Les entreprises hyperpuissantes (Prix Lycéen Lire L'Economie 2021)

François Lévèque

L'ouvrage

Dans cet essai, François Lévêque analyse les stratégies des entreprises globales qui n’ont jamais été aussi puissantes, en mobilisant la terminologie de la mythologie grecque.

3 questions à François Lévêque en partenariat avec le Prix Lycéen Lire L'Economie 2021 : 

Dans notre mondialisation, il faut distinguer selon lui les firmes géantes et les quelques « Titans » numériques (comme les fameuses GAFAM) et leur extraordinaire pouvoir de marché. Ces entreprises hyperpuissantes et « superstars » font la course en tête grâce à leurs performances financières et technologiques qui sortent clairement du lot. Selon François Lévêque, « les Titans et les autres Géants semblent devenus invincibles, protégés par d’immenses barrières technologiques, financières et commerciales, qui se dressent devant ceux qui voudraient disputer leur hégémonie ».

Ces entreprises hyperpuissantes sont toutes des firmes globales, elles se caractérisent par leur gigantisme et ces entreprises sont particulièrement productives, rentables et innovantes. À l’issue d’un processus de concentration industrielle et financière dans de nombreux secteurs de l’économie, de recherche d’efficience, d’optimisation des coûts et d’économies d’échelle, le chiffre d’affaires cumulé des 60 plus grandes entreprises atteint aujourd’hui 10 000 milliards de dollars !

Ces entreprises ont largement profité des moteurs de la globalisation économique : elles sont soumises à une concurrence plus intense, et elles peuvent cibler un marché plus vaste en exportant et en investissant au sein des différents territoires en fonction des dotations qu’ils offrent.

L’hyperpuissance des Titans

L’augmentation de la concentration industrielle n’est certes pas un phénomène récent, mais ce qui est nouveau, c’est qu’il se réalise désormais à l’échelle mondiale.

Pourtant les écarts de fortune entre les firmes se sont considérablement creusés : on assiste aujourd’hui à une concentration des profits inédite dans les entreprises superstars. En fait, l’augmentation des profits des firmes multinationales s’explique clairement ces dernières années par la croissance spectaculaire des profits des « superstars », les Titans. Ces dernières, comme les plateformes numériques, peuvent compter sur de puissantes externalités de réseau et une surface financière qui leur permettent d’innover et de breveter, et de réaliser des gains de productivité qui leur permettent de capter des rentes de monopole sur les marchés. François Lévêque rappelle d’ailleurs que les liens entre concurrence et concentration sont ambigus : l’intensité de la concurrence peut augmenter avec le nombre d’entreprises, mais inversement, plus de concentration peut être le signe de plus de concurrence. Or, « l’évolution de la technologie et du marché a conduit à une croissance des ventes des entreprises dont la productivité ou la qualité sont supérieures, croissance aboutissant à la domination des Géants et des Titans aujourd’hui ». L’auteur mobilise pour les confronter les analyses de Pierre-Joseph Proudhon, selon lequel plus la concurrence s’intensifie plus le nombre d’entreprises se réduit, et celles de Joseph Schumpeter, pour qui la concurrence déclenche un mécanisme de « destruction créatrice », sous l’impact de l’innovation, avec la disparition de certaines firmes et l’émergence d’autres. Ce processus est par exemple à l’origine d’un creusement des écarts salariaux entre les secteurs de l’économie, davantage qu’au sein des firmes elles-mêmes.

Mais « le très grand » risque-t-il de devenir « trop grand ? »

 

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« Il n’y a que deux lettres qui séparent Titans de Tyrans »

François Lévêque remarque que les Titans comme Amazon, Facebook, Google, accumulent aujourd’hui des données numériques qui « valent de l’or ». En effet ils ont une connaissance fine des préférences des consommateurs qui revêt une très forte valeur économique, et d’ailleurs, le marché de la commercialisation des données entre entreprises monte en puissance pour représenter aujourd’hui plusieurs dizaines de milliards de dollars.

