La course à la suprématie monétaire mondiale à l’épreuve de la rivalité sino-américaine

Michel Aglietta, Guo Bai, Camille Macaire

Résumé

Ce livre offre une grille analytique très stimulante pour comprendre les défis qui se posent au système monétaire international à l’épreuve de la rivalité sino-américaine et des changements technologiques du numérique. Sa conclusion est qu’une coopération internationale dans un cadre institutionnel multipolaire est désormais nécessaire, pour répondre aux enjeux de la liquidité globale, de la soutenabilité écologique, et de la stabilité économique et financière en visant le bien commun.

Voir le chapitre du programme de classe préparatoire « L’évolution du système international depuis le XIXème siècle-Grands auteurs

L’ouvrage

Ce livre pose la question de la monnaie internationale. Comment sont régis les rapports entre les devises nationales dans les transactions internationales ?

C’est l’hégémonie d’une puissance dominante politiquement, économiquement et militairement, qui a apporté des réponses dans le capitalisme industrialisé avec l’émergence, puis l’affirmation de la devise-clé. Une telle organisation n’est stable que si « l’hégémonie » est bienveillante, c’est-à-dire reconnue par les autres pays participant aux échanges internationaux comme donnant plus d’avantages pour l’intégration commerciale et financière que d’inconvénients pour les pays subordonnés. Lorsqu’il n’en est plus ainsi, se pose la question d’un renouvellement des principes du Système monétaire international (SMI). Il y a deux raisons aujourd’hui qui expliquent la détérioration de l’hégémonie du dollar.

La première raison est l’émergence de la Chine qui vient bouleverser l’ordre économique et financier mondial. Deuxième économie en taille de PIB après les Etats-Unis, elle est aussi devenue le premier créancier international du monde. L’expansion rapide de son système financier a fait émerger des mégabanques qui occupent les premières places mondiales en termes de taille d’actifs. Cette fulgurante ascension interroge sur la place de la monnaie chinoise dans le nouvel ordre international, avec un enjeu monétaire qui est le découplage vis-à-vis du dollar. Ceci dit, il n’est pas évident que la Chine puisse à ce stade prouver sa capacité à émettre un actif de réserve. En effet, cette volonté est partiellement contradictoire avec la primauté du contrôle et de la planification de l’économie qui sont au cœur du modèle économique et politique du pays.

La deuxième raison est l’avènement de l’économie numérique, et la monnaie est concernée au premier chef. Cet avènement s’est produit en premier lieu au début du XXIème avec l’ouverture des systèmes de paiement à des opérateurs non bancaires sans remettre en cause la logique sociale de la monnaie en tant que fondement de la valeur. Il s’est poursuivi ensuite avec les cryptomonnaies (comme le bitcoin) qui sont cependant elles aussi indépendantes des systèmes monétaires officiels existants. Mais le problème change de nature avec les stablecoins émis par des monopoles privés. Aux Etats-Unis, le projet Libra de Facebook de 2018 (finalement abandonné en 2022) visait bien à créer une monnaie mondiale sous la direction d’une institution privée, constituant une menace véritable pour la souveraineté monétaire. Face à cette menace, la véritable réaffirmation de la souveraineté monétaire passe par l’invention de la monnaie digitale de banque centrale (central bank digital currency, CBDC), et là aussi, la Chine est en avance avec l’e-CNY, qui a été officiellement introduit à travers des projets pilotes dès la fin 2019. Les conséquences peuvent être importantes, car la Chine, avec ce projet, cherche à développer un réseau de paiements transférables entre de multiples monnaies digitales de banque centrale.

Face à ces évolutions se pose maintenant la question de la mise en place d’un cadre multilatéral ^pour affronter les problèmes globaux. Le fil directeur de l’ouvrage s’inspire des propositions de Keynes au moment de la conférence de Bretton-Woods. La perspective est de faire des Droits de tirage spéciaux (DTS) le pivot de la liquidité ultime en transformant leurs conditions d’émission et en renforçant le pouvoir macroéconomique de régulation du Fonds monétaire international (FMI). Dans ce cadre multilatéral, l’émission d’un DTS digital trouverait toute sa place.

I- Retour sur l’hégémonie du dollar

L’histoire du SMI n’est pas celle d’un enchevêtrement d’accords bilatéraux entre divers pays et leurs monnaies respectives. Au contraire, cette histoire montre plutôt l’émergence d’une puissance dominante capable d’émettre une monnaie, à cours ou à acceptation internationale. C’est le concept de « devise-clé ». Il en est ainsi depuis la révolution industrielle qui a intégré à l’époque les échanges internationaux dans le système de l’étalon-or sterling.

