GAFA : Reprenons le pouvoir ! (Prix du Livre d'Économie 2020)

Joëlle Toledano

Dans cet ouvrage, Joëlle Toledano analyse le rôle des grandes entreprises technologiques comme Google, Apple, Facebook et Amazon (d’où l’acronyme GAFA) dans nos économies, et elle estime qu’il faut désormais bien mesurer la puissance que leur modèle économique a désormais acquis pour faire évoluer la politique de la concurrence. Certes le numérique a progressivement envahi le champ des préoccupations régaliennes, en particulier en termes de droit de la concurrence : mais tout l’enjeu consistera, pour adapter la politique de la concurrence, à maintenir les incitations à l’innovation dans ce secteur désormais clé, tout en érigeant des gardes fous, et en ouvrant le débat juridique sur le poids énorme que ces firmes ont acquis sur les marchés. Elle estime que « la transformation numérique est rapide, bouleverse les chaînes de valeur, et les intérêts de court terme sont souvent opposés à ceux de long terme, d’où les difficultés à définir l’intérêt général. Nous devons nous en donner les moyens pour fabriquer des institutions du XXIème siècle au service du bien commun ».

Elle part du constat que l’idéal libertaire et participatif qui animait les début de l’internet a cédé la place au web commercial, « où le consommateur par ses données personnelles , ses avis et/ou ses achats crée, favorise, l’attractivité des plateformes pour les entreprises qui y participent ». Aujourd’hui, les valorisations boursières des GAFA ont atteint les 1000 milliards de dollars, soit la moitié du CAC 40 ! Ces entreprises  détiennent 400 milliards de cash en réserve et investissent plus de 90 milliards de dollars en recherche et développement (soit davantage que le budget total français autour de la R&D). L’auteure rappelle que les GAFA ont aussi, à l’instar d’Apple, créé des « écosystèmes », et même des « empires », avec des services et des produits qui créent non seulement des addictions, mais également, pour les utilisateurs, un environnement complet dont il est ensuite difficile de sortir.

Lire le cours de spécialité SES en première : Première Comment les marchés imparfaitement concurrentiels fonctionnent-ils ?

L'ouvrage

 

Le pouvoir de marché des GAFA

Les GAFA proposent un nouveau modèle d’intermédiation avec une tendance à la monopolisation : certaines innovations ont été profitables au bien-être du consommateur, mais certaines stratégies ont été de nature à verrouiller les marchés et ont pu créer des comportements de rente. Les plateformes numériques offrent des services qui facilitent via internet la mise en relation de deux ou plusieurs types d’utilisateurs distincts et interdépendants : or ces plateformes (Apple store, Google Play Store, BlaBlaCar, AirBnB, Facebook, YouTube, etc.) ont progressivement pénétré tous les secteurs économiques, et certains analystes parlent même de « plateformisation de l’économie ». Elles modifient l’organisation économique, transforment les secteurs d’activité, modifient les chaînes de valeur, et génèrent de nouvelles formes d’emploi, et elles produisent aussi d’énormes quantités de données traçant les activités des internautes. Les économistes appellent parfois cela des « marchés bifaces » : en effet, les clients de deux marchés sont alors mis en relation, avec ceux qui veulent faire de la publicité et ceux qui regardent les émissions de télévision et sont exposés à la publicité.

 

  • L’auteure décrypte ainsi quelques mécanismes économiques au cœur de ce secteur d’activité :

Les comportements respectifs de ces firmes sont susceptibles d’agir sur le marché de l’autre, et le développement de l’une peut avoir des conséquences sur le développement de l’autre. Ces plateforme numériques créent donc des « externalités de réseaux indirectes » : si l’on prend l’exemple d’Uber, les consommateurs sont d’autant plus nombreux à utiliser la plateforme que les chauffeurs seront nombreux ;

