensées. L’éducation a un rôle essentiel dans  la socialisation, même si comme il l’écrit elle a «   pour objet unique et principal l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence ». Grâce à l’éducation, la conscience de l’individu est dominée par la conscience collective, même si dans les sociétés à solidarité organique, le lien est moins fort qu’il ne l’est dans les sociétés à solidarité mécanique, la conscience individuelle et conscience collective étant ici confondues. Durkheim définit la conscience collective comme  l’« ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société ».

 

C La recherche de déterminisme sociaux est le propre des courants holistes.

On comprend par la définition de la conscience collective, comment a pu naître le courant culturaliste qui préfère lui substituer la culture dont la définition est d’ailleurs très proche, puisque c’est l’ensemble des valeurs et des comportements propres aux membres d’une société dont elle forge la personnalité, et qui est alors caractérisée par un style de vie. Ralph Linton (De l’homme, 1936) écrit que la culture n’est rien d‘autre que de « l’hérédité sociale », qu’elle forme la personnalité c’est-à-dire « la totalité des caractéristiques mentales de l’individu » (ses attitudes rationnelles, ses perceptions, ses idées, ses réactions affectives). Il existe donc une personnalité de base comme si chaque individu dispose d’un répertoire de comportements dans lequel il puise en fonction des circonstance sociales qu’il rencontre. C’est donc la société qui le fait agir en qu’être social. Les faits sociaux sont donc déterminés par des causes culturelles. Chez les fonctionnalistes, la socialisation devient en quelques sortes une hyper socialisation. L’homme est façonné pour participer à la stabilité de la société conçue comme un ensemble de fonctions à remplir. Pour être excessif, c’est comme si la vie de chaque individu était malgré lui au service de la société. Même si Pierre Bourdieu cherche avec la constructivisme et le concept d’habitus à dépasser l’extériorité de la contrainte, il reste un sociologue des  déterminismes sociaux. L’origine sociale explique les comportements individuels. Il explique que l’origine sociale est la cause des réussites et échecs scolaires, des choix de consommation, et plus généralement de l’ensemble des pratiques sociales. Dans cette veine, Baptiste Coulmont (Sociologie des prénoms,2011)  illustre le poids des déterminismes sociaux. Par exemple, seuls 3 % des Bryan, des Jordan, des Brandon et des Anissa qui passent le bac général ou technologique l’obtiennent avec une mention très bien, alors que pour les Joséphine, les Augustin, et les Apolline, cette proportion monte à 20 %. Une différence notable alors qu’en moyenne, seulement 8,1 % des bacheliers obtiennent cette distinction dans les filières générales et technologiques.

 

 

II  La sociologie n’est elle que l’étude des déterminismes sociaux ?

 

A La sociologie compréhensive ne repose pas sur les déterminismes sociaux.

La pensée de Max Weber s’inscrit dans la continuité de la querelle des méthodes qui débute en Allemagne en 1883. Cette querelle oppose les économistes Carl Menger et Gustav Schmoller quant aux méthodes utilisées par les économistes.  Pour Menger en effet, l’économie doit se construire sur le modèle des sciences de la nature en déduisant les lois universelles du fonctionnement de l’économie à partir de principes simples, ce qui est impossible pour Schmoller, qui défend quant à lui la place de l’histoire. Wilhelm Dilthey identifie la différence essentielle en disant que  si « nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique ». Ce dualisme signifie, que n’ayant pas accès aux méthodes des sciences dures, les sciences de l’esprit ne sont pas vraiment des sciences. En d’autres termes, si la sociologie n’est pas en mesure de mettre en évidence des déterminismes sociaux, elle ne peut prétendre être une science. Max Weber s’insurge contre cette position en distinguant les deux  temps de sa méthode qui est de comprendre et d’expliquer. Tout d’abord il faut comprendre, c’est-à-dire à la fois saisir le sens d’un comportement observé et reconstituer les motivations de l’acteur en fonction de ce que l’on sait du contexte historique et culturel.  Cette interprétation de l’action qui doit  être validée par l’examen de régularités statistiques. Chez Weber, contrairement à Durkheim, la causalité est plurielle. C’est au sociologue de sélectionner les causes pertinentes pour l’explication d’un évènement. Par exemple, il y a bien des affinités électives entre l’ « esprit du capitalisme » qui pousse à rechercher le profit par des moyens rationnels, et l’éthique protestante qui consiste à « gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se gardant des jouissances spontanées de la vie ».  Il y a là un lien de causalité concrète qui est une possibilité d’explication, mais parmi une grande quantité d’autres facteurs. Cette relation est donc plausible, mais elle n’est pas mécanique. Il n’y a donc pas de déterminismes, pourtant la méthode employée atteste du caractère scientifique de la sociologie.

