COURS 3 : Etat-providence et protection sociale

Sommaire

Au sens large, l’Etat-Providence désigne l’ensemble des interventions économiques et sociales des puissances publiques. Le terme s’oppose alors à celui d’Etat-gendarme, qui limite le rôle de l’Etat à des fonctions régalienne : l’institution judiciaire, la police et l’armée. En un sens plus restreint, sur lequel nous focaliserons notre attention dans ce chapitre, l’Etat-Providence désigne l’intervention de l’Etat dans le domaine social qui vise à mettre en œuvre une solidarité collective. Le terme aurait été employé pour la première fois en 1864 par le député Emile Ollivier, en un sens péjoratif. Il visait à dénoncer les dérives de l’intervention croissante de l’Etat, cherchant à se substituer à la « divine providence » et prenant la place des solidarités traditionnelles (famille, corporation, Eglise, etc.). Entre la fin du XIXème siècle et le milieu du XXème siècle, la nécessité d’une intervention de l’Etat dans le domaine social s’imposera pourtant peu à peu dans les esprits, donnant naissance aux grands systèmes de protection sociale que nous connaissons aujourd’hui. Cette période était celle d’évolution majeure : extension de la démocratie et corollairement de l’égalité comme valeur ; industrialisation et paupérisation faisant apparaître la « question sociale » ; nouvelle représentation de la société avec le développement du solidarisme. On voit alors apparaître – notamment au sortir de la seconde guerre mondiale –  des dispositifs institutionnels variées, des « modèles sociaux » de nature différente selon les pays, que les sociétés modernes se donnent à elles-mêmes pour répondre aux défis de la justice sociale. Comme on va le voir néanmoins, ces arrangements institutionnels vont connaître une apogée assez courte. Dès la fin des années 1970, ils commencent à être remis en cause, alors qu’apparaissent les difficultés financières, que se développe une « nouvelle question sociale » (Rosanvallon, 1995) associée au chômage de masse et au phénomène nouveau qu’est l’exclusion, et que les représentations de la société et de la solidarité se modifient. Cette « crise » de l’Etat-Providence l’amène alors à se réinventer.

Le XIXème siècle voit apparaître de nombreux bouleversements et de nouvelles problématiques, qui conduiront les sociétés à imaginer les institutions de l’Etat-Providence. Si nous verrons bientôt que ces formes institutionnelles varient selon les pays, elles ont néanmoins des origines communes. Dans cette partie, nous aborderons les grandes transformations politiques, économiques et idéologiques qui ont amené l’Etat à étendre ses missions au domaine social. Premièrement, l’avènement de la démocratie a conduit à rompre avec une représentation hiérarchique de la société et à promouvoir l’égalité. Deuxièmement, le développement industriel s’est accompagné d’un creusement des inégalités et a vu apparaître la « question sociale ». Finalement, les institutions de l’Etat-Providence se sont appuyées sur des représentations nouvelles de la société, incarnées par l’idéologie du solidarisme.

  • Le processus de démocratisation

Le processus de démocratisation des sociétés a permis le développement d’un idéal d’égalité entre les individus, au cœur de tout principe de justice (voir le chapitre « Justice sociale et légitimation de l’intervention publique »). Alexis De Tocqueville est un témoin et un théoricien de la société postrévolutionnaire qui a suivi la révolution française de 1789. Il montre que l’instauration d’institutions politiques démocratiques a eu des conséquences sans précédent sur les mentalités et les relations sociales. Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), il défend l’idée que l’établissement d’une égalité formelle/dans le droit, a conduit au développement d’une égalité symbolique/imaginaire. Les citoyens, désormais égaux devant la loi (notons qu’à l’époque, c’est encore à l’exception des femmes), se mettent à se concevoir comme des hommes égaux. En fait, ce processus avait été entamé dès le XVIIIème siècle, s’accélérant à mesure que la féodalité et l’aristocratie l’affaiblissaient. Mais la révolution de 1789 a entériné ces évolutions en instaurant une égalité devant la loi. Les citoyens se représentent alors comme des « semblables » : des inégalités économiques et sociales continuent de les séparer dans les faits, mais elles ne sont plus pensées comme héréditaires. Elles sont conçues comme transitoires, pouvant être remises en cause. Tocqueville prolonge son raisonnement dans De la démocratie en Amérique (1835). Il y définit la démocratie comme un état social, et pas seulement comme un système politique. Elle représente l’antithèse de la société aristocratique dans laquelle la position sociale des individus est déterminée dès la naissance, par leur milieu social d’origine. Elle rend la mobilité sociale possible, c’est à dire qu’elle permet le changement des positions sociales, l’attribuant selon les efforts individuels.

Seulement, comme nous l’avons vu, l’égalité devant le droit peut s’accompagner de fortes inégalités socio-économiques, et si chacun peut s’imaginer changer de position sociale, l’égalité des chances n’est jamais pleinement assurée. Pour Tocqueville, cette réalité conduit à un sentiment de frustration intense. La fin du système des ordres ouvre la porte à une comparaison ininterrompue des citoyens entre eux et à une frustration relative d’autant plus forte que le désir d’égalité n’est jamais satisfait. C’est ce qu’il appelle la « passion pour l’égalité » et que certain appellerons le « paradoxe de Tocqueville : les « petites inégalités » sont moins bien acceptées que les grandes. Cette égalitarisme a un versant positif : sa dynamiques abaisse progressivement les barrières entre les classes sociales. Pour reprendre l’un de ses exemples, « l'égalité s'étend jusqu'à un certain point sur les intelligences elles-mêmes [...] L'instruction primaire y est à la portée de chacun ; l'instruction supérieure n'y est presque à la portée de personne. » Cependant, l’égalitarisme risque aussi de conduire les individus à renoncer à leur liberté. La « passion pour l’égalité » amène les individus à confier de plus en plus de pouvoir à l’Etat, et à s’en remettre à lui pour assurer l’égalité des conditions. Selon Tocqueville, l’intervention de l’Etat éloigne alors progressivement les individus des affaires publiques, prenant en charge leurs destinées et mettant en œuvre leurs aspirations. Fort de cette légitimité, il encadre de plus en plus la vie sociale jusqu’à supprimer toute volonté d’autonomie.

