Un privilège exorbitant

Barry Eichengreen

L'ouvrage 

 

De cette domination, les Américains tirent des avantages économiques considérables : la large utilisation internationale du dollar est un avantage pour les entreprises américaines, puisqu’un exportateur outre-Atlantique sera payé dans la monnaie qu’il utilise pour rémunérer ses travailleurs, ses fournisseurs et ses actionnaires (alors que les entreprises des autres pays devront acquitter des coûts de conversion) ; les banques américaines n’ont pas besoin de se couvrir contre les fluctuations du taux de change, contrairement aux autres établissements qui reçoivent des dépôts en dollars ; les Etats-Unis engrangent toujours un gain de seigneuriage (allusion au droit du seigneur de battre monnaie et de conserver pour lui-même une partie du métal précieux utilisé pour la frappe des pièces) : « fabriquer un billet de 100 dollars ne coûte que quelques cents à l’imprimerie nationale des Etats-Unis, mais pour l’obtenir, les autres pays doivent débourser 100 dollars de biens et services réels (…) Environ 500 milliards de dollars circulent à l’extérieur des Etats-Unis ; en contrepartie, les étrangers ont dû fournir aux Etats-Unis 500 milliards de dollars de biens et services réels » ; les banques et les entreprises du monde entier sont toujours prêtes à détenir davantage de titres libellés en dollars (effets de commerce, obligations) : ainsi, le taux d’intérêt que les Etats-Unis doivent payer sur leur dette extérieure est inférieur au taux de rendement de leurs investissements à l’étranger, et le pays peut ainsi tolérer un déficit commercial (exportations supérieures aux importations) important et consommer davantage que ce qu’il produit. Durant les années 1960, Charles De Gaulle avait critiqué vigoureusement ce privilège exorbitant qui pousse les autres pays à soutenir le niveau de vie américain et subventionner les multinationales américaines. Depuis la crise financière 2007-2009, ce privilège des Etats-Unis est à nouveau contesté de toutes parts, en particulier par les pays émergents qui, en dernier ressort, financent le déficit extérieur américain. De plus, la dépréciation du dollar sur le marché des changes depuis 2007 (d’environ 10%) a en fait renforcé la position financière des Etats-Unis puisque leurs investissements étrangers ont pris de la valeur à mesure que le dollar baissait, tandis que les actifs en dollars possédés par les pays émergents (notamment) perdaient de leur valeur. Puisque les actifs en dollars constituent toujours des valeurs refuge pour les pays étrangers (comme les bons du Trésor), le gouvernement fédéral a pu emprunter sur les marchés financiers à de faibles taux d’intérêt, dont les ménages et les entreprises ont pu également profiter.

Les leçons de l’histoire monétaire

Pourtant, l’aggravation de la crise et le creusement des déficits et de la dette pourraient conduire à une remise en question de la domination des Etats-Unis dans les relations monétaires internationales : les autres pays seraient sur le point de se détourner progressivement du billet vert au profit d’autres devises comme l’euro et le renminbi, ou des créances comptables émises par le Fonds monétaire international, les droits de tirages spéciaux (DTS). Mais le statut du dollar dans le futur dépend de la santé de l’économie américaine et de l’évolution du poids politique et stratégique des Etats-Unis dans les relations internationales : comme le rappelle Barry Eichengreen, « la livre a perdu sa position de monnaie internationale (au début du XXème siècle) parce que la Grande Bretagne a perdu son statut de grande puissance, non l’inverse. Et la Grande-Bretagne a perdu son statut de grande puissance en raison de problèmes économiques internes ». Les Etats-Unis disposent encore de sérieux atouts pour prolonger la domination du dollar, devise adossée à une grande économie riche, aux perspectives démographiques favorables et qui possède les marchés financiers les plus vastes du monde, et une avance technologique certaine. Les rivaux économiques des Etats-Unis sont d’ailleurs eux-mêmes confrontés à des problèmes redoutables (contradictions institutionnelles de la zone euro, sous-développement financier de la Chine).