Aujourd’hui, dans le système de Bretton-Woods, même révisé, ce sont les Etats-Unis qui exercent cette responsabilité, que l’on qualifie parfois de « privilège exorbitant » : le dollar américain est le pivot des relations commerciales et financières globales. Dans ce système, deux processus de régulation sont à l’œuvre : d’une part, la fourniture de la liquidité internationale, donc de l’actif de réserve ultime (le dollar) dans les montants qui répondent aux besoins de financement et de règlement des transactions internationales de toute nature ; d’autre part, l’établissement des prix internationaux, donc des taux de change qui facilitent des ajustements compatibles avec la réalisation de gains mutuels à l’échange. L’offre de réserve ultime fournie par la devise-clé dépend de la demande des non-résidents pour les opérations qui concernent leur participation aux échanges internationaux. Il faut en conséquence que ces acteurs économiques soient confiants dans le fait que cette monnaie dominante puisse conserver son statut.

Au cours de l’histoire de la seconde moitié du XX ème siècle, le système de Bretton-Woods a d’abord été déstabilisé dans les années 1960 par le « paradoxe de Triffin » : alors que l’offre de liquidité ultime résulte des choix de politique économique du seul pays émetteur, la demande de liquidité dépend elle des paiements internationaux, plus exactement de la demande de liquidité par les non-résidents pour les opérations qui concernent leur participation aux échanges internationaux. Ce dilemme de la stabilité hégémonique a détruit le système de Bretton-Woods en 1971, et a pris ensuite la forme de l’instabilité financière internationale et de ses impacts économiques pour les pays qui la subissent, à savoir pour l’essentiel les pays émergents et en développement.

Depuis 2008, dans un contexte d’instabilité des marchés financiers dans un univers de plus en plus incertain, la prépondérance du dollar a été renforcée par la préférence pour les actifs sûrs, d’autant plus que l’inflation a été basse pendant longtemps. L’acquisition massive par la Réserve fédérale d’obligations du Trésor des Etats-Unis a fait tripler la taille de son bilan, donnant aux marchés américains de la dette publique une liquidité sans pareille. C’est pourquoi le dollar est la valeur refuge dans les crises sévères.

La prépondérance du dollar demeure donc considérable. Sa part dans les réserves officielles de change recensées par le FMI n’a diminué que de 66% à 59% entre 2015 ET 2020. Toutefois, la persistance de cette suprématie financière contraste avec l’effritement de la domination des Etats-Unis dans l’économie mondiale, en particulier du fait de l’émergence de la Chine au rang de grande puissance. Certes, les externalités de réseau dans les paiements jouent en faveur de la résilience de la devise-clé. Mais, selon le FMI, le poids agrégé des pays émergents et en développement dans le PIB mondial, évalué en parité de pouvoir d’achat, est passé de 37% en 1980 à 59% en 2018, alors que la part des Etats-Unis baissait de 22% à 15%. Bref, le monde est devenu multipolaire, alors que le régime de croissance des pays de l’OCDE connaissait les difficultés croissantes que sont le ralentissement de la productivité, la montée des inégalités sociales, le poids de la dette et les dégâts environnementaux.

Voir la note de lecture du livre de Barry Eichengreen « Un privilège exorbitant »

II- L’émergence de la Chine et les avancées technologiques de la finance

L’émergence de la Chine vient bouleverser l’ordre économique mondial. Deuxième économie en taille de PIB après les Etats-Unis, elle est aussi devenue le premier créancier international du monde. L’expansion rapide de son système financier a fait émerger des mégabanques qui occupent les premières places mondiales en termes de taille d’actifs. Cette fulgurante ascension soulève trois questions fondamentales.

La première de ces questions concerne le rééquilibrage de l’ordre monétaire établi pour intégrer ce nouveau partage de la puissance financière mondiale. La Chine cherche désormais à faire de l’innovation le socle de ses relations internationales, et cette orientation s’accompagne d’une vision de long terme qui prône le découplage vis-à-vis du dollar, et l’émergence d’un système monétaire international multipolaire.

La deuxième question interroge la capacité de la Chine à émettre un actif de réserve qui pourrait porter l’internationalisation de sa devise. Il s’agit de savoir dans quelle mesure on peut concilier l’ouverture financière avec la planification économique de long terme. Cela pose la question de la compatibilité du modèle chinois fondé sur la planification économique avec le schéma d’ouverture qui est la référence dans le cadre néolibéral de la finance mondialisée.

La dernière question vise à comprendre le mode d’internationalisation financière que la Chine est en train de construire. Malgré des marchés financiers contrôlés et peu sophistiqués, elle attire des flux importants de capitaux et développe des liens financiers puissants avec un nombre croissant de pays émergents par le biais d’investissements et de lignes de crédits bilatéraux. C’est là une insertion dans le système financier international qui suit un chemin différent des cadres éprouvés jusqu’à présent.