L’esprit démocratique est donc un esprit égalitariste, qui légitime l’intervention de l’Etat dans le domaine social. Sans partager les jugements négatifs de Tocqueville, certains penseurs qui l’ont succédé ont confirmé l’existence d’une relation entre démocratisation des sociétés et égalisation des conditions. C’est le cas de Thomas H. Marshall, sociologique britannique du XXème siècle, pour qui le cœur de l’Etat social serait la notion de « citoyenneté sociale ». (Citizenship and social class, 1949). Il conçoit en effet le « Welfare State » (traduction littérale : « Etat du bien-être »), version britannique de l’Etat-Providence, comme l’aboutissement du processus d’extension des droits démocratiques. De son point de vue, l’histoire moderne a vu succéder trois formes de droits. Au XVIIIème siècle et au XIXème siècle, sont apparus des droits civils et politiques, protégeant les libertés des citoyens et assurant leur participation à la vie politique (liberté d’expression, liberté de religion, droit de vote, etc.). Au XXème siècle, s’y sont ajoutés des droits « sociaux » ou des droits au « bien-être » (encadrement des conditions de travail, droit à la santé, droit à l’éducation, etc.). Certains parlent aussi de « droits de seconde génération ». Quand les droits de première génération héritent de la révolution et de la remise en cause de l’Ancien régime, les seconds sont plutôt des héritiers des mouvements ouvriers et syndicaux du début du XXème siècle. Ainsi, l’Etat-Providence serait en germe dans l’Etat de droit et apparaît d’abord comme une conséquence logique du processus de démocratisation.

  • L’industrialisation et l’apparition de la « question sociale »

L’Etat-Providence apparaît également comme une réponse à la « question sociale » née du processus d’industrialisation. Le développement de la grande industrie s’est en effet accompagné de la naissance de la classe ouvrière, dont les conditions de vie étaient particulièrement difficiles au XIXème siècle. Dans son « mémoire sur le paupérisme » (1835), Tocqueville relève d’ailleurs un paradoxe : les pays qui apparaissent les plus riches sont aussi ceux qui compte le plus d’indigents. Le terme « paupérisme » apparaît alors pour désigner cette nouvelle forme de pauvreté particulièrement intense. Dans L’Etat Providence (1986), François Ewald fait ressortir trois caractéristiques spécifiques au paupérisme :

- une étendue large, dans le sens où il est une forme de pauvreté qui touche des populations entière et plus seulement des individus ;

- une grande intensité, comme forme de pauvreté prolongée et auto-entretenue plutôt que transitoire, se multipliant et se reproduisant de génération en génération ;

- une origine extérieure à la conduite des individus, remettant en cause les discours sur le « manque de prévoyance » et associant la pauvreté à la dynamique du capitalisme.

À l’époque, des enquêtes sociales se multiplient pour attester de l’existence du paupérisme et essayer d’en comprendre les ressorts. Nous pouvons citer par exemple le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Louis-René Villermé (1840), qui a examiné avec une grande précision les « effets de l’industrie sur ceux qu’elle emploie », en observant le comportement des ouvriers à la « manufacture » et dans leurs demeures. Précurseur de l’enquête sociologique, Villermé soulignait qu’ une « scrupuleuse exactitude était d'autant plus indispensable, que l'ignorance et l'esprit de parti ont répandu de graves erreurs sur les ouvriers de nos manufactures. » C’est qu’à l’époque, on ne sait pas grand chose du monde ouvrier, tandis que l’inquiétude monte face aux menaces qu’il semble constituer pour l’ordre social (maladie, délinquance, risque de révolte etc.). Dans Classe laborieuse, classe dangereuse (1958), Louis Chevalier étudie ainsi la peur de la bourgeoisie face à une classe ouvrière perçue comme dangereuse, progressivement associée à la montée du crime et à la violence. Ainsi, dès le milieu du XVIIIème siècle, les élites prennent conscience de la nécessité de répondre à la question sociale.

C’est aussi que face au paupérisme, les formes de solidarités traditionnelles apparaissent insuffisantes. Dans Les métamorphoses de la question sociale (1994), Robert Castel montre comment une « charité légale » s’est progressivement imposée pour compléter la « charité privée », lorsque les « communautés rapprochées » (l’Eglise, la famille, la communauté de travail) ont montré leurs limites face au développement du paupérisme. Il explique que dans un premier temps, vers le XVIème et le XVIIème siècle, se sont développées des politiques sociales dans la continuité des pratiques adoptées par les « communautés rapprochées ». Elles s’inscrivent en effet dans une logique de rééducation, visant à corriger les mœurs des pauvres et à ce qu’ils reprennent place dans la société. Il prend l’exemple des débats autour de la loi sur les pauvres ou « loi de Speenhamland » mise en place en Angleterre en 1795. Visant à atténuer les effets de la pauvreté, elle attribuait un revenu minimal sans contrepartie aux individus à partir d’un barème fixé sur le prix du blé. Face aux déferlement de critiques adressées à cette loi (notamment celle de Malthus, voir chapitre « Justice sociale et légitimation de l’intervention publique »), la loi est abolie en 1834 pour laisser place à un système d’assistance fondé sur des « workhouses » (maisons de travail), obligeant les pauvres à travailler en échange d’un toit et de nourriture. Globalement, la politique sociale est limitée aux indigents invalides et s’inscrit dans une démarche de moralisation. Au XIXème siècle, apparaît l’idée d’une causalité entre l’industrie et la misère sociale et économique. La politique précédente n’apparaît plus suffisante et certains hommes politiques se mettent à revendiquer des politiques sociales plus efficaces. C’est en Allemagne, sous le chancelier Bismarck, qu’apparaîtront d’abord les prémisses d’un Etat-Providence sous la forme de trois grandes lois :

- Loi de 1883 sur l’assurance maladie obligatoire, créant des institutions sous le contrôle de l’Etat et reposant sur les cotisations des employés et employeurs ;

- Loi de 1884 sur les accidents du travail, avec l’obligation de cotisation des employeurs pour financer les rentes résultant d’accidents du travail ;

- Loi de 1889 sur l’assurance vieillesse-invalidité, instaurant un système obligatoire de retraites financé par les cotisations des employeurs et des employés.

À partir de la fin du XIXème siècle, l’intervention publique s’étend progressivement dans tous les pays industrialisés. Elle progresse par bond, souvent suite à des moments de crise qui conduisent à des reformulations de la question sociale. C’est en particulier après la seconde guerre mondiale que, comme nous le verrons dans le I.b., cette extension est la forte. La sécurité sociale française date par exemple de 1945.