 

B L’absence de déterminisme et l’émergence d’interactions

La sociologie doit être compréhensive. Son rôle est  avant tout de considérer l’autonomie de l’individu

dans ces actes et ses pensées. On ne peut pas le réduire à n’être en quelques sorte qu’une marionnette, ce que la sociologie déterministe demeure pour ses détracteurs : une sociologie sans sujet. Néanmoins, si l’individu garde des marges de manœuvre, il n’est pas pour autant soustrait à toutes les contraintes. Bref, la société existe. Il est donc impossible de les opposer strictement pour penser l’un sans penser l’autre. Il faut penser l’un et l’autre. Le courant interactionniste s’inscrit dans cette voie. Il repose sur deux principes : d’une part, les acteurs donnent un sens à qu’ils font en fonction de leur représentations ; d’autre part, celles – ci  se construisent au cours d’interactions quotidiennes. La rupture avec le déterminisme est totale puisqu’il n’existe pas de faits sociaux extérieurs aux individus, et donc pas de lois. Par exemple, Erwing Goffman ( Mise en scène de la vie quotidienne,1956) montre que l’ordre social est  produit par une infinité d’actions inconscientes qui sont des réponses individuelles pour s’adapter aux situations rencontrées.  Il y a toujours un jeu autour des règles, même dans les institutions totalitaires ( (asiles, prisons, hospices). Les individus s’adaptent et trouvent les moyens de dégager des marges de manœuvre malgré leur univers très contraignant (Asiles, 1961). Cette conclusion va totalement à l’encontre du déterminisme social.

 

C Le déterminisme par plaques de Raymond Boudon

Raymond Boudon revendique lui-même l’inscription de son parcours dans les pas de Max Weber, citant à l’envi cette phrase du sociologue allemand : « La sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions, d’un, de quelques uns, ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se d’adopter des méthodes strictement individualiste ». Dés lors, s’il existe des phénomènes tels que ceux constatés par Durkheim, il s’agit pour Raymond Boudon d’effets de composition c’est-à-dire engendrés par l’agrégation des comportements individuels, mais qui « s’imposent aux individus au point de leur apparaître comme le produit de forces anonymes »  écrit -il  (La logique du social : introduction à l’analyse sociologique, 1979). Il y a alors selon Boudon le risque de voir émerger des lois en sociologie, alors qu’il n’y a aucun lien de causalité inscrit dans le marbre comme cela peut être le cas dans la nature. C’est la raison pour laquelle il se prononce  (La Place du désordre. Critique des théories du changement social,  1984) pour un déterminisme tempéré ou encore « déterminisme par plaques ». L’autonomie de l’individu s’exerce à l’intérieur d’un système de contraintes. Il n’y a pas donc pas d’oppositions radicales avec la recherche de causes, donc avec un démarche déterministe, si l’on admet que celle – ci, encore une fois, à une portée conditionnelle, c’est-à-dire valable dans un contexte donné. Par exemple, Raymond Boudon dit ceci :  « le choix scolaire dépend faiblement de l’origine sociale lorsque la réussite scolaire est bonne et fortement lorsque la réussite est mauvaise » (L’inégalité des chances,1973).Un bel  exemple de déterminisme tempéré. 

 

Conclusion

 

Même quand elle est autre chose qu’une science des déterminisme sociaux, la sociologie met en évidence des lois conditionnelles, c’est-à-dire qu’elle ne renonce pas à identifier des liens de causalité. Il lui faut en effet admettre que les sociétés humaines sont prédisposées au changement social, ce qui est   le signe de l’insuffisance du déterminisme pour comprendre l’ensemble des phénomènes sociaux.

« Le sens commun est fort rare » écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1764), soulignant par ce paradoxe, la double nature du sens commun qui est selon lui «  un état mitoyen entre la stupidité et l’esprit ». Cette dualité est une menace pour la sociologie.

