La culture de la croissance : les origines de l’économie moderne

Joël Mokyr

Dans cet ouvrage, Joel Mokyr décrypte les racines culturelles qui ont favorisé la croissance économique à partir de la Révolution industrielle : il évoque un climat intellectuel particulier, une « culture de la croissance », c’est-à-dire des croyances, des valeurs, et des préférences, favorables au progrès, à la science, et à la circulation des connaissances. Cet éthos a permis en Occident de légitimer un « savoir utile », appliqué à la résolution de questions pratiques et à la production. En articulant les apports de la science économique et ceux de la théorie de l’évolution culturelle, l’approche de Joel Mokyr entend répondre à des questions clés : pourquoi les gens avancent-ils des idées nouvelles ? Comment celles-ci parviennent-elles à supplanter les anciennes ?

Dans ces lignes l’auteur montre comment les idées des « Lumières », à l’aube des Temps Modernes, ont préparé les changements considérables qui ont bouleversé l’histoire économique avec le décollage industriel en Europe, phénomène inédit dans l’Histoire de l’Humanité. C’est au cours de la période 1500-1700 qu’ont été posées les bases de la croissance moderne : « attitude et aptitude ont été les forces motrices du progrès technique, et, finalement, des performances économiques ».

Selon Joel Mokyr, l’explosion du progrès technique en Occident a été rendue possible par des changements culturels : « c’est au fil des siècles que la culture et les institutions européennes ont été façonnées pour devenir plus propices au genre d’activités qui allaient finalement conduire aux bouleversements économiques d’où sont issues les économies modernes ».

L’esprit des Lumières a comporté deux idées décisives pour comprendre la culture de la croissance, l’accumulation du capital physique et humain, et la maitrise des ressources naturelles :

  • L’idée que le savoir et la compréhension de la nature peuvent et doivent être employés pour faire progresser les conditions matérielles d’existence ;

  • La conviction que le pouvoir politique et les gouvernements ne sont pas là pour servir les riches et les puissants, mais la société dans son ensemble ;

 

Nature et technique

Sans nier le rôle des institutions (droits de propriété, organisation de l’Etat, du droit commercial des contrats, etc.), mis en avant par de nombreux économistes, Joel Mokyr insiste sur l’explosion de la science et de la technique qui a créé un terreau favorable à l’éclosion des grappes d’innovations et engendré la croissance et ce qu’il nomme le « Grand Enrichissement », soit une progression sans précédent dans l’Histoire des niveaux de vie : celle-ci a été possible grâce à l’affaiblissement des forces du conservatisme social face à l’innovation, et par la croyance de plus en plus forte dans l’idée de progrès des sociétés. Le facteur décisif a été l’interaction sociale entre les élites scientifiques et techniques qui ont pu échanger sur des projets qui ont permis des sauts technologiques, certes modestes, mais qui, au fil du temps, se sont cumulés, jusqu’à introduire de véritables innovations de rupture dès le milieu du XVIIIème siècle. Après 1500, une élite éduquée a progressivement considéré les nouvelles informations de manière pragmatique, et l’esprit scientifique a gagné du terrain partout en Europe (France, Angleterre, Pays-Bas…), notamment par le biais de nouveaux moyens de communication (comme l’imprimerie).

La technologie a accéléré cette évolution : l’apparition du microscope, du télescope, du baromètre et d’autres instruments nouveaux a ouvert de nouveaux horizons aux scientifiques, tandis que les nouvelles connaissances scientifiques dépendaient elles-mêmes de progrès techniques dans les domaines du verre, de la papeterie, des chantiers navals, de la navigation et de l’horlogerie. Joel Mokyr appelle « entrepreneurs culturels » cette petite élite qui a permis la diffusion de ce corpus de savoirs dans la population, en imposant de nouvelles croyances et convictions sur le « marché des idées » (comme Adam Smith, Marx ou John Maynard Keynes surent le faire en leurs temps). L’Europe, malgré la mainmise de l’Eglise pendant longtemps, et les risques encourus par les « entrepreneurs culturels » contestant les dogmes, a été le théâtre de progrès intellectuels décisifs avec des personnages aussi importants que Francis Bacon, John Locke ou Isaac Newton, qui ont imposé l’idée que la science et la raison pouvaient expliquer la Nature.

Innovation, compétition, pluralisme

Joel Mokyr insiste aussi dans son ouvrage sur l’importance du pluralisme des idées en Europe qui a pu s’établir dans cette période 1500-1700, au sein de ce qu’il nomme la « République des Lettres », c’est-à-dire une élite de savants éduqués et soucieux de partager leurs idées au-delà des frontières nationales pour fonder une communauté scientifique : « la créativité technologique s’épanouit dans l’Europe du XVème siècle avec la presse d’imprimerie à caractères multiples à caractères mobiles, la fonte du fer, et de grands progrès dans la construction des navires et les instruments de navigation ». L’intégration des idées des savants étrangers a été un moteur puissant selon l’auteur, car elle a créé une émulation et un bouillonnement aboutissant à un regard neuf sur les choses. La fragmentation politique de l’Europe, si elle a pu générer des conflits guerriers dévastateurs, a été un catalyseur de la compétition entre les savants, et entre les nations en quête d’excellence économique et de maitrise des arts et des sciences. La fragmentation politique de l’Europe a été de pair avec une unité intellectuelle et culturelle, et un « marché intégré des idées » : « la fragmentation politique et le pluralisme concomitant de l’Europe devinrent donc une clé de son développement intellectuel ». Ce pluralisme culturel, moins présent en Chine alors que le pays pouvait compter sur de grands savants, a été un atout précieux pour dépasser les forces conservatrices et les risques de persécution intellectuelle.