  • La désindividualisation du monde

Finalement, le développement de l’Etat-Providence doit à une nouvelle conception de la société fondée sur le solidarisme, promouvant une socialisation de la responsabilité à partir d’une vision « désindividualisée » du monde. C’est d’abord en France qu’a émergée l’idéologie solidariste. L’homme politique socialiste Léon Bourgeois le théorise dans son ouvrage Solidarité publié en 1896. Il y défend l’idée nouvelle que l’homme ne doit pas être pensé comme un individu parfaitement autonome, mais fait comme faisant partie d’un tout. Il est une production de la société, devant son individualité à l’existence d’une société humaine. En effet, ce qu’il est doit profondément à la société, à « l’immense réservoir des utilités accumulés par l’humanité » (le langage, les techniques, les mœurs, les savoirs en tous genre, etc.). Il a donc une dette non seulement envers tous ses ancêtres, mais aussi envers tous ses contemporains qui lui transmettent cet héritage. Cette notion de dette est centrale dans la doctrine solidariste : elle signifie que l’homme ne peut s’émanciper de tout ce que lui offrent ses interactions avec les autres et qu’il leur est redevable. Dans cette optique, la solidarité est conçue comme le noyau de la société, correspondant à une forme de contrat tacite qui uni tous les hommes entre eux. Cette doctrine permet de repenser le rôle de l’Etat, qui apparaît comme le garant de ce contrat, en garantissant la solidarité de tous les citoyens entre eux. Concrètement, elle permet de justifier des politiques sociales passant par une collectivisation partielle des richesses, ainsi que la mutualisation des risques. Ainsi, alors qu’ils étaient impensables tout au long du XIXème siècle, des impôts progressifs sur le revenu commencent à apparaître au tournant du XXème siècle (1891 en Allemagne ; 1894 aux USA ; 1909 en Angleterre ; 1914 en France). Leurs taux marginaux supérieurs sont au départ très faible (2% en France par exemple), ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’ils atteindront des niveaux très élevés (jusqu’à 94% aux Etats-Unis en 1942). Cependant, leur mise en place est une véritable révolution, témoignant d’une légitimation du principe de redistribution des richesses. Ensuite, se sont développées pendant la même période des politiques de mise en commun du risque, permettant de se prémunir ensemble contre les aléas de la vie. Pour François Ewald, la loi française de 1918 sur les accidents de travail, qui crée un régime de responsabilité sans faute de l’employeur (signifiant qu’en cas d’accident de travail, le travailleur a droit à une compensation sans nécessité de démontrer une faute de l’employeur) et l’associe à la cotisation obligatoire à une assurance, symbolise l’avènement d’une société « assurantielle ». Le solidarisme constitue un solide référentiel idéologique pour penser et légitimer ce type de loi. Concrètement, en tant que versant idéologique de l’Etat social, le solidarisme justifiant son action.

Cette idéologie s’appuie sur une vision de la société comme un tout. Selon Laurent Mucchielli (La découverte du social, 1998), la doctrine du solidarisme est fortement liée à la naissance de la sociologie à la même époque. Elle imprègne notamment les travaux d’Emile Durkheim, parfois considéré comme le père de la sociologie française. Sa méthode sociologique vise en effet à dévoiler l’arrière plan social des comportements et rapports humains, avec l’idée que la société s’impose à l’individu et contraignent ses manières d’être et d’agir (voir « Les fondements de la sociologie »). Le solidarisme se reflète également dans sa conception de la solidarité à l’âge moderne, marqué par la complémentarité des fonctions sociales. Dans De la division du travail social (1893), il fait état de la « crise morale » qui traverse un XVIIIème siècle marqué par une montée de l’individualisme. Mettant en perspective la mise en place de la division du travail avec l’évolution des modes de cohésion sociale, il fait le constat du remplacement d’une forme de solidarité par une autre. Avant la révolution industrielle, c’est une « solidarité mécanique » qui permettait de réguler la société. Elle caractérisait des sociétés très peu différenciées, composée d’individu aux rôles sociaux similaires. L’intégration collective était très forte : la conscience collective d’appartenir au groupe prime sur la conscience individuelle. Cette forme de solidarité est qualifiée de mécanique car elle fonctionne de manière automatique, résultant nécessairement de la proximité et des liens de similitude des individus qui vivent en communauté. Depuis la révolution industrielle, elle aurait été remplacée par une « solidarité organique ». À la différence de la première, elle prend place dans des sociétés hautement différenciées par le processus de division du travail. S’y ajoute une montée de l’individualisme : la conscience individuelle prend le pas sur la conscience collective. Elle est qualifiée d’organique car elle repose sur la coopération entre les individus : chacun est indispensable au fonctionnement de la société, comme les organes le sont à un être vivant. C’est une morale individualiste, qui ne pourra selon lui fonctionner efficacement que s’ils sont l’objet d’une éducation morale particulièrement forte. Intervient donc l’idée que l’Etat et les syndicats ont des rôles à jouer pour préserver cette solidarité, notamment avec l’éducation publique. Il s’agit de régler les conflits qui pourraient émerger de la division du travail, notamment provoqués par les intérêts divergents des entreprises et de leurs salariés.

L’Etat Providence s’est mis en place dans la majorité des pays industrialisés au cours d’une même période, apparaissant progressivement à la fin du XIXème siècle pour connaître une apogée pendant les Trente Glorieuses. Nous avons pu voir dans les grands bouleversements du XIXème siècle des origines communes à l’instauration de ses premières institutions dans tous ces pays. Toutefois, il ne faut pas négliger les expressions différentes qu’il a pu prendre ici et là, découlant des spécificités des contextes nationaux. Nous verrons que différents modèles d’Etat Providence ont été théorisés pour décrire ces particularités nationales, et que la réalité semble encore plus complexe que ces idéaux-types.

  • Les modèles d’Etat Providence

Face à la variété des formes prises par l’Etat Providence selon les pays, certains théoriciens ont cherché à en établir des « idéaux-types » (un « idéal-type » est une catégorie associant des caractéristiques à un phénomène pour mieux le comprendre et le reconnaître, sans prétendre que ces caractéristiques se retrouvent toujours parfaitement dans la réalité). Comme le précise François-Xavier Merrien (L’Etat Providence, 2013), on admet habituellement l’existence de deux modèles d’Etat-providence :

- Le modèle « bismarckien » qui repose sur la solidarité professionnelle entre les travailleurs. Plus précisément, il est fondé sur quatre principes : une protection exclusivement fondée sur le travail ; une protection obligatoire pour tous (du moins tous ceux dont le salaire est faible); une protection fondée sur la technique de l’assurance qui instaure une proportionnalité des cotisations par rapport aux salaires et une proportionnalité des prestations par rapport aux cotisations ; une protection gérée par les employeurs et les salariés eux mêmes. Les lois signées par Bismarck dans les années 1880 que nous avons évoquées dans le I.a. en sont les parfaits exemples. L’objectif principal du chancelier était de dépasser l’opposition capital/travail en proposant des caisses d’assurance gérées par les employeurs et les travailleurs. Ce système était conçu comme un moyen d’unir les allemands et de briser les élans socialistes.