Outre le développement chinois, la remise en cause de la domination du dollar peut aussi s’expliquer par les avancées technologiques de la finance. Nous sommes en effet en présence d’une myriade d’innovations privées en matière monétaire et financière, avec la multiplication de nouveaux moyens de paiement (porte-monnaie électronique, nouveaux applicatifs et codes sur Internet…), et l’apparition de « monnaies numériques », comme le bitcoin, qui se présentent comme des moyens de paiement et se veulent des réserves de valeur alternatives pour les utilisateurs des anciennes monnaies nationales. Si on peut penser que ces cryptomonnaies ont un avenir limité parce qu’elles mettent notamment en cause le principe de « confiance hiérarchique » (confiance qui s’établit entre les usagers de la monnaie et une puissance politique responsable de l’intégrité du système de paiement), il n’en reste pas moins qu’elles comportent certains risques pour les Etats. Ces risques sont d’ailleurs aggravés par les stablecoins des grandes firmes de la BIG Tech. Ces firmes ont en effet commencé à mettre en place des moyens de paiement internes qui facilitent les règlements dans une nouvelle unité entre des comptes privés, et en-dehors des systèmes gérés par les banques centrales.

Face à ces évolutions, une réponse logique des autorités serait de mettre en place elles-mêmes de véritables monnaies numériques souveraines, les central bank digital currencies (CBDC). A ce propos, il convient de souligner que la Chine a multiplié les expériences avancées en ce domaine. Elle a conservé une planification méthodique et accumulé des acquis dans la création et la maîtrise des nouvelles technologies financières en matière de paiement, de nouvelles formes d’évaluation du risque et de sélection sur ses marchés de crédit, et la mise en place de sa propre monnaie numérique de banque centrale, le RMB ou yuan numérique, ou encore « e-CNY ».

Voir la synthèse « La croissance chinoise peut-elle échapper aux déséquilibres ? »

Voir l’actu-éco : l’avenir des cryptomonnaies

III- Vers une solution coopérative globale ?

L’absence de coopération internationale en matière monétaire conduit à multiplier les « risques systémiques », nommés maintenant « cygnes verts » à la Banque des règlements internationaux. Il y a donc nécessité de coopération et de régulation grandissantes, surtout que comme on vient de le voir le SMI ancien est dépassé à la fois par la rivalité entre les deux prétendants pour être la puissance dominante que sont les Etats-Unis et la Chine (avec des risques et des coûts élevés associés à un scénario non coopératif), et par les Big Tech, qui peuvent désormais remettre en cause les souverainetés monétaires nationales.

Selon Michel Aglietta et ses co-auteurs, ce nouvel arrangement que doit être une réponse multilatérale aux défis de la confiance et de la numérisation ainsi qu’à l’exigence d’un système international de règlements stable pourrait s’inscrire dans la lignée des réflexions de Keynes sur l’avenir du SMI, développées au moment de la conférence de Bretton-Woods.

La perspective est de diriger nos efforts vers la mise en place d’une monnaie globale, les Droits de tirage spéciaux (DTS), et surtout à une forme numérique de celle-ci, un DTS numérique. Cette rénovation du SMI doit se faire dans un cadre polycentrique et multilatéral, c’est-à-dire avec une coopération institutionnalisée. De plus, on peut imaginer qu’une institution existante (le FMI) ou nouvelle, ou combinant les deux, pourrait émettre cette liquidité globale avec toutes les précautions nécessaires pour créer et faire durer une situation d’équilibre, utilisant des technologies nouvelles, et permettant d’envisager un début de politiques globales pour le financement et pour la liquidité.

Voir le fait d’actualité : « Du yuan dans les DTS : l’affirmation internationale de la monnaie chinoise »

Quatrième de couverture

Ce livre est consacré aux bouleversements de l’économie mondiale au XXIème siècle. Comment l’ascension fulgurante de la Chine, deuxième puissance économique du monde derrière les Etats-Unis et en voie de devenir la première après 2030, met-elle en cause l’hégémonie du dollar ? Quelles en sont les conséquences pour le système monétaire international ? Comment tenir compte de cette nouvelle donne monétaire pour affronter les défis écologiques de la planète ?

Ce livre étudie la rivalité géopolitique découlant de la montée en puissance de la CQHINE ; Il dévoile une dimension qui n’est pratiquement jamais abordée par la recherche économique occidentale : les transformations de la monnaie en Chine et, notamment, la création d’une monnaie digitale de banque centrale.

Michel Aglietta, Guo Bai et Camille Macaire analysent ici les contradictions qui en découlent pour la suprématie du dollar. Ils plaident pour une réforme approfondie du système monétaire international sous l’égide d’un Fonds monétaire international enfin libéré de la contrainte du dollar et digne de ce nom.

Les auteurs

Michel Aglietta est professeur émérite à l’université Paris-Nanterre et conseiller scientifique au CEPII. Il a été membre de l’Institut universitaire de France et membre du Haut Conseil des finances publiques.

 
Guo Bai est professeure de stratégie et d’entrepreneuriat à la China Europe International Business School (CEIBS), où elle dirige également le programme d’enseignement pour les futurs dirigeants. Elle est aussi chercheure associée à l’Université Fudan de Shanghai.


Camille Macaire est économiste à la Banque de France et chercheuse associée au CEPII. Ses travaux portent sur la finance internationale, le système monétaire international et la Chine.


Luiz Pereira da Silva est directeur général adjoint de la Banque des règlements internationaux à Bâle. 

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