 

Joel Mokyr montre ainsi que les idées libérales de tolérance religieuse, de libre entrée sur le marché des idées et de croyance au caractère transnational de la communauté des savants, ont été essentielles à l’émergence de la pensée des Lumières. C’est ce marché des idées qui a permis aux innovateurs de diffuser leurs découvertes dans la société, et d’offrir aux inventeurs de la Révolution industrielle un environnement très propice à l’esprit d’entreprise. La diffusion des connaissances a été aussi permise par la non excluabilité et le caractère non rival des connaissances, à même de créer de puissantes externalités positives. Cette « République des Lettres » était gouvernée par quelques règles claires : la liberté d’entrée, la contestabilité (soit le droit de défier toute forme de savoir), la transnationalité et l’engagement de placer les connaissances nouvelles dans le domaine public. Joel Mokyr insiste sur un trait tout particulier : la conviction, popularisée par Francis Bacon, que le savoir, en fin de compte, a pour finalité de rendre service à l’humanité dans son ensemble, et que la démarche expérimentale et le pragmatisme devaient servir de boussoles et prévaloir. La croyance dans le progrès a progressivement créé un souffle nouveau d’optimisme social (« une culture du progrès ») : la science est ainsi devenue progressivement d’intérêt général, et les savants reconnus comme des acteurs intournables du progrès économique et social.

 

Joel Mokyr évoque aussi dans son ouvrage les « Lumières industrielles », soit les esprits soucieux de trouver un débouché à leurs idées dans l’amélioration de bien-être matériel de tous, qu’il désigne comme l’« extrémité de la distribution du capital humain », mouvement certes d’esprits brillants, mais voués à la diffusion et à la dissémination du savoir et des idées : comme pour la « République des Lettres », le progrès technique pendant la Révolution industrielle, fut l’affaire d’une minorité d’inventeurs, d’artisans, mécaniciens, certes. Mais les forces de la concurrence en économie de marché ont emporté un mouvement cumulatif de création de richesses sur le continent européen, et particulièrement en Angleterre, le berceau de la révolution industrielle, au bénéfice du plus grand nombre. Pour Joel Mokyr, les facteurs culturels ont ainsi pesé de manière déterminante dans le processus qui a conduit à l’émergence d’une économie d’innovation qui a libéré les forces productives et l’esprit d’entreprise.

Quatrième de couverture

A la fin du XVIIIe siècle, une floraison d'inventions techniques a donné naissance à la Révolution industrielle et à la croissance économique régulière dont est issue la prospérité sans précédent d'aujourd'hui. Or, si le déroulement de cet épisode capital est désormais bien connu, ses origines demeurent mystérieuses. Pourquoi la Révolution industrielle s'est-elle produite en Occident et pas ailleurs ?

La thèse de Joel Mokyr est qu'elle a été rendue possible par une culture de la croissance propre à l'Europe moderne et consacrée par les Lumières européennes. Les bases en ont été jetées dans la période 1500-1700, qui a vu les premières avancées scientifiques et techniques destinées à nourrir les développements explosifs de la suite. Elle a été favorisée par la fragmentation politique de l'Europe.

Celle-ci a créé les conditions d'un "marché des idées" fonctionnant autour de la République des Lettres et assurant à la fois la protection des novateurs hétérodoxes et la circulation de leurs travaux. La comparaison avec la Chine achève de faire ressortir cette particularité européenne. En dépit de niveaux d'activité intellectuelle et technologique similaires, la version chinoise des Lumières est demeurée sous le contrôle de l'élite dirigeante, là où le polycentrisme européen a permis son expression indépendante.

Combinant histoire économique, histoire des sciences et des techniques et histoire intellectuelle, Joel Mokyr montre, contre le préjugé selon lequel les idées ne sont que le reflet de l'infrastructure matérielle, comment la culture, les croyances, les valeurs ont été le facteur décisif de la transformation sociale. Un nouveau regard sur les racines de la modernité qui éclairera tous ceux qui s'interrogent sur la place que l'économie a prise dans notre monde.

L’auteur

Joel Mokyr est professeur d'économie à la Northwestern University.

Il est notamment l'auteur de The Lever of Riches : Technological Creativity and Economical Progress (Presses universitaires d'Oxford, 1990), et The Gifts of Athena : Historical Origins of the Knowledge Economy (Presses universitaires de Princeton, 2002).

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