- Le modèle « beveridgien » qui repose sur la solidarité nationale entre les citoyens. Cette fois, c’est le britannique William Beveridge qui en est l’instigateur. Ses caractéristiques sont imaginées dans le « plan Beveridge » de 1942 visant à élaborer un plan de sécurité sociale pour l’après guerre, en vue d’abolir la misère et de libérer l’homme de la misère, de la saleté, de la maladie, de l’ignorance et de la paresse ou de l’inutilité. Elles sont souvent résumées par la  logique des « 3 U » : un principe d’universalité en rupture avec la logique des assurance sociales car impliquant une protection étendue à tous les individus et non plus limitée aux seuls travailleurs ; un principe d’uniformité stipulant que les prestations sont versées quel que soit l’effort contributif dans une logique de satisfaction des besoins au moins élémentaires ; un principe d’unité puisque la gestion en est confiée à un service public unique. Ajoutons que tandis que le modèle « bismarckien » est financé principalement par des cotisations sociales, le modèle « beveridgien » s’appuie sur la fiscalité. Suite à la publication d’un deuxième rapport en 1944 « Full Employment in a Free Society », connaissant un franc succès, les assurances sociales et un service public gratuit de santé sont mis en place entre 1945 et 1948. Aujourd’hui, c’est au Danemark, en Suède et en Norvège que ce modèle social est le plus largement appliqué. D’emblée, l’Europe du Nord a opté pour des régimes universels d’assurance, et non des modèles professionnels comme en Allemagne.

Dans Les Trois Mondes de l’Etat-Prodivence (1990), l’économiste et sociologue danois Gosta Esping-Andersen propose une autre typologie des différents Etats-Providences. Pour construire sa typologie, il s’appuie sur un indicateur original de « dé-marchandisation » dans la continuité des travaux de Karl Polayni. Dans La grande transformation (1944), ce dernier avance l’idée que le travail, la terre et la monnaie sont des « marchandises fictives ». Cela signifie qu’ils n’ont pas été produits pour être vendus, même si cette fiction a été mise en œuvre dans la réalité sous l’influence de « l’utopie libérale ». En particulier, le capitalisme a eu pour effet de transformer l’homme en marchandise puisqu’il est obligé de vendre sa force de travail pour satisfaire ses besoins. Polanyi considère donc que la fonction principale des Etats-providence est de permettre aux individus de s’extraire plus ou moins fortement du marché, ou, autrement dit, de pallier aux dérives du capitalisme. En effet, en certaines circonstances, le travail de l’individu ne lui permet pas d’assurer des conditions de vie décentes ou il ne peut tout simplement pas travailler (maladie, vieillesse …). C’est sur cette idée que s’appuie Esping-Andersen pour créer un indicateur de « démarchandisation » visant mesurer jusqu’à quel point les différents modèles sociaux permettent aux individus de s’extraire du marché. Cet indice est constitué par la prise en compte de diverses variables, notamment les règles d’éligibilité ainsi que le niveau et la durée des droits obtenus. Cet indicateur est complété par la prise en compte de la place accordée à la sphère publique ou privée dans la régulation du système et le degré d’égalisation des conditions qu’il permet. Grâce à l’indice, il distingue trois régimes d’Etats Providences correspondant à trois ensembles de pays :

- Le premier est baptisé « modèle résiduel ». Il accorde une place centrale au marché, dès lors que l’assurance privée prédomine. Par ailleurs, il est caractérisé par des prestations basses et soumises à des conditions de ressources. La protection est limitée aux plus faibles qui sont protégés mais aussi stigmatisés. L’Etat ne doit faire profiter de sa providence qu’en dernier ressort, lorsqu’il n’y a vraiment plus d’autres solutions, et selon des modalités d’intervention (et de financement) qui doivent de toute façon encourager un retour sur le marché du travail le plus rapide possible. Ce système instaure une faible « démarchandisation ». Aujourd’hui, il concerne notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Zélande.

- Le second correspond au « modèle conservateur-corporatiste ». Il est organisé selon des principes bismarckiens, essentiellement autour des professions. C’est la performance sur le marché, au travail, qui détermine le niveau de protection sociale de l’individu. Toutefois, les prestations peuvent être très généreuses, afin de garantir une dé-marchandisation conséquente. Le financement par les cotisations sociales conduit à ce que la redistribution verticale y soit relativement faible. Un « filet de sécurité » avec des aides assez faibles protège les plus pauvres qui ne peuvent travailler. Ce modèle concerne la France, l’Allemagne, l’Italie et le Japon.

- Le troisième est le « modèle universaliste » ou « social-démocrate ». Bien qu’il recherche ouvertement le plein-emploi, ses prestations sont indépendantes de la performance sur le marché du travail. Les droits sociaux et les prestations (particulièrement élevées) sont destinés à l’ensemble des citoyens, et pas seulement aux plus démunis ou aux travailleurs. Le financement se fait par un impôt très progressif, géré par l’Etat mais de manière décentralisée. Il représente clairement un objectif de justice sociale, s’appuyant sur une redistribution verticale. Ce modèle concerne les Pays scandinaves, la Belgique, l’Autriche et les Pays-Bas.