Le sens commun est défini comme l’ensemble des connaissances et croyances partagées par les membres de la société, qui leur attribue une capacité naturelle de juger logiquement et raisonnablement les événements. Ce jugement est doublement l’ennemi du sociologue : d’une part, il y participe ( le sociologue est aussi un homme ordinaire), ce qui compromet l’objectivité nécessaire à la tenue d’un discours scientifique ; d’autre part, ce jugement émet des conclusions non vérifiées sur la base de l’expérience quotidienne, qui s’opposent par nature à la vérité scientifique. Le sociologue doit donc lutter contre le sens commun. L’information qu’il lui fournit est trompeuse et l’enferme lui -même dans de fausses certitudes. Quelle valeur aurait  une «  science de la société » selon la définition simple de la sociologie que donne Jean Michel Berthelot, si elle ne fait que compiler le savoir ordinaire des individus sur les phénomènes sociaux. Faire de la sociologie, c’est en effet faire l’hypothèse qu’il y a un sens caché derrière les apparence sociales, qui échappe aux acteurs dont le savoir est alors erroné. Dés lors, la connaissance sociologique ne peut se construire qu’en opposition au sens commun, c’est la position adoptée par Emile Durkheim. Cependant, n’y a – t – il pas un risque, si on écarte à priori le sens commun, de faire une sociologie sans individu, étudiant la société comme une abstraction dont elle révèle la vérité. Peut on vraiment comprendre la société sans comprendre les comportements individuels ?

La sociologie va – t - elle comme toutes les sciences à l’encontre du sens commun ? Ou est elle au contraire la science du sens commun ?

Si l’on peut envisager que la sociologie doit rompre avec le sens commun pour être une science, elle doit cependant utiliser le sens commun comme source d’information sur la société. La prise en compte du sens commun est finalement un impératif que les différents courants sociologiques du XXème  traitent chacun à leur manière. 

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Pour accéder au statut de science, la sociologie doit rompre avec le sens commun. Il est en effet l’ennemi du sociologue (A) qui doit lutter contre lui pour objectiver les faits sociaux (B), ce que Durkheim réussit magistralement dans son étude sur le suicide (C)

Le sens commun est en effet l’ennemi du sociologue. Si le terme de physique sociale a été abandonné par Auguste Comte lui-même au profit de sociologie, l’ambition est restée la même. En rédigeant Les Règles de la Méthode sociologique (RMS) en 1895, Émile Durkheim revendique cet héritage positiviste. Pour accéder au statut de science, la sociologie doit s’inspirer des sciences de la nature. Ainsi, « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », c’est la condition de l’objectivité. Pour y parvenir « il faut écarter les prénotions » , c’est-à-dire lutter contre le savoir ordinaire. Les prénotions sont «  des fausses évidences qui dominent l’esprit vulgaire ». Il s’agit de croyances issues du sens commun «  formées par la pratique » nous dit Durkheim. Ces préjugés, ces idées toutes faites, interdisent au sociologue d’atteindre la vérité des choses. Les prénotions «  sont comme un voile ». Ces croyances sont religieuses , politiques, ou propres à la culture populaire. La démarche du père de la sociologie française est une démarche scientifique au sens que lui donne Gaston Bachelard ( La Formation de l’esprit scientifique,1938)  lorsqu’il écrit « l’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observation première se présente avec un luxe d'images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n'y a qu'à la décrire et à s'émerveiller. On croit alors la comprendre ». Il faut remettre en cause les évidences qui, en sociologie, sont véhiculées par le savoir populaire.

Il faut donc lutter contre le sens commun pour objectiver la connaissance sociologique. Pour lutter contre le sens commun, il faut donc suivre les prescriptions de Gaston Bachelard  : « le fait scientifique est conquis, construit, constaté ». Il est conquis contre le savoir immédiat avec lequel il est en rupture ; il est construit parce qu’il est la réponse à une question ; il est constaté par la réponse que la théorie apporte à cette question et qui doit être validée par des faits observés. Dès lors, la vérité scientifique est toujours « une erreur rectifiée », produite par une succession de questionnements qui sont autant de tâtonnement. La science suppose une rupture épistémologique, c’est-à-dire une rupture avec le sens commun. Cela est d’autant plus difficile à réaliser que le sens commun tient son autorité de la vie sociale elle – même, et des traditions en particulier. C’est pourquoi écrit  Émile Durkheim (RMS) «  il est plus aisé d’admettre cette règle en principe et théoriquement que de l’appliquer avec persévérance », car « toute découverte déconcerte plus ou moins les idées reçues ». Pour parvenir à rompre avec le sens commun, il faut objectiver les relations les plus familières, celles dont la compréhension est immédiate tant elles nous apparaissent comme évidentes. Cette rupture peut être facilitée par l’usage  des statistiques   

