LA TECH Quand la Silicon Valley refait le monde

Olivier Alexandre

 

Résumé

La Silicon Valley, centre mondial des nouvelles technologies, a transformé les façons de communiquer, de s’informer, de travailler, de se divertir…. Ce livre, écrit par un sociologue, propose une immersion dans ce monde en perpétuelle révolution. 

L’ouvrage

Depuis le début du XXIème siècle, le cœur battant des nouvelles technologies se trouve dans la Silicon Valley. Les vagues d’innovation successives dans le domaine de la radiodiffusion dans les années 1910, des transistors dans les années 1930, des microprocesseurs de l’après Seconde Guerre mondiale, de l’informatique personnelle dans les années 1970, d’Internet dans les années 1990, de la téléphonie mobile dans les années 2000 et de l’intelligence artificielle dans les années 2010 en ont fait le centre de l’économie-monde dominée par des grandes entreprises.

La domination de ces grandes entreprises est à la fois technologique, financière, économique, politique, idéologique, culturelle et sociale. Sur le plan technologique, la suprématie repose sur la maîtrise d’infrastructures techniques. En 2019, 35% du trafic Internet mondial sur mobile passait par YouTube (contrôle par Alphabet et Google), le système d’exploitation Android se retrouvait sur 85% des téléphones mobiles, le moteur de recherche Google représentait 90% de parts de marché à l’échelle du globe. Sur les plans financier et économique, Apple, Alphabet, Facebook, Intel, Cisco, Oracle, Salesforce, et Intuit comptaient parmi les 21 plus importantes capitalisations au monde en 2022. Et en 2021, Google, Apple, et Facebook cumulaient un chiffre d’affaires de 497,5 milliards de dollars, avec 15% de résultat net, engrangeant par ailleurs des investissements en R&D à hauteur de 90 milliards de dollars. Au niveau politique et idéologique, les entreprises de la Silicon Valley offrent les garanties d’une « société ouverte », constituant un recours libéral et démocratique à la censure pratiquée dans les régimes autoritaires. Et le parti pris pour la société ouverte trouve son prolongement dans des courants de pensée devenus influents. Des entrepreneurs et des investisseurs y trouvent un statut de penseurs et d’intellectuels, tels Elon Musk ou Peter Thiel. Enfin, dans la sphère culturelle, dans les années 2010, une grande partie de la culture mainstream a été conçue entre Hollywood et le nord de la Californie. Pixar et Lucas Film, rachetés par Walt Disney, alimentent une vaste économie de produits dérivés. Netflix et YouTube ont donné leur nom à des pratiques (« netflix and chill ») et des catégories de créateurs (les « YouTubers ») .

Pourtant, en dépit de son importance, la Silicon Valley demeure mal connue. Ce livre se propose de l’étudier en mettant en relief l’état d’esprit qui anime les entrepreneurs et ingénieurs qui cherchent à changer le monde à travers la notion de « jeu ». Le jeu n’est pas une activité ludique ou de loisir, mais une volonté de modifier l’organisation du monde au moyen des nouvelles technologies. Et la notion de « joueur », même si elle ne s’y résume pas, est une sorte d’idéal-type du travailleur de la Silicon Valley.

L’ouvrage réalise une analyse de l’espace de travail et de l’esprit qui anime les « joueurs  »de la Silicon Valley. Il replace d’abord leur parcours au sein d’un espace en trois dimensions : géographique, sociale et technologique. Il montre en suite la réalité de l’entrepreneuriat dans la Silicon Valley. Il s’attarde enfin sur la croyance qui anime les acteurs de la Tech dans la capacité de celle-ci à changer le monde, symbolisée par exemple par le festival du « Burning man ».

Retrouvez la note de lecture en pdf

Voir la note de lecture du livres de François Lévèque « Les entreprises hyperpuissantes »

I- L’espace

La Silicon Valley est un territoire dans lequel les « joueurs » cherchent à améliorer sans cesse leur placement selon un espace à trois dimensions.

Sur le plan géographique, la région est un lieu concentrant ressources et opportunités. Elle correspond parfaitement à la notion de « cluster » mise en évidence par les économistes, c’est-à-dire un ensemble composé d’entreprises regroupées autour d’une certaine activité, de marchés dynamiques, et d’institutions (éducatives, financières…) ouvertes vers l’entrepreneuriat. Pour utiliser une image, la Silicon Valley ressemble à une carotte glaciaire allant du Sud, dans le comté de Santa Clara, au Nord, dont la ville de San Francisco est devenue l’épicentre. Dans cet espace , on voit apparaître des effets de déplacement et de recomposition à partir de trois foyers : celui historique dans le comté de Santa Clara, celui autour de l’axe de Stanford- Palo Alto, et celui de la ville de San Francisco (incluant Oakland et Berkeley). Face à cette dynamique territoriale, les « joueurs » tentent d’optimiser leur « placement », afin de rester au plus près des flux d’information et d’opportunités. 