  • Des classifications discutées

Ces idéaux-types ont été très discutés, notamment parce que la réalité semble beaucoup plus complexe. Certains pays semblent ne correspondre à aucun des modèles proposés par Esping-Anderson. C’est d’abord le cas des « pays du sud ». Dans Recasting European Welfare States (2000), Maurizio Ferrera définit un quatrième type d’Etat-providence pour caractériser les pays latins ou « pays d’Europe du Sud » (Italie, Espagne, Portugal et Grèce). Ils présenteraient en effet certaines spécificités sur le plan social, en combinant un système de protection sociale assez généreux d’inspiration bismarckienne, et une absence traditionnelle de protection minimale de base présente dans tous les autres modèles. Les travailleurs salariés disposent ainsi d’avantages sociaux importants (en matière de pensions de retraites notamment), tandis que les personnes faiblement intégrées à la société salariale ne peuvent compter que sur les réseaux familiaux ou le secteur informel. L’Eglise et la famille occupent alors une place importante. Au-delà des pays du sud, c’est la France qui semble résister à la classification. Il existe en effet des controverses sur son classement dans le modèle conservateur-corporatiste. Certes, elle présente des caractéristiques de ce modèle (existence de régimes distincts selon les professions, droits liés au statut d’activité, etc.) mais cette classification est contestable compte tendu de l’importance des allocations universelles en France (les allocations familiales notamment). Certains parlent alors d’un « compromis français », qui transparaît notamment au travers de la création de la sécurité sociale. En octobre 1944, le gouvernement provisoire composé à la fin de la seconde guerre mondiale confie à Pierre Laroque la réalisation d’un plan complet de sécurité sociale, conformément aux engagements pris par le Conseil National de la Résistance. L’influence des principes du modèle beveridgien est évidente sur les grands objectifs de la sécurité sociale. Elle est pensée comme « la garantie donnée à chacun, qu’en toutes circonstances, il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes » (extrait d’un discours prononcé par Laroque le 23 mars 1945). Il s’agit de reconnaître des droits universels, accordés à tous les citoyens, tels que le droit à la santé, à l’éducation, à la retraite, à l’emploi. Seulement, à la différence du modèle Beveridgien et comme dans le modèle Bismarckien, l’ouverture de ses droits se fait sur une base corporatiste, à travers une logique d’assurance sociale fondée sur le travail. Par conséquent, le principe bévérigien d’universalité n’est pas respecté (les professions indépendantes et certains corps de métiers refusent de se fondre dans ce régime général et dès 1946, on reconnaît l’autonomie des régimes spéciaux), tout comme sont remis en cause le principe d’uniformité (les prestations et les taux de cotisation ne sont pas les mêmes selon les régimes) et d’unicité (il existe une mosaïque de régimes et de prestations fournies par des caisses différentes). En définitive, tout se passe donc comme si la France avait recherché les objectifs de Beveridge avec les moyens de Bismarck.

Par ailleurs, la classification d’Esping-Andersen s’est vue reprocher d’avoir négligé l’articulation entre les modèles d’Etats-Providences et les modèles familiaux. Il aurait par conséquent ignoré la variabilité selon les modèles des écarts existants entre hommes et femmes en matière d’accès aux droits sociaux. Autrement dit, il aurait été aveugle à la question du genre. Pourtant, les institutions de l’Etat-Providence ont des conséquences très concrètes sur l’organisation du travail domestique au sein de la famille. Selon Jane Lewis, il est indispensable de prendre en compte les différences entre les pays qui favorisent l’emploi des femmes et ceux qui les encouragent à rester au foyer. Au delà de l’indice de « démarchandisation », il faudrait pendre en compte un indice de « dégentrification ». Dans son article « Gender and Welfare Regimes » (1993), elle va jusqu’à proposer une typologie alternative qui distingue une version masculine d’une version « individualisée » d’Etat providence. Elle distingue trois modèles différents :  

- Le « male breadwinner model » (littéralement, « Monsieur gagne-pain »), se caractérise par une forte répartition genrée des rôles sociaux. Il est attendu de l’homme qu’il participe au marché du travail pour nourrir sa famille, tandis que les femmes sont en charge du rôle domestique. L’Angleterre, l’Irlande et l’Allemagne seraient fortement marqués par ce modèle social. Cette tradition expliquerait le niveau bas de participation des femmes au marché du travail et la nature de leur travail (marquée par des taux de temps partiel plus élevés que dans d’autres pays). Les dispositifs institutionnels de leurs modèles sociaux ont des influences très concrètes sur ces inégalités. Par exemple, sont mis en cause le manque de crèches et l’insuffisance de la protection de la maternité.

- Le « two breadwinners model » attend des deux conjoints qu’ils contribuent au revenu du foyer, ce qui permet également une meilleure répartition des tâches domestiques. Il concerne notamment la Suède, qui a longtemps incité les femmes à avoir un travail rémunéré, en introduisant par exemple une imposition séparée au sein du couple et la création d’un grand nombre de crèches.

- Le « parental model » est placée au milieu de l’échelle et caractérise notamment la France. L’emploi des femmes à temps plein y prédomine. Sans atteindre les niveaux de la Suède, l’inégalité entre mari et épouse face à la sécurité sociale s’est réduite et les crèches sont développées. Notons que l’allongement du congé paternité (à compter du 1er juillet 2021) pourrait permettre de rapprocher encore la France du « two breadwinners model ».

L’apogée de l’Etat Providence est généralement au consensus de Philadelphie (1944). L’organisation mondiale du travail (OIT) qui définit des grandes orientations en termes de protection sociale pour les pays membres, insistant l’importance des questions économiques et sociale. Adoptée à l’unanimité, la « déclaration de Philadelphie » prône affirme notamment que « l’homme n’est pas une marchandise », que la pauvreté est un danger et que tous les pays doivent lutter contre le besoin. À partir des années 1970, pour différentes raisons que nous allons expliciter, ce consensus est remis en cause et l’Etat-Providence entre en crise. Dans La crise de l’Etat-Providence (1981), Pierre Rosanvallon décrit en particulier trois crises qui se succèdent et s’additionnent dans le temps. Nous verrons qu’il s’agit d’abord d’une crise financière, marquée par une hausse des prestations et une baisse des recettes liées à plusieurs facteurs. Ensuite, l’Etat-Providence connaît crise d’efficacité, incapable de réguler ce qui apparaît comme la « nouvelle question sociale ». Enfin, la crise est idéologique, le « néo-libéralisme » remettant en cause les paramètres de la justice sociale sur lesquels il s’était fondé.

  • La crise financière

Les dépenses des États-providences n’ont cessé de croître dans tous les pays développés, notamment suite à la Seconde Guerre mondiale. Elles atteignent leur plus hauts niveaux pendant les Trente Glorieuses, période durant laquelle ces pays connaissent une prospérité économique sans précédent. La croissance et le plein emploi soutiennent l’augmentation des recettes et permettent toujours plus de dépenses sociales. Nous sommes dans un « mode de régulation fordiste » (voir le chapitre « Justice sociale et légitimation de l’intervention publique »), dans lequel l’Etat social alimente la consommation et la production. Or, ce mode de régulation est remis en cause à partir des années 1970. En premier lieu, la croissance économique commence à ralentir. À long terme, son rythme est permis par des gains de productivité qui ne cessent de décroître depuis cette période. Par exemple en France, les gains de productivité du travail annuels étaient de 5,5 % entre 1950, mais ils sont descendus à 4,4 % au cours de la décennie 1970 puis 2 % durant la décennie 1990 (ils sont aujourd’hui à moins d’1%). Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979, conduisant à une augmentation sans précédent du coût de l’énergie, ont également contribué au ralentissement de la croissance à partir de cette période. Ensuite, les taux de chômage ont augmentés progressivement. En France, il est passé de 3% en 1975 à 8% en 1984, puis à 10% en 1993. Depuis, il stagne aux alentours de 10% tout en connaissant des fluctuations selon la conjoncture économique. En parallèle, le recours aux contrats courts et aux temps partiels s’est développé à partir des années 1980, entrainant une précarisation des travailleurs et une instabilité de l’emploi. Ces difficultés économiques ont eu pour conséquence de remettre en cause la soutenabilité des dépenses générées par les Etats-Providence. Il se produit un « effet ciseau » : les prestations augmentent (notamment en raison de la croissance des prestations liées à l’assurance chômage) tandis que les recettes diminuent (en raison de la diminution de la croissance et de la hausse du chômage). Autrement dit, les ressources ne parviennent plus à financer les dépenses. Notons que le phénomène est aujourd’hui aggravé par le vieillissement de la population, entrainant une hausse des dépenses de santé et de retraite et une baisse des recettes liées à la chute du nombre d’actifs (voir chapitre précédent).