Le suicide est un exemple de rupture avec le sens commun. La conduite de l’analyse du suicide par Durkheim est en effet un modèle de sociologie holiste. Tout d’abord, le sujet n’est pas choisi au hasard : d’une part, il permet d’affirmer la singularité de la sociologie ; d’autre part, les ressources statistiques existent. Affirmer la singularité de la sociologie en permettant de rompre en même temps avec le sens commun et ses origines philosophiques ou psychologiques. En l’occurrence, que pense – t-on généralement du suicide à la fin du XIXème siècle ? Qu’il s’agit d’un événement par définition unique, explicable par des motivations personnelles liées à la vie de l’individu et à la perception qu’il en a compte tenu de sa nature psychique. Pour rompre avec ces explications, il faut appliquer la méthode décrite par Durkheim. Ecarter ces prénotions autour de cette fragilité supposée des suicidés, et traiter tous les cas de morts volontaires comme des choses. Pour éloigner le sujet de l’expérience qu’en a le sociologue, il faut recourir aux catégories abstraites que permettent de construire les statistiques. Ainsi, aucun suicide n’est étudié en particulier. Il ressort de l’étude statistique que le taux de suicide est corrélé avec une série de facteurs : le lieu de résidence, le genre, la religion, le moment de la semaine et de l’année, le contexte politique ( la paix ou la guerre). Dés lors, le sens commun est ici écarté. Le suicide est un fait social, il peut être analysé comme un mode d’action extérieur à l’individu, doté d’un pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose à lui , ce qui en est une gageure, tant la définition du fait social est en opposition avec l’interprétation du suicide par le sens commun. Après Durkheim, on peut abandonner les explications psychologiques comme l’hérédité ou la race, les explications cosmiques comme le climat, et avancer une explication sociologique.  Le suicide comme fait social s’explique comme ils se doit par un autre fait social :  « le suicide varie en fonction inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu ». 

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Avec Durkheim, la sociologie s’est construite en tant que science contre le sens commun. En même temps, à vouloir le combattre, c’est une sociologie sans sujet. Comprendre l’individu n’est – ce pas au contraire comprendre le sens commun ?

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Le sens commun peut être l’objet même de l’analyse sociologique, car il est nécessaire de le comprendre pour comprendre l’action sociale (A), ce qui est possible pour le sociologue qui est lui -même un acteur social (B), mais qui met en œuvre une méthode permettant à la sociologie d’accéder au statut de science (C)

Il est nécessaire de comprendre le sens commun pour comprendre l’action sociale. En effet, comment comprendre l’action sociale sans comprendre le sujet lui – même ? Alors que la sociologie holiste reste, dans l’ensemble, indifférente à ses intentions en raison de l’extériorité des faits sociaux, une sociologie individualiste consiste à faire de l’individu l’origine première des phénomènes sociaux. Ainsi, la définition que Max Weber donne de la sociologie est fondamentalement différente de celle donnée par Durkheim. En effet, chez lui, la sociologie «  se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et de là, expliquer causalement son déroulement et ses effets ». L’activité sociale étant quant à elle définie comme comportement humain auquel l’acteur social attribue un sens subjectif qui se rapporte «  au comportement d’autrui, par rapport auquel il oriente son déroulement ». Ici, comprendre par interprétation signifie qu’il faut prendre en compte le sens commun, car selon Weber, il faut se saisir de toutes les formes de savoir mobilisées par les acteurs. La méthode qu’il emploie est une méthode en trois temps. Tout d’abord, une méthode compréhensive : il faut se placer du point de vue de l’individu, la compréhension est immédiate ; ensuite, la méthode devient historique, c’est-à-dire qu’il faut reconstituer le contexte institutionnel et politique dans lequel l’action a eu lieu (cette reconstitution est nécessaire pour saisir la singularité de l’action sociale qui ne se reproduit jamais deux fois à l’identique) ; enfin, la méthode devient culturelle en ce sens que l’action ne peut être comprise si l’on ignore les valeurs et les croyances qui la sous tendent.