Au niveau social, la démographie des travailleurs technologiques a connu d’importants changements. Avant la seconde guerre mondiale, la péninsule ne comptait que quelques dizaines de milliers d’ingénieurs et de techniciens, principalement dans le comté de Santa Clara. Depuis les années 1970, on a assisté à une forte croissance démographique accompagnée d’une division du travail grandissante où une multiplicité de professionnels collaborent et se font concurrence : entrepreneurs bien sûr, mais aussi investisseurs, développeurs, testeurs, responsables produit, designers, analystes de données, avocats, juristes, comptables, conseillers, commerciaux, spécialistes en communication… La région est décrite par ses habitants comme une terre d’accueil d’ « outsiders », venus des Etats-Unis, principalement de l’Etat de Californie, et pour moitié d’autres pays. Toutefois, cette même région se révèle aussi prompte à les laisser partir, au fil des échecs de la conjoncture. Cette instabilité encourage les professionnels à privilégier la multiplication des liens faibles (contacts et connexions indirects, relation d’une relation, fréquentation à vocation professionnelle, etc.) au détriment des liens forts (amis et relations durables basées sur la confiance, l’influence réciproque). Comme l’a montré le sociologue Paul Granovetter, les simples connaissances s’avèrent plus déterminantes pour ouvrir de nouvelles opportunités que les amis proches. Ces liens faibles permettent de bénéficier de conseils, d’accéder à des informations et d’activer des relais, en minimisant l’investissement en temps et le degré d’attachement.

Et sur le plan technologique, l’espace de la Silicon Valley ne correspond pas à un ensemble de coordonnées objectives, un espace euclidien, structuré par des règles immuables. Dans l’espace de la Tech, il s’agit de développer des solutions logicielles caractérisées par la communicabilité (développement et facilitation des interactions hommes-machines), l’ubiquité (les solutions logicielles repoussent les frontières géographiques du travail et les tâches peuvent être réalisées sur plusieurs sites), et la calculabilité (les programmes effectuent les calculs en quelques secondes, là où une vie ne suffirait pas au travail de la main). Aux yeux des « joueurs », cet espace s’apparente à un univers en constante évolution dans lequel il s’agit de s’adapter, d’anticiper, et prendre ainsi le monde de vitesse.

Voir le fait d’actualité « La politique de la France en matière de pôles de compétitivité »

II- Le travail

Les entreprises de la Silicon Valley incarnent une image moderne et désirable de l’individualisme. Ils peuvent faire fortune en quelques années, sans être les descendants d’une longue lignée. La suite des noms issus du secteur technologique au classement Forbes des 20 personnalités les plus riches du monde (Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg…) au début des années 2020 en fournit la preuve. Et quand ils font fortune, ils n’oublient pas leurs origines, financent des œuvres philanthropiques dans la santé et l’éducation. Cela dit, la réalité de l’entrepreneuriat dans la Silicon Valley ne correspond pas tout à fait à ces figures de légende. La part d’étrangers, celle des diplômés de l’université ainsi que le poids des formations technologiques apparaissent comme des variables lourdes et historiquement stables dans le secteur. En 2022, 19% des 25000 entrepreneurs identifiés étaient des entrepreneuses, la moyenne d’âge des fondateurs se situe autour de 45 ans, leurs diplômes sont souvent issus des universités les plus prestigieuses (Stanford, Harvard, Berkeley, le MIT), et si les ressortissants des Etats-Unis ont un léger avantage (56%), leurs homologues étrangers représentent une fraction importante, originaires par ordre décroissant d’Inde, d’Israël, du Canada, d’Angleterre, de Chine et de Taïwan, d’Allemagne, de France et d’Ukraine. Les entrepreneurs ne collent pas toujours au stéréotype de la Silicon Valley. Ils ne sont pas non plus des solistes à la psychologie monolithique : ils se lancent, pivotent, échouent, changent de titre et de métier, et recommencent. 