Cette crise financière ne touche pas tous les modèles d’Etat-Providence de la même façon. Elle est particulièrement grave au sein des pays appartenant au modèle « conservateur-corporatiste ». Ils connaissent la situation la plus difficile puisqu’ils sont dans une situation « d’Etat social sans travail » alors même que leur modèle financier est fondé sur le travail. Si ce régime est particulièrement efficace dans une société de plein-emploi, le chômage constitue pour lui une menace particulièrement forte. Le « compromis français » fondé sur des cotisations sociales conséquente est lui aussi fortement atteint. À cette vulnérabilité plus importante à « l’effet ciseau », s’est ajouté le fait que les protections particulièrement importantes accordées aux salariés ont empêché une adaptation rapide à la nouvelle économie post-industrielle, fondée sur les services. Elles ont en effet contribué à bloquer la création d’un secteur des services à bas salaires. Par contraste, les faibles niveaux de protection qui caractérise le « modèle résiduel » d’Etat-Providence aurait été un atout serait dans le sens où elles auraient suscité la création d’un secteur privé des services fortement créateur d’emplois (à nuancer par la présence de fortes inégalités et bas salaires). Ajoutons qu’au sein des pays marqué par le modèle corporatiste, un fossé s’accroît entre une couche toujours plus étroite de salariés protégés (les « insiders ») et une couche toujours plus large, exclue de l’emploi (les « outsiders »). Ce phénomène sera l’objet du II.b.

Cette crise financière a conduit les pouvoirs publics à réformer les systèmes de protection sociale dans la majorité des pays développés. On parle d’un « tournant libéral » pour qualifier les réformes mises en place à partir de la fin des années 1980 (voir chapitre précédent). Le financement de la protection sociale a souvent été transformé pour permettre une diminution des cotisations sociales. En France, on parle de « fiscalisation de la protection sociale » pour décrire la baisse des cotisations sociales et la création d’impôt comme la CSG pour compenser les pertes en termes de recettes (voir chapitre précédent). Au Danemark et en Allemagne, ce type de financement de la protection sociale a été mis en place respectivement dès 1987 et 2006. Ainsi, pour favoriser la compétitivité des entreprises, le financement reposant sur le patronat est remis en cause, au détriment du citoyen. Par ailleurs, les systèmes de retraite, particulièrement touchés par « l’effet ciseau », ont été réformés en France (voir chapitre précédent) et dans la plupart des autres pays. Finalement, ces réformes ont aussi concerné les différents systèmes de santé, avec l’objectif de réduire les coûts et de favoriser l’efficacité. Par exemple, en Angleterre, c’est le National Health Service (NHS) a été transformé avec l’ouverture des services de santé au secteur privé. Le développement de partenariats publics privés (PPP), qui est en général la méthode utilisée, a pour objectif de faciliter le financement de nouvelles installations, d’améliorer la qualité du service de soin en mettant les fournisseurs en concurrence, etc. En France, suite à différentes réformes menées depuis la fin des années 1990, le secteur de la santé s’oriente également vers une logique marchande. Elles sont passées vers une plus grande responsabilisation des patients et vers une mise en concurrence accrue des offreurs de soin. Par exemple, certains médicaments ont été concernés par des déremboursements. Par ailleurs, la T2A (tarification à l’activité) instaure une rémunération des établissements de santé en fonction de leur activité de soin, pour améliorer l’efficience et la transparence du financement des soins.

  • La crise d’efficacité

À la crise financière s’ajoute la crise d’efficacité qui lui est associée. Certaines situations mettent en évidence l’incapacité de l’Etat-Providence à répondre à certains défis. C’est le cas du maintien, voire du renforcement, de certaines inégalités (entre les catégories socio-professionnelles, entre les hommes et les femmes, etc. voir chapitre précédent) mais aussi et surtout de ce que Robert Castel appelle la montée de L’insécurité sociale (2004). Le sociologue explique que l’Etat-Providence s’était construit autour du salariat, s’articulant avec l’intégration sociale par l’emploi, l’ouverture de des droits sociaux et la possibilité de mobilité inter et intra-générationnelle en faisant carrière au sein des entreprises. La montée du chômage et de la précarité a remis en cause ce modèle, faisant apparaître selon lui une « nouvelle question sociale ».  D’un côté, la difficulté croissante à trouver du travail fait apparaître une nouvelle catégorie de « surnuméraire », d’ « inutiles » à la vie en société. De l’autre côté, le « précariat » se serait substitué au « salariat », regroupant un ensemble d’individus fragiles, qui sont incertains de garder leur emploi ou en temps partiel subi. Le contrat à durée indéterminée (CDI) reste la norme, puisqu’en 2019, 75 % des personnes en emploi sont encore en CDI contre 12 % en CDD (contrat à durée déterminée) ou contrat intérimaire. En revanche, la même année, 87 % des embauches se faisaient en CDD. Quant au temps partiel, il a atteint 18% en 2019 et un tiers des salariés déclare le subir.