Ces plateformes numériques recèlent d’ailleurs des enjeux politiques et sociaux considérables en termes de lien social (en formant des « bulles » informationnelles où les internautes peuvent s’enfermer et produire du contenu violent), et en termes de démocratie (avec le risque de donner un écho considérable aux thèses conspirationnistes). La puissance économique des Titans leurs donne, par leur pouvoir de Lobbying, une puissance politique et un très fort pouvoir d’influence à peine contrarié par le droit de la concurrence. François Lévêque rappelle notamment que ces Titans sont des « monopoles personnels » puisqu’ils ont fait la fortune de quelques stars du monde de l’entreprise comme Jeff Bezos (Amazon), Marc Zuckerberg (Facebook), Elon Musk (Tesla) ou encore Sergueï Brin et Larry Page (Google). François Lévêque pose clairement la question : « les entreprises hyperpuissantes sont-t-elles aussi puissantes que les États ? » En effet, par leur présence planétaire, les Titans influencent la politique étrangère des États mais peuvent aussi s’en forger une, et ils disposent aujourd’hui d’un haut niveau d’expertise et de compétences en matière d’affaires internationales et peuvent évaluer les risques internationaux, maîtriser les sujets géopolitiques et même peser sur ces derniers ; par ailleurs certains Titans, comme Facebook, peuvent décider de battre monnaie et challenger le pouvoir monétaire des banques centrales, même si cette firme a dû face à la réaction des États, revoir son ambition à la baisse vers un simple moyen de paiement électronique, moins ambitieux qu’une devise internationale privée ; enfin ces firmes titanesques peuvent chercher à minimiser la taxation de leurs profits et « jouer sur l’évitement fiscal, en jouant sur les failles du maquis juridique international qui régit l’impôt sur les sociétés ». Mais François Lévêque note que l’évitement fiscal des Titans s’explique aussi par les défaillances des États en matière de coopération fiscale, et l’insuffisance de gouvernance mondiale sur ces

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Le retour des États

Si « les États modernes sont prisonniers d’un territoire », les firmes hyperpuissantes se jouent des frontières grâce à leur agilité et leur mobilité. De plus, les États ont également besoin des Titans en raison des investissements directs étrangers et des créations d’emplois et des recettes fiscales qu’ils génèrent. Les États se soucient de faciliter l’émergence et le développement de leurs propres champions, et ils sont incités, avec l’aiguillon des Titans, à mettre en place et améliorer leurs politiques de recherche, de formation, d’infrastructures ou encore d’accueil de talents étrangers et de simplification administrative.

Mais au-delà de l’image des petits États impuissants face aux entreprises hyperpuissantes, « la vision manichéenne d’une suprématie des uns ou des autres n’est pas justifiée » selon François Lévêque, car les États-Nations conservent toujours une forte souveraineté en matière de politique économique et de régulation de la concurrence. Les États-Nations d’origine des Titans ont d’ailleurs besoin de ces firmes pour l’innovation et la création de richesse sur leur territoire : le numérique et la technologie sont donc bel et bien des attributs de la puissance.

François Lévêque consacre d’ailleurs un chapitre à la puissance des Titans chinois (Tencent, Alibaba, Huawei…), sous le contrôle de l’État communiste dans le cadre de l’économie socialiste de marché, et il décrypte leur opacité en termes de puissance, et le fait qu’elles vont conduire à ce que l’auteur appelle « le piège du nationalisme technologique sino-américain ». À l’image de l’affaire Huawei, la mondialisation numérique montre que la compétition entre les firmes peut être révélatrice de tensions entre les superpuissances comme à l’époque de la Guerre Froide, et ainsi, « le globalisme technologique a été un puissant ressort de leur développement passé. Le nationalisme technologique qui lui succède leur promet un monde rétréci et fragmenté ».