  • Elles entraînent aussi des « externalités directes de réseaux » puisque l’augmentation du nombre de clients améliore la satisfaction des clients, avec des entreprises comme Facebook, et son contrôle d’Instagram et WhatsApp, dont l’attractivité du réseau social augmente avec le nombre d’utilisateurs (pour générer « des univers vastes et sans couture »).
  • Un rôle important des économies d’échelle (qu’on observe d’ailleurs au cœur d’autres industries de réseaux comme l’électricité , les chemins de fer…) : avec la même plateforme technique, le logiciel peut être utilisé sans coût supplémentaire par de plus en plus de clients, et être déployé zone après zone dans le cadre de l’économie internationale. Les très fortes économies d’échelle permettent de baisser drastiquement les coûts par client et d’augmenter les marges avec la croissance du nombre d’utilisateurs une fois les coûts fixes amortis ; grâce au big data, l’entreprise pourra affiner l’offre qu’elle propose et améliorer l’efficacité des services, et le cas échéant, monétiser ces services.
  • S’enclenche aussi avec ces plateformes une dynamique du « Winner takes all », le gagnant ramasse la mise, puisqu’une fois que la taille critique est atteinte, les recettes permettant de couvrir les coûts fixes, tout client supplémentaire augmente la marge de manière exponentielle, avec un coût marginal du client supplémentaire faible ou nul, d’où une monopolisation croissante du marché.
  • Ces entreprises technologiques réalisent également des « économies d’envergure » : chaque nouveau service exploite l’infrastructure et les outils en place, et peut donc être déployé à moindre coût. Par ces mécanismes, les GAFA, acteurs transnationaux, ont ainsi accru considérablement leur pouvoir de marché, d’autant que leur écosystème a organisé la fidélisation du consommateur en rendant de plus en plus coûteux et de moins en moins attractif le changement de solutions d’accès.

Par un ensemble de rachats et de fusions et d’acquisitions, les GAFA ont ainsi entrepris de « verrouiller les marchés », et l’auteure rappelle que le droit à la concurrence a toujours cherché, dès le début du XXème siècle et le démantèlement de la firme pétrolière Standard Oil, en application du Sherman Act de 1890, à limiter le pouvoir de marché des trusts et lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des entreprises.

 

Mais face au pouvoir de marché aujourd’hui considérable de certaines firmes, comme Google et Facebook notamment, Joëlle Toledano considère que « la réactivité des juridictions n’a pas suivi celle des GAFA ». D’autant que « les acteurs en charge de la concurrence ont du mal à admettre que l’existence d’acteurs qui ont réussi à verrouiller leurs marchés comme les GAFA constitue un échec du droit de la concurrence, et quand ils l’admettent -ils commencent à le faire- mais pas tous, ils ont du mal à en tirer les conséquences ». Elle insiste particulièrement sur l’asymétrie d’information entre le régulateur et ce type d’entreprises dans des activités qui impliquent un très haut niveau de technicité et d’opacité : il est alors très difficile pour les institutions en charge du droit de la concurrence d’accumuler des preuves tangibles dans ces activités de l’immatériel où les algorithmes sont changés régulièrement et nécessitent des moyens importants pour les surveiller, et éventuellement prouver des pratiques qui seraient des entraves à la concurrence (« le temps du numérique est incommensurablement plus rapide »). L’absence de transparence se révèle d’autant plus problématique  pour les pouvoirs publics qu’ils ne disposent ni des compétences ni des moyens pour toujours vérifier la licéité de certaines pratiques.

Certes les problèmes de la concurrence loyale ou déloyale ne sont pas les seules inquiétudes autour de la puissance de ces géants du numérique : le contrôle des contenus haineux, l’utilisation des données personnelles, les infos, la cybercriminalité, le contournement des fiscalités nationales, ou bien les conditions de travail des travailleurs employés dans ces plateformes, sont autant de dossiers épineux qui ont une portée à la fois économique et politique dans nos démocraties.

En détaillant le cas d’Amazon, l’auteure montre aussi que les GAFA deviennent également des régulateurs privés de leur écosystème qui organisent, réglementent, incitent et sanctionnent les participants de leurs plateformes, et les forcent à se conformer à leurs règles (« quand le code privé se substitue à la loi »). Selon Joëlle Toledano, « les acteurs qui ont défini leurs lois, avec le code, doivent être considérés comme responsables, et les pouvoirs publics doivent se donner les moyens de les contrôler ».  

 

Déverrouiller les marchés

 

De nombreux rapports d’expert ont montré que ces marchés des plateformes numériques ne sont guère « contestables » au sens de la théorie économique, en raison des phénomène de monopolisation des marchés, et d’opacité des comportements. Dès lors, depuis quelques années, de nombreuses analyses montrent que les bénéfices de la puissance des GAFA (innovation, bien-être des consommateurs) sont devenus inférieurs aux coûts : « malgré des avantages considérables, le rôle éminent des grandes entreprises du numérique avec leurs plateformes et leurs données soulèvent de très sérieux problèmes, avec des effets négatifs sur la concurrence, l’innovation et, en définitive, le bien-être des consommateurs ».  