Le sociologue est donc lui- même un acteur social. Il n’est donc pas différent des acteurs sociaux qu’il observe et étudie.  Selon Patrick Watier (Un introduction à la sociologie compréhensive,2002), cela signifie que les modes de connaissance théoriques de l’action ne sont pas essentiellement différents des modes de connaissances pratiques de l’action,  puisque l’objectif du sociologue est de saisir le sens visé par l’acteur comme source initiale de connaissances. La sociologie compréhensive part donc du postulat, que les individus donnent nécessairement un sens à ce qu’ils font, car jamais ils n’agissent en  dehors du contexte social qui est, on l’a dit, historique et culturel, et qui est dépendant du comportement et des réactions des autres individus. Ce contexte social est interprété par les individus, ils en connaissent le sens, et sont capables d’anticiper les comportements des autres en fonction de leur propre expérience à la fois logiquement et psychologiquement, car tous mobilisent le même savoir pratique du monde qui les entoure, et tous vivent des situations, si ce n’est identiques, mais largement comparables. Il y a donc un savoir commun à l’ensemble des individus que cherche à saisir le sociologue pour comprendre ce qui a lieu. Cette compréhension est immédiate, car comprendre les autres c’est se comprendre soi – même ;  elle est aussi réfléchie, comprendre les autres c’est comprendre la cohérence du monde partagé par tous , et dont chacun connaît les règles du jeu.

Pour autant , le sociologue n’est pas en tout point identique à l’homme ordinaire. Le sociologue est un scientifique au même titre que le physicien ou le biologiste, dont l’objet d’étude est de comprendre le sens commun qui rend possible l’action sociale. Pour y parvenir, Max Weber construit son outil pour parvenir à faire le lien entre une causalité historique et un fait singulier : l’idéal type. Il  s’agit d’une abstraction construite à partir d’une observation de la réalité « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets (…) choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène ». L’idéal type n‘est pas la réalité mais une forme synthétique tirée de cette réalité. Elle ne doit pas être une moyenne mais justement un type idéal, dont les individus qui ont vécu à l’époque observée, n’ont pas eu nécessairement conscience. L’idéal type est construit par l’imagination du sociologue qui mobilise toutes les sources de connaissance, c’est-à-dire le sens commun en arrière plan de la vie quotidienne, et l’ensemble des situations possibles que l’on peut envisager. La construction de l’idéal type  est un moment clé du travail sociologique pendant lequel le sociologue doit faire preuve de neutralité axiologique. C’est donc lui qui garantit l’objectivité du savoir scientifique et le dépassement du sens commun, c’est sa responsabilité. Il est donc impératif qu’il prenne alors conscience de la subjectivité de ses propres valeurs ( rapport aux valeurs) et s’abstienne de tout jugement de valeur.  

 

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Se priver du sens commun serait donc se priver de la source principale du savoir sociologique. Il est donc impératif  de le prendre en compte. Dés lors, faut – il le décrypter pour révéler la  réalité sociale ?  Faut – il l’assimiler à la rationalité des acteurs ? Faut -il aller jusqu’à le considérer comme la base du savoir sociologique ?

 

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Le sens commun est l’expression des relations de domination sociale (A), ou un savoir commun aux individus dont la logique est fondée sur la rationalité (B), ou la connaissance ordinaire sur laquelle se construisent les relations sociales (C). 

 

Le sens commun n’est pas exempt des effets de la domination sociale.  Donc, la sociologie ne peut pas ignorer les phénomènes de domination. Si tout le monde a en effet de bonnes raison d’agir, on peut envisager qu’elles sont largement déterminées par la position sociale occupée par l’individu. C’est la position que Pierre Bourdieu défend (Le métier de sociologue,1968) avec Jean Claude Passeron et Jean Claude Chambodéron, en définissant le sens commun en tant qu’ « évidences immédiates souvent illusoires  parce que les prénotions sont un voile qui masque la réalité sociale, et plus particulièrement, « les mots qui les expriment reviennent sans cesse dans la discussion des sociologues ». En conséquence, la nécessité de lutter contre les prénotions qu’il partage avec Durkheim, est une lutte contre le langage commun qui dit autre chose que ce que l’on entend. Chaque individu intériorise la sa place dans la structure sociale sous la forme de représentations qui peuplent son habitus. En fonction de la position sociale qu’il occupe, un individu acquiert par la socialisation, la culture de son milieu d’origine. Elle se manifeste ensuite, dans son corps par sa manière d’être, dans son esprit par ses pensées, de façon inconsciente et routinière. Le sens commun est donc fonction de la position que l’on occupe ( dominé ou dominant), il consiste en une justification pour soi – même de la situation vécue, et s’incarne la plupart du temps dans des tics de langage qui trahissent le niveau de capital culturel que l’on possède. Il existe une langue distinguée et un parler populaire dont la différence est la manifestation de la différence entre les classes. Décrypter le sens commun permet ainsi au sociologue de saisir les rapports de domination. « On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. (…) Au « franc-manger » populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes »  écrit Bourdieu dans La Distinction (1979). Les classes populaires  mangent à  «  la bonne franquette » et « ne font pas de chichis ».