Quant aux entreprises dans lesquelles ils évoluent, elles se démarquent des « firmes », formes d’organisation dont l’économiste Ronald Coase soulignait dans les années 1930 que leur taille réduisait le coût des échanges et des informations. Dans la Silicon Valley, l’organisation du travail fait l’objet d’une attention toute particulière. C’est ainsi que dans les années 2000, Google allie travail et espace ludique, devenant l’antithèse des atmosphères normalisées des administrations bureaucratiques, des usines de montage automobiles et des chaînes de la grande distribution. La Silicon Valley est reconnue pour sa capacité à faire éclore ce type d’entreprise, issues des universités de la région (Stanford, Caltech, Berkeley, mais aussi San Francisco, Santa Clara, San José, Santa Cruz, Davis…), des incubateurs locaux et des accélérateurs. Les organisations sont présentées comme étant « collaboratives », « agiles », « véloces », « apprenantes », notamment celles qui doivent s’adapter à un flux croissant d’informations. Elles sont caractérisées par ce que l’auteur appelle un « syndrome de Protée », signifiant par là qu’elles sont vouées à une évolution constante. Leurs équipes changent incessamment de tâches, de site, de nom, d’image, de logo (tous les jours en ligne pour le moteur de recherche Google…), de direction, embauchent puis licencient dans le cadre de la plus grande flexibilité, lèvent de l’argent ou déposent le bilan. La conviction de leurs dirigeants est que le changement est non seulement souhaitable, mais aussi inévitable.

La majorité de l’activité des entreprises de la région est rattachée aux « logiciels » (software). Et leur production est assurée par les « développeurs », qu’un investisseur envisage comme les « nouveaux OS » (ouvriers spécialisés dans les années 1950-1970), en raison de leur rôle central dans le système productif. La population de ces développeurs est composée en majorité de jeunes, favorisés sur le plan socio-économique, internationalisés et à forte dominante masculine. Beaucoup d’entre eux rejettent les standards classiques en termes de formation, d’organisation du travail et de réglementation. Dans leur domaine, il n’existe pas de système de formation unifié, pas d’académie ni de réelle corporation. Ils déclarent d’ailleurs fréquemment avoir appris la programmation par eux-mêmes, via un ami ou un membre de la famille, durant l’enfance ou l’adolescence.

Voir le module 2 « Entreprise et organisation » du programme de classe préparatoire

III- L’esprit

L’esprit de la Silicon Valley est symbolisé par le « Burning man ». C’est un grand rassemblement qui se tient chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada pendant 9 jours. A l’origine, il s’agissait d’un « pique-nique familial », d’une vingtaine de personnes organisé sur la plage de San Francisco à deux pas du Golden Bridge à la fin de l’année 1986. Le modeste rassemblement amical célébrant la fin de l’été est devenu en 30 ans un happening gérant 70000 personnes organisé chaque année dans le désert du Nevada, au point d’occuper une place à part sur la carte internationale des festivals et de la pop culture. Chaque année, la promesse est renouvelée : celle d’un festival où, une semaine durant, les frontières se dissipent entre œuvres et spectateurs, entre mouvements de pensée, en entre la contre-culture et la Silicon Valley. Et de toutes les entreprises de la Silicon Valley, c’est Google qui maintient la relation la plus forte avec le festival. L’entreprise est devenue en 2019 l’actionnaire majoritaire du Burning Man Project, organisation caritative qui chapeaute l’événement. Tout à la fois pèlerinage et rite initiatique pour les jeunes techies de la région, le Burning Man est devenu un point de ralliement de l’industrie des nouvelles technologies. Il est fréquent d’entendre dans les convois d’entrée et de sortie des discussions autour de levées de fonds, de lancement d’entreprises, de débauchages, de rachats, du développement d’une technologie, ou simplement d’une anecdote sur tel ou tel entrepreneur en vue. Au milieu des années 2010, la Silicon Valley représentait la moitié des camps, une proximité à l’origine d’un rapport d’identification. Si le rassemblement célèbre les nouvelles technologies, symboles de la modernité, il est aussi centré sur la notion prémoderne de « communautés », au point de maintenir une ambiguïté sur le rapport que nouent les participants avec un événement qui met en jeu le trait d’union entre progrès et modernité. Depuis les années 1990, des travaux tentent de percer le mystère de cette relation entre modernité du festival et emblèmes du monde passé : se détacher des logiques commerciales le temps d’une semaine pour mieux les affiner, faire vivre un rassemblement anarchique pour sophistiquer la science des organisations, forger à distance du monde l’infrastructure culturelle de ceux qui veulent l’ordonner. Tout ceci manifeste une communauté d’esprit : la remise en cause du statu quo, l’importance attachée à l’innovation et à l’autonomie. Le Burning Man donne à voir une civilité typique de la Silicon Valley, où l’échange d’informations opère comme une matrice sociale et une forme spécifique et intéressée de la sociabilité.