De plus, Joëlle Toledano évoque, au-delà des questions microéconomiques de concurrence sur les marchés, les risques macroéconomiques : si les GAFA ont pu porter l’innovation, les effets des plateformes numériques sur la croissance sont très ambigus, et ils pourraient être en partie responsable du ralentissement des gains de productivité qu’on observe depuis longtemps dans les pays de l’OCDE. Celui-ci s’expliquerait d’ailleurs par une insuffisante diffusion des innovations disponibles des firmes les plus efficaces vers le reste de l’économie. La puissance des GAFA, et leurs stratégies pour verrouiller les marchés, entraînerait une plus faible incitation des nouvelles entreprises à innover, devant la difficulté à « challenger » ces grandes firmes « superstars » pour rentabiliser les investissements, au détriment de la prospérité collective. Dès lors, « de solution aux problèmes de croissance et de productivité, les « superstars » censées tirer le reste de l’économie vers la frontière technologique par le développement de l’innovation, deviendraient le problème ».     

 

Selon Joëlle Toledano, il est urgent de revenir à des marchés régulés et concurrentiels dans les démocraties occidentales. Pour elle, un démantèlement des GAFA relève de l’incantation, notamment parce que ces firmes sont aussi un levier de la puissance américaine dans les tensions géopolitiques de plus en plus fortes avec la Chine. Mais elle plaide, dans le cadre de l’Union européenne, face aux limites des sanctions décidées par l’Union européenne (comme celles que Google a pu encourir), pour une profonde évolution de la politiques de la concurrence :

  • Une responsabilisation des plateformes et une plus grande transparence des algorithmes, en s’appuyant sur les lanceurs d’alerte,
  • Un renforcement des moyens juridiques et d’analyse technique du régulateur,
  • Une évaluation régulière de l’impact de ces mesures sur l’évolution du modèle économique des plateformes,
  • L’auteure plaide également, dans le cadre de marchés nationaux et d’acteurs transnationaux, pour une plus forte coordination entre les juridictions nationales et le régulateur européen.
  • Elle propose aussi de réguler, pour une plus forte ouverture à la concurrence, non pas des plateformes, mais des entreprises et les modèles économiques globaux créés autour de celles-ci, et organisés en écosystèmes.

 

Cela passe par deux types d’instruments juridiques :

  • Un code de bonne conduite pour empêcher les abus de position dominante, avec un contrôle des acquisitions sur les marchés, de la transparence et de la loyauté des algorithmes, etc.
  • Des outils pour organiser au cas par cas, chaque écosystème, dans l’esprit de la régulation des industries de réseaux plus traditionnelles, afin de déterminer les segments à ouvrir davantage à la concurrence.        

In fine, dans cet ouvrage, Joëlle Toledano plaide pour un renforcement de la souveraineté de l’Union européenne et l’établissement de contre-pouvoirs plus puissants face à la domination actuelle des GAFA.

 

Quatrième de couverture

Il y a vingt ans Apple entamait avec le retour de Steve Jobs sa seconde vie. Google et Amazon étaient des start-up et Facebook n'existait pas. Vingt ans après, les GAFA font partie des entreprises les plus puissantes au monde. N'avons-nous pas fait preuve de naïveté face à ces jeunes pousses qui se réclamaient de la liberté d'entreprendre et de l'innovation ? Peut-on encore lutter contre ces empires plébiscités par les consommateurs et aux ambitions sans limite ? Joëlle Toledano montre dans ce livre comment les GAFA arrivent à s'extraire du droit commun, à verrouiller la concurrence, à définir leurs propres règles en s'appuyant sur l'efficacité des outils numériques. Dénonçant notre retard face à ces entreprises sophistiquées et agiles, elle nous exhorte à comprendre ce nouveau monde et à reprendre l'initiative. La transformation numérique est rapide, bouleverse les chaînes de valeur. Les intérêts de court terme sont souvent opposés à ceux de long terme, d'où les difficultés à définir l'intérêt général. Donnons-nous les moyens de fabriquer les institutions du XXIe siècle au service du bien commun !

 

L’auteur

Joëlle Tolédano est professeur émérite en sciences économiques à Paris Dauphine. Elle a été membre du Collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP, 2005-2011) et intervient régulièrement comme conseil auprès du gouvernement sur des missions de régulation.

 

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