L’auteur nous propose une plongée dans les péripéties de l’histoire monétaire des Etats-Unis. A la veille de la guerre d’Indépendance des Etats-Unis, les monnaies les plus utilisées dans les colonies britanniques étaient des pièces d’argent que les changeurs de Londres désignaient sous le nom de « dollars » ou « dollars espagnols » car la ville de Joachimsthal, dans le royaume de Bohème, avait produit une pièce similaire, le Joachimsthaler, anglicisé en « Joachimsdollar ». Barry Eichengreen évoque ainsi la construction du système bancaire et financier américain, non sans quelques vicissitudes, particulièrement lorsqu’il s’est agi de mettre en place une Banque centrale après la crise bancaire de 1907, durant laquelle le financier John Pierpont Morgan, alors personnage clé de Wall Street, s’était illustré pour éviter l’effondrement du crédit et les faillites bancaires en chaîne. Face aux risques d’effondrement du crédit et aux paniques boursières, le système fédéral de réserve devenait un moyen d’exercer la fonction de prêteur en dernier ressort. Le début du XXème siècle est également le théâtre du duel entre la place de New York et la place de Londres pour la domination monétaire et financière, entre le dollar et la livre, qui n’est pas sans rappeler la montée en puissance de la Chine face aux Etats-Unis aujourd’hui. Après des années 1920 de relative prospérité économique (baptisées « roaring twenties », années rugissantes), la grande dépression des années 1930, qui a frappé tous les pays, a fragilisé le statut international du dollar, tandis que la livre, dévaluée en 1931, mais renforcée par les placements des pays du Commonwealth solidaires de la couronne britannique, redevenait provisoirement la devise dominante à mesure que l’activité se contractait aux Etats-Unis.

Un nouveau « dilemme de Triffin » ?

Après la Seconde Guerre mondiale, le dollar régnait sans partage puisque les Etats-Unis étaient sortis renforcés du conflit et représentaient 50% du PIB mondial : le billet vert valait l’or et s’échangeait au taux de 35 dollars l’once de métal précieux. Affaiblies par les destructions sur leur territoire où confrontées à l’instabilité financière, les autres nations ne pouvaient rivaliser avec la puissance américaine. L’échec de Keynes à Bretton Woods marquait le début du déclin de la livre et l’édification d’un système monétaire international à l’avantage des Etats-Unis, qui pouvaient régler leur déficit dans leur propre monnaie (un « déficit sans larmes » pour reprendre la formule de l’économiste français Jacques Rueff). Les années 1960 vont pourtant confronter le dollar à un dilemme redoutable, identifié par Robert Triffin de l’Université de Yale, que résume Barry Eichengreen : « si les Etats-Unis refusaient de fournir des dollars aux autres pays, les échanges commerciaux stagneraient et la croissance serait étouffée. Mais s’ils fournissaient des dollars en quantité illimitée pour lubrifier la croissance et les échanges, la confiance dans leur engagement à les convertir en or s’en trouverait érodée ». Ce « dilemme de Triffin » présente une certaine analogie avec la situation actuelle : si dans les années 1960, les pays en rattrapage rapide comme l’Europe et le Japon accumulaient des réserves libellées en dollars et craignaient qu’elles ne perdent de leur valeur en raison des déficits courants américains, c’est aujourd’hui la Chine et les autres pays émergents qui se retrouvent dans cette situation, confrontés à la crainte que leurs réserves de change ne se dévalorisent en cas de krach du dollar.

La fin du système de Bretton Woods en 1973 marquait le début de l’ère des changes flottants, où les monnaies fluctuaient librement entre elles, avec d’amples mouvements de « yo-yo » du dollar, au gré des changements de stratégie de la Réserve fédérale américaine, et nécessitant une coopération monétaire internationale plus étroite afin d’en limiter l’impact sur les autres économies (incertitudes pour les entreprises sur la rentabilité de leurs investissements, aggravation de la facture pétrolière, crise de la dette des pays en développement). La remarque de John Connally, secrétaire au Trésor sous la présidence Nixon, selon laquelle « le dollar c’est notre monnaie, mais votre problème », prenait alors tout son sens dans une économie mondiale confrontée aux désordres monétaires des années 1970-1980.