Et comme les « communautés », les nouvelles technologies sont souvent associées à un imaginaire, une utopie, un projet politique, voire une religion. Cela existe depuis fort longtemps. Mais peut-être aujourd’hui plus qu’hier, les nouvelles technologies sont souvent présentées comme la voie du salut pour l’humanité. Différents courants de pensée ont été associés à cette téléologie : technolibertarisme, cyberlibertarisme, digitalibertarisme, technocapitalisme, anarchocapitalisme, etc. Le libertarisme, le transhumanisme et le long-termisme comptent d’ailleurs parmi les trois courants les plus souvent cités comme idéologie dominante des entrepreneurs milliardaires de la Tech.  Le libertarisme est une théorie politique qui sacralise la liberté individuelle d’action et d’expression, appelant à étendre la logique du marché à l’ensemble des sphères de la vie sociale. Le transhumanisme est un mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et la désirabilité d’une amélioration fondamentale de la condition humaine grâce aux technologies (l’ « humanité augmentée »). Et le long-termisme développe des analyses quantifiées sur une très longue échelle de temps, tentant d’identifier les problèmes majeurs qui se présenteront à l’humanité dans un avenir plus ou moins lointain. Dans cette perspective, l’humanité est un potentiel de progrès, qu’il s’agit de préserver par anticipation, d’où la nécessité d’investir des ressources intellectuelles et économiques via la philanthropie dans cette préservation.

Cependant, si la Tech est à bien des égards une « religion », elle n’en suscite pas moins un certain nombre de critiques qui se retrouve dans les mobilisations « anti-tech ». Ces mobilisations prennent appui sur des problèmes réels. Il est vrai que le modèle économique de la Tech est un contre-modèle social et environnemental : pollution des terres et des nappes phréatiques, campus d’entreprises qui rendent dépendants de la voiture et des énergies fossiles, licenciements brutaux, contrats de sous-traitance avec des entreprises embauchant des travailleurs à bas salaires dans des pays à faible niveau de vie et sans protection des droits du travail. De plus, l’essor des grandes entreprises de la Tech s’est traduit par une forte augmentation des inégalités. Entre 2010 et 2020, le revenu médian des 10% des ménages les plus riches a augmenté de 87% (250000 dollars), alors qu’un tiers des ménages de la région vit sous le seuil de pauvreté.

La Tech, si elle est potentiellement porteuse d’un grand progrès pour l’humanité, n’en nécessite pas moins une régulation politique (pour encadrer les activités, faire respecter des principes moraux et éthiques, orienter les investissements des entreprises dans le sens du développement durable…), afin de mieux rediriger celle-ci vers son objectif : « rendre le monde meilleur ».

Voir la note de lecture du livre de Joël Mokyr « La culture de la croissance : les origines de l’économie moderne »

Quatrième de couverture

La Silicon Valley, cœur battant des nouvelles technologies, rythme le quotidien de milliards d’individus. Elle a transformé les façons de communiquer, de s’informer, de travailler, de se divertir et de s’aimer. Percées technologiques, marchés financiers, cours de justice, ses entreprises occupent le devant de la scène médiatique. De la conquête spatiale à l’informatique quantique, ses ingénieurs, repoussent les frontières de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Ses scientifiques projettent la fin de la mort et travaillent au dépassement de l’humain par la machine.

Ce livre propose une immersion dans un univers qui inspire jusqu’à Hollywood, mais qui reste paradoxalement méconnu. Loin de s’arrêter à ses grands noms, il dépeint le parcours, la mentalité et les façons de faire de ceux qui bataillent quotidiennement dans un système hypersélectif pour séduire les investisseurs, embaucher les meilleurs développeurs et trouver la solution qui changera le monde.

Du Burning Man aux mobilisations antiTech, il offre une plongée dans un monde en perpétuelle révolution, riche de promesses et d’inquiétudes pour l’avenir.

L’auteur

Olivier Alexandre est sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Centre Internet et Société, enseignant à Sciences Po Paris, ancien visiting scholar à l’université de Northwestern et de Stanford. Ses travaux portent sur la culture et le numérique.

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