Mais le sens commun est aussi un savoir ordinaire partagé par les individus, dont la rationalité peut être considérée comme le dénominateur commun, ce qui nous rapproche davantage de l’idée de « bon sens » qui est selon Descartes, «  la chose du monde la mieux partagée ».  L’individualisme méthodologique est conçu par Raymond Boudon, qui le revendique  comme un prolongement de la sociologie wébérienne citant à l’envi cette phrase du sociologue allemand : « La sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions, d’un, de quelques uns, ou de nombreux individus séparés ». Pour analyser les actions individuelles, Boudon fait l’hypothèse qu’elles sont rationnelles. L’interprétation qu’il fait de la rationalité est alors le moyen pour lui de saisir le sens commun. Avant lui, Max Weber distingue la rationalité en finalité des économistes et la rationalité en valeur, et  l’économiste Herbert Simon considère que la rationalité est limitée par l’information accessible aux agents économiques. «  La raison est pleinement instrumentale, elle ne peut nous dire où aller, mais seulement comment y aller » écrit Simon. Raymond Boudon ( La rationalité, 2009) donne à la rationalité une vision beaucoup plus extensive. Il abandonne la rationalité instrumentale aux économistes pour adopter la rationalité cognitive et axiologique. Cela signifie qu’un comportement est rationnel si l’individu a de bonnes raisons d’agir comme il le fait, même s’il se trompe. Rationnel est en effet différent de juste, il y a en effet plusieurs sources d’erreur : soit une théorie fausse n’a pas été encore clairement démentie (rationalité cognitive), soit l’individu agit en fonction de ses valeurs et de ses croyances (rationalité axiologique). Il a été rationnel de penser que la terre est plate et d’agir en conséquence ; ça l’est tout autant  de danser pour faire tomber la pluie. Ainsi, l’utilisation du concept de rationalité peut s’étendre à tous les comportements sociaux, même si les conséquences à l’échelle de la société peuvent apparaître irrationnelles (krach boursier, inégalité des chances, inflation des  diplômes). L’extension de l’analyse à la démocratie représentative  (Renouveler la démocratie, éloge du sens commun, 2013) conduit Boudon à  faire du sens commun, un synonyme de bons sens, au point d’apparaître pour lui comme une solution à la crise  politique des démocraties.

Avoir conscience du sens commun pour prendre ses distances avec lui ne doit pas conduire à l’ignorer totalement. Il est partie intégrante de la réalité sociale, des représentations qu’en ont les individus, et à ce titre, reste un objet d’étude sociologique. On trouve d’ailleurs des sociologues qui vont jusqu’à rejeter la nécessité de la rupture épistémologique. Le philosophe Alfred Schütz (Le chercheur et le quotidien,1971) avance ainsi que « « les objets de pensée construits par le chercheur en sciences sociales, afin de saisir la réalité sociale, doivent être fondés sur des objets de pensée construite par le sens commun des hommes vivants quotidiennement dans le monde social ». Selon lui, l’acteur agit en mobilisant sa connaissance ordinaire du monde social. On ne peut l’écarter, car la réalité est produite par la connaissance ordinaire que les individus mobilisent dans l’action. La construction sociale de la réalité (1966) publiée par Peter Berger et Thomas Luckmann est dans la continuité du travail de Schütz, à qui ils reprennent l’idée que la connaissance du monde social est à la fois connaissance ordinaire et connaissance scientifique. L’essentiel de leur travail est alors de conjuguer dimension objective et subjective du monde social. La première signifie qu’il est extérieur à nous et donc qu’il s’impose à nous ; la seconde qu’il nous est cependant familier. Il s’agit là d’une combinaison des apports de Weber et de Durkheim : « La société est une production humaine ; La société est une réalité objective ». Les sociologues du courant interactionniste considèrent que le sens commun est en même temps un sens pratique, qu’il manifeste la présence de la société dans l’esprit de chacun sous forme de compétence  mobilisable dans les interactions.

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Après plus d’un siècle d’existence, la sociologie a donc appris du sens commun. Il est désormais pour elle une ressource pour comprendre le monde social. Pour autant, les exigences identifiées par les pères de la sociologie continuent d’exister. Si le sociologue doit utiliser le sens commun, il doit se méfier des jugements qu’il peut lui inspirer.

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