Ainsi, depuis les années 1970, la pauvreté semble avoir changé de visage. Pour décrire ce phénomène, certains sociologues parlent « d’exclusion ». Pour bien comprendre ce qu’elle signifie, il faut avoir en tête que la pauvreté n’est pas excluante en soi. Dans La culture du pauvre (1970), Richard Hoggart montrait la richesse de la culture ouvrière et le fort sentiment d’appartenance de classe qui la caractérisait pendant les Trente Glorieuses, malgré des conditions de vie difficiles. La distance avec les autres classes sociales renforçait le sentiment du « nous » (par opposition à « eux »). La figure de l’exclu est toute autre : elle n’est plus liée aux conditions sociales d’un groupe particulier mais touche des individus isolés, qui ne parviennent pas à trouver leur place dans le monde du travail. En sociologie, un « paradigme de l’exclusion » a émergé pour comprendre ce phénomène. Selon Alain Tourraine (« Face à l’exclusion », 1991), l’opposition traditionnelle entre classes sociales (une opposition « verticale ») aurait été remplacée par l’opposition entre personnes intégrées et exclues (une opposition « horizontale »). Plus récemment, des sociologues comme Castel et Serge Paugam ont remis en cause cette caractérisation dichotomique de l’exclusion, qui conduirait selon eux une vision trop schématique de la société avec un « dedans » et un « dehors ». Plutôt que d’exclusion, Robert Castel préfère parler de désafilliation (Les métamorphoses de la question sociale, 1995). Cette notion permet de mettre l’accent sur les processus qui conduisent à l’affaiblissement du lien social, et de penser la situation des individus fragilisés sans être totalement exclu. Il distingue trois zones marquées par des degrés de cohésion sociale plus ou moins forts : une zone d’intégration (un travail stable et une sociabilité solide), une zone de vulnérabilité (fragilisation de l’emploi et/ou de l’intégration sociale) et une zone de désaffiliation (isolation par rapport à l’activité productive et à l’activité sociale). Dans une perspective « microsociologique », en se fondant sur une enquête qualitative menée sur des personnes touchant le RMI à Saint Brieux, Paugam développe quant à lui le concept de disqualification sociale (La disqualification sociale, 1991). Le sociologue insiste sur l’importance du regard porté sur ces nouveaux pauvres, victime d’un discrédit. Le processus de disqualification sociale se fait en trois étapes :

- Une phase de fragilité : une difficulté économique (chômage ou précarité) place l’individu dans une situation d’infériorité sociale. L’expérience peut être vécue différemment, comme une humiliation (« fragilité intériorisée ») ou comme quelque chose de ponctuel qui peut même faire l’objet de stratégie de la part de l’individu face aux organismes versant les aides (« fragilité négociée ») ;

- Une phase de dépendance : la difficulté et avec elle la dépendance s’installe, se revendique, la personne entre dans une « carrière morale d’assisté » ;

- Une phase de rupture : l’individu est disqualifié, sa réinsertion économique et sociale devient très difficile et il est « accablé par le poids des regards qu’on porte sur lui ». Certains tentent de résister au stigmate en le retournant. Le statut est alors affirmé comme choix de vie, dans le cadre d’une affirmation d’une  « marginalité organisée ».

L’incapacité de l’Etat-Providence et de ses institutions fondées sur le salariat à prendre en charge cette nouvelle question sociale a conduit à mettre en place un certain nombre de réformes. Les programmes d’assurance sont complétés par des programmes d’assistance, visant à renforcer les « filets de sécurités » sensés éviter ces situations d’exclusion. En France, c’est dans ce sens qu’ont été mis en place l’allocation parent isolé (API) en 1979 et le revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, allocations aujourd’hui fusionnées au sein du RSA (voir chapitre précédent). Seulement, ces dispositifs assistanciels ne semblent pas avoir prouvé leur efficacité. D’abord, on constate un taux de non recours très important de la part de ces individus victimes du stigmate de l’assistanat. Ainsi, 68 % des salariés éligibles à ce complément de salaire n’en ont pas fait la demande en 2019 selon le Comité national d’évaluation du RSA (voir chapitre précédent). Dans Gouverner la sécurité sociale (2002), Bruno Pallier constate alors une triple dualisation de la protection sociale : entre la population assurée et la population sans emploi et exclue ; entre une protection sociale collective et solidaire et une protection individuelle privée ; entre une logique assurancielle et une logique assistancielle.

Note de lecture
Le 30/03/2008
Julien Damon
  • La crise de légitimité

Finalement, la crise de l’Etat-Providence doit à la remise en cause de l’idéologie solidariste qui légitimait la mise en commun des risques et des richesses. Cela tient tout d’abord, selon Merrien (2013) à l’affirmation du discours néolibéral. Face aux difficultés économiques rencontrées à partir des années 1970, l’interventionnisme étatique est remis en cause car jugé inefficace en raison du poids qu’il fait peser sur l’économie. Ses politiques sont de plus en plus jugées comme désincitatives, perturbant l’allocation spontanée et optimale des ressources permise par le marché (voir chapitre précédent). Pour François-Xavier Merrien, le « consensus de Washington », à l’opposé du « consensus de Philadelphie » que nous évoquions dans le I.a., est symbolique de cette transformation idéologique. Le consensus de Washington, tel que présenté dans l'article de l’économiste John Williamson paru en 1989, insiste sur l’idée que le dépassement des problèmes difficultés économiques et financière doit passer par une libéralisation. Dix commandements précis sont établis. Concernant les politiques sociales, il faut réformer les systèmes fiscaux en abaissant les taux marginaux supérieurs, et réduire les déficits publics en adoptant des réformes visant à diminuer les dépenses publiques. Au-delà de leurs effets pervers et désincitatifs, les politiques sociales sont critiquées en raison des effets déresponsabilisant qu’elles ont sur les chômeurs. Il s’agiterait alors de les responsabiliser en associant les indemnisations qui leur sont accordées à des contraintes visant à les inciter au retour à l’emploi. Cette conception a conduit au développement du « workfare » par opposition à la logique du « welfare ». Le « workfare » désigne l’ensemble des dispositifs de retour à l’emploi associés aux aides versées aux chômeurs (par exemple, la soumission de l’éligibilité aux indemnités soumises à la recherche active d’un emploi). L’idée est que l’assistance ne doit pas se faire sans contrepartie. C’est ce que la sociologue Isabelle Astier (Les nouvelles règles du social, 2007) appelle le « retournement de la dette sociale » : le risque de la perte d’emploi et de revenus est transféré depuis la collectivité vers les individus.