Les amples fluctuations du dollar sur le marché des changes expliquent largement la volonté politique des pays d’Europe de créer un îlot de stabilité monétaire et de promouvoir le processus d’intégration monétaire, d’abord dans le cadre du serpent monétaire européen (1972) puis à l’intérieur du système monétaire européen (1979). La création de l’euro s’imposait comme complément du marché unique dans un environnement de forte mobilité des capitaux et de taux de change fixes qui limitaient l’autonomie de la politique monétaire. Irrités par les variations du dollar, les pays exportateurs de pétrole (OPEP) furent un temps tentés de fixer le prix du pétrole par rapport à un panier de monnaie, mais n’en firent rien, et aucun pays ne disposait d’un marché financier aussi vaste que les Etats-Unis et n’était sérieusement en mesure de se substituer au dollar. Aucun concurrent sérieux du dollar n’allait émerger : l’Allemagne souhaitait éviter de générer un afflux de capitaux créateur de tensions inflationnistes si le Mark devenait la devise de référence du marché pétrolier, tandis que le Japon disposait d’un marché obligataire encore trop étroit pour pouvoir rivaliser avec le marché américain.

La crise et les tensions sino-américaines

Le choc de la crise financière 2007-2009, d’une gravité inédite, aurait pu déboucher sur un effondrement du dollar sur le marché des changes. Car désormais, « dire que les Etats-Unis bénéficiaient d’un avantage comparatif en tant qu’émetteur d’actifs financiers de haute qualité est devenu une plaisanterie (…) Les dépenses budgétaires énormes pour sortir l’économie du trou creusé par la crise alimentèrent un soupçon : la FED pourrait utiliser l’inflation pour alléger la dette, surtout dans sa composante détenue par les étrangers (…) Pour toutes ces raisons, on se disait que la crise serait peut-être un tournant. Elle pouvait conduire importateurs, exportateurs et investisseurs étrangers à se détourner massivement du dollar ». Durant l’ère de la « grande modération » au début des années 2000, lorsque la montée des cours boursiers et le crédit soutenaient la consommation des ménages sans dérapage de l’inflation, le gouvernement américain considérait que la régulation était le problème et non la solution. Malgré la kyrielle de scandales financiers (Enron, WorldCom) qui avait débouché sur une première série de mesures afin de moraliser le capitalisme financier, l’idéologie dominante des marchés financiers efficients justifiait la confiance des acteurs économiques dans la prolongation de l’expansion, soutenue par la politique monétaire accommodante de la FED. Les achats de bons du Trésor américain par les banques centrales étrangères ont longtemps poussé les taux d’intérêt à long terme à la baisse et nourri l’endettement des agents aux Etats-Unis (notamment dans l’immobilier résidentiel), incités à jouer sur l’effet de levier de la dette. Ben Bernanke, président de la Fed à partir de 2004, évoquait alors un « excès d’épargne mondiale » et exhortait les pays émergents à se recentrer sur leur marché intérieur, à développer leurs systèmes financiers et soutenir la consommation : « It takes two to tango. Il faut être deux pour danser le tango. A l’abondance de l’épargne chinoise répondait la faiblesse de l’épargne américaine ». La banque centrale de Chine continuait d’acheter des dollars afin d’éviter l’appréciation du yuan et soutenir la stratégie de croissance tirée par les exportations. 