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Le déclin des Géants européens

Pour François Lévêque, il faut prendre conscience qu’il faut dans le futur se battre pour renforcer la souveraineté technologique et numérique de l’Union européenne, et « ce n’est pas tant l’absence de Géants en Europe qui doit inquiéter que le déclin relatif de ceux-ci, dont témoigne le recul des classements ». Ainsi, au cours des vingt-cinq dernières années, la proportion d’entreprises européennes parmi les cent premières plus grandes entreprises mondiales par leur chiffre d’affaires a baissé de près de 40%...L’Europe possède ainsi relativement moins d’entreprises hyperpuissantes, « et souffre d’un nombre insuffisant de Géants technologiques et de plateformes numériques globales ». Les causes de cette faiblesse relative sont plurielles, mais on peut citer l’insuffisante Recherche & Développement, la difficulté de trouver des méga-financements et de mobiliser le capital-risque, l’hétérogénéité du marché européen et aux fortes identités nationales. L’inquiétude devant cette faiblesse européenne et cette perte de souveraineté portent sur « la montée du nationalisme technologique et des tensions géopolitiques (qui) comporte le risque d’être un jour à la merci de l’extraterritorialité de telle décision américaine ou de telle résolution du Parti communiste chinois ».

François Lévêque juge pusillanime la politique de la concurrence américaine face aux Titans, et insiste sur le dilemme des États-Unis, pour lesquels les Titans sont tout à la fois des fers de lance de leur puissance géopolitique face à la Chine, mais constituent aussi des trusts de nature à susciter l’ire des politiques de la concurrence. L’Union européenne, avec ses Géants en déclin, pourrait choisir une alliance avec les États-Unis contre la Chine et « assister en provinciale neutre et frileuse, à une guerre froide sino-américaine ». De plus, François Lévêque estime que « la démondialisation est en marche » et que le monde pourrait se rétrécir avec un mouvement de ralentissement de la croissance des Géants et des Titans (« leur monde se rétrécit »). Mais pour l’Europe, « il est urgent de mettre un terme au recul de ses Géants et d’enfin d’enfanter des Titans ! »

Pour cela, François Lévêque propose quelques pistes de réformes structurelles à mener dans le cadre européen : augmenter les budgets alloués à la science et çà l’innovation technologique, et mieux les orienter ; pallier le manque de capacité de méga-financement pour permettre la croissance des jeunes entreprises technologiques ; approfondir le marché intérieur et supprimer les dernières entraves aux investissements croisés entre les États membres.

François Lévêque note « qu’il appartient désormais à l’Europe de devenir une puissance globale nouvelle, ni militaire ni impériale et, dans ce but, elle aura besoin de ses propres Géants et Titans ».

 

Quatrième de couverture

La puissance des entreprises globales est devenue telle qu’il faut recourir à la mythologie pour en mesurer la démesure : de Walmart à Ikea, de Microsoft à Apple, de Huawei à Airbus, les Géants mondiaux et les Titans numériques caracolent en tête et creusent l’écart avec le reste du peloton, quel que soit le critère retenu – productivité, innovation, expansion internationale, part de marché ou profit. Mais le « très grand » n’est-il pas devenu « trop grand » ? Ce livre ne se contente pas d’analyser finement les ressorts de la réussite des entreprises hyperpuissantes. Il montre qu’elles contribuent à accroître les inégalités et à miner les démocraties par leur pouvoir sur les consommateurs. Les dieux de l’Olympe – les États – n’ ont cependant pas dit leur dernier mot. Partout, la riposte s’organise. Au même moment, nationalisme technologique et fragmentation géopolitique sont à l’œuvre entre la Chine, les États-Unis et l’Europe, signes d’une démondialisation en marche. Ce basculement sonnera-t-il la fin de quarante années d’expansion continue pour les Géants et les Titans ? François Lévêque est professeur à Mines-ParisTech Université PSL, où il enseigne l’économie. Il a également enseigné à l’Université de Californie à Berkeley. Ses travaux de recherche à l’École des mines portent en particulier sur l’économie et le droit de la concurrence. Il a fondé un des tout premiers cabinets de conseil d’économie spécialisés dans les affaires d’antitrust. 

L’auteur

François Lévêque est professeur à Mines-ParisTech Université PSL, où il enseigne l'économie. Il a également enseigné à l'Université de Californie à Berkeley. Ses travaux de recherche à l'École des mines portent en particulier sur l'économie et le droit de la concurrence. Il a fondé un des tout premiers cabinets de conseil d'économie spécialisés dans les affaires d'antitrust. --Ce texte fait référence à l'édition paperback.

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