Une vérité dérangeante

Selon Barry Eichengreen, le monde d’après-crise impliquera nécessairement un partage du pouvoir monétaire : « l’économie mondiale devenant davantage multipolaire, il serait logique que son système monétaire le devienne aussi ». Pourtant, les analyses exagérément pessimistes sur le statut futur de la monnaie américaine méritent d’être sérieusement nuancées : ainsi, on ne constate pas d’érosion notable du dollar en tant que monnaie de facturation des échanges et de règlements des transactions, tandis que le billet vert demeure la monnaie largement dominante sur le marché des changes (utilisé dans 85% des opérations de change dans le monde selon une étude récente de la Banque des Règlements internationaux et principale devise dans les réserves de change des banques centrales du monde). De nombreuses monnaies restent ancrées au dollar dans le monde (54 pays contre 27 pour l’euro à la mi-2009). Par ailleurs, le dollar maintient surtout sa prédominance en bénéficiant de la fragilité de ses adversaires : l’euro reste une « monnaie sans Etat » selon Barry Eichengreen, puisqu’il est la première grande devise à ne pas être adossée à un pouvoir exécutif majeur, c’est-à-dire un gouvernement économique de la zone euro, qui permette à la monnaie européenne de devenir un réel concurrent du dollar. La crise des dettes souveraines a montré que la solidarité entre les pays de la zone euro restait incertaine aux yeux des marchés financiers, de sorte que les banques centrales des autres pays du monde hésitent à convertir davantage de capitaux en euro. Le déficit d’intégration politique de l’Europe risque de se traduire par un maintien de la domination du billet vert, d’autant que si la Chine s’en détournait massivement, elle entraînerait sa chute sur le marché des changes…et donc des pertes sur ses avoirs restants. L’hypothèse de l’instauration d’une monnaie mondiale sur la base des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI semble aussi s’éloigner en l’absence d’une gouvernance mondiale ambitieuse : « pas de gouvernement mondial, donc pas de banque centrale mondiale, donc pas de monnaie mondiale. Point final ».

Si le système monétaire international sera dominé par le dollar, le yuan et l’euro (le yen restant miné par les problèmes démographiques du Japon et la stagnation économique), ce polycentrisme monétaire n’entraînera pas forcément de krach du dollar, puisque certains pays comme la Chine n’y ont guère d’intérêt, ayant trop investi dans la monnaie américaine. Mais si les Etats qui disposent d’importantes réserves en dollars décident de diversifier leurs actifs, les Etats-Unis perdront sans aucun doute leur pouvoir exorbitant de « douce négligence » et devront se « serrer la ceinture » : « ils ne pourront plus consommer et investir 1000 milliards de dollars de plus qu’ils ne produisent au simple motif que les banques centrales et les autres investisseurs étrangers éprouvent un appétit vorace de dollars, qui ne coûtent aucune ressource réelle à produire (…) Les Etats-Unis devront réduire leur déficit commercial. Ils devront exporter plus». Davantage qu’entre les mains des Chinois, l’avenir du dollar comme monnaie internationale demeure entre les mains des Etats-Unis eux-mêmes selon Barry Eichengreen, qui devront tôt ou tard s’attaquer à l’ampleur de leurs déséquilibres macroéconomiques.

 

L'auteur

Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à Berkeley (Californie). Ancien  conseiller au FMI, il est un spécialiste mondialement reconnu des questions monétaires internationales. 

 

Sommaire

  1. Le dollar entre dans le bal
  2. Une domination sans partage
  3. De nouveaux rivaux
  4. La crise
  5. La fin du monopole
  6. Le krach du dollar

 

Quatrième de couverture

Pourquoi le dollar reste-t-il la seule monnaie de réserve internationale alors que l’économie américaine connaît un déclin relatif ? De quels privilèges abusifs jouissent les Etats-Unis grâce à cette situation ? Enfin, comment réformer le système monétaire international ? D’une plume alerte, Barry Eichengreen raconte comment le dollar a supplanté la livre sterling dans les années 1920 pour acquérir dès 1945 une hégémonie sans partage, consacrée par les accords de Bretton Woods. Précisant en quoi consiste ce « privilège exorbitant » que le dollar confère aux Etats-Unis (la formule est de Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances) puisqu’il leur permet de financer à moindre coût un endettement abyssal, Barry Eichengreen analyse les alternatives que représentent l’euro ou le renminbi, dont la Chine veut renforcer le rôle dans les transactions internationales. Il plaide pour un système monétaire multipolaire dans lequel l’euro aurait une place décisive.

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