La légitimité prise en charge collective du risque est également mise à mal par les nouvelles formes d’inégalités qui ont émergées à partir des années 1980. Selon Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon (Le nouvel âge des inégalités, 1996), à partir de la fin du XXème siècle, l’espace des inégalités s’est transformé pour devenir multidimensionnel. Selon eux, le répertoire des inégalités se serait élargi. Auparavant, les inégalités étaient essentiellement intercatégorielles. Elles définissaient par exemple des classes sociales bien distinctes mais homogènes en leur sein. Aujourd’hui, des inégalités nouvelles sont apparues à l’intérieur de ces catégories. Elles sont aussi devenues intracatégorielles. Or, ces nouvelles inégalités participent à considérer les individus comme davantage responsables de leur sorts. Elles s’expliqueraient par leurs choix, leurs parcours et leurs efforts différenciés. Sinon, comment expliquer que deux ouvriers ne connaissent plus des carrières professionnelles proches ? L’individualisation des parcours associée à ces nouvelles inégalités est à relier à ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello appelle Le nouvel esprit du capitalisme (1999). Selon eux, face au tassement des gains de productivité à partir des années 1970 et au poids des critiques de l’organisation hiérarchique tayloriste, le capitalisme moderne s’est restructuré. Le recours aux délocalisation, à la sous-traitance et au travail intérimaire est devenu plus systématiques, déstabilisant les formes de solidarités existantes au sein des entreprises et le pouvoir de négociation des syndicats. Par ailleurs, la réponse à la demande d’autonomie des travailleurs s’est traduite par de nouvelles formes de contrôle de la performance fondées sur des mécanismes marchands plutôt que hiérarchiques, favorisant une mise en concurrence des travailleurs. Tous ces éléments ont contribués à déstructurer les identités professionnelles. Elles expliquent donc également la vision plus individualisée des inégalités qui se développe depuis la fin du XXème siècle. Alors que les réussites et les échecs étaient précédemment perçus comme des résultats de l’ordre social, elles apparaissent aujourd’hui comme étant le fait des individus eux-mêmes.

Notre époque se caractérise alors par une « individualisation du social » pour rependre l’expression de Rosanvallon qui donne un autre argument pour l’expliquer. Dans La nouvelle question sociale (1995), il développe en effet l’idée d’une montée de l’individualisation des risques associée à un « déchirement du voile d’ignorance ». Reprenant l’expression de Rawls (voir chapitre « Justice sociale et légitimation de l’intervention publique »), il défend l’idée qu’à partir du moment où il devient possible d’identifier les risques courus par chacun, la tentation de rejeter la prise en collective du risque devient plus grande. En effet, selon la métaphore du voile d’ignorance, le consentement à la collectivisation des risques tient à ce que ces derniers apparaissent comme ayant la même probabilité de survenir chez n’importe quel individu. En revanche, plus le risque est probabilisable, moins son financement collectif est légitime. Or, Rosanvallon explique que le développement des connaissances scientifiques au sein de la société, notamment en ce qui concerne le risque médical, a accru notre capacité à prédire le risque. Autrement dit, les dangers associés à certains comportements (alcool, tabac, etc.) sont de plus en plus connus, remettant en cause le projet de mutualisation des risques associés. Un argument assez proche est proposé par Castel dans L’insécurité sociale (2003). Il avance l’idée que l’individualisation du social pourrait bien être une conséquence de la réussite de l’Etat-Providence lui-même. Avant son avènement, les individus ne pouvaient compter que sur des formes de solidarités liées aux communautés traditionnelles (la famille, l’Eglise, etc.) En se substituant partiellement à elles, l’Etat-Providence aurait peu à peu fait éclater ces ilots de solidarité. Petit à petit, le sentiment que notre protection doit à l’appartenance à une communauté s’est fragilisé.

  • L’élargissement du répertoire de la justice

Selon Fitoussi et Rosanvallon, le nouvel âge des inégalités a bouleversé les conceptions de la justice sociale qui servaient auparavant de répertoire pour justifier l’égalité et l’inégalité. Le développement de nouvelles formes d’inégalités, plus dynamiques et individualisées, ont mené à de nouveaux débats autour de la question « quelle égalité ou l’égalité de quoi ? » à partir des années 1970 (voir le chapitre « Justice sociale et légitimation de l’intervention publique »). La période actuelle se caractérise donc par un éclatement du répertoire de la justice sociale et par une incertitude forte concernant les principes qui peuvent faire « tenir » notre société. Il est courant d’interpréter cet éclatement comme une fragilisation voire une régression, les institutions assurant traditionnellement la justice sociale semblant extrêmement affaiblies. De ce point de vue, le modèle d’Etat social est interprété comme étant en crise, remplacé par une action publique incertaine et a minima. Une autre interprétation plus optimiste consisterait à voir dans cet éclatement l’émergence d’une refondation autour d’une conception complexe et renouvelée des pratiques de justice sociale, certes moins assurée, mais peut-être plus à même de traiter la singularité des situations, la pluralité des injustices qui traversent la société. Pour caractériser la diversité des inégalités actuelles, François Dubet parle « d’inégalités multipliées » (Les inégalités multipliées, 2001). On reconnaît aujourd’hui une diversité d’inégalités (de genre, de niveaux de vie, de catégorie sociale d’origine, d’ethnie, etc.) qui peuvent se cumuler ou fonctionner dans un sens contradictoire. Par exemple, on peut être cadre et donc bénéficier d’un revenu élevé, mais être par ailleurs victime de discrimination en tant que femme et/ou en tant qu’homosexuel. Ces inégalités découlent de mécanismes variées et complexes qui s’entrecroisent. Par exemple, les inégalités entre hommes et femmes s’expliquent par des discriminations, par la répartition du travail au sein du couple, etc. Cela implique que les réponses  de l’Etat doivent elles aussi être complexes, impliquant de cerner de façon précise leurs logiques de formation et ce qui les relie entre elles. Par exemple, pour lutter contre les inégalités à l’école, il convient à la fois de lutter contre les inégalités extérieures à l’école et qui influe sur la réussite scolaire des enfants (conditions de logement, etc.) mais aussi de réfléchir aux pratiques pédagogiques ou à l’organisation de la scolarité qui soient le moins discriminantes socialement.

Au-delà de la prise en compte des entrecroisements complexes qui caractérisent les inégalités aujourd’hui, on constate la prises en compte de nouvelles formes d’injustices qui apparaissaient jusqu’ici comme des « points aveugles » de l’Etat-Providence. Il s’agit notamment de la justice globale et de la justice environnementale. Si une perspective internationaliste était déjà très présente dans les mouvements ouvriers du XIXème siècle, la mise en place concrète des institutions visant à promouvoir la justice a pris forme dans un cadre « national », à travers le développement d’Etats-Providence nationaux. C’est ce que regrette Duru-Bellat dans Pour une planète équitable, l’urgence d’une justice globale, 2014. Elle explique qu’il faut rompre avec un cadre « étatiste » pour penser la justice sociale. De nombreuses théories de la justice contemporaines s’inscrivent dans un courant cosmopoliste (elle cite notamment Amartya Sen et Philippe van Parijs). Selon cette conception, l’égalité fondamentale des êtres humains, quelque soit leur pays d’origine, implique de penser la justice sociale de façon globale. Elle souligne également le développement d’un sentiment de solidarité au-delà des frontières depuis le milieu du XXème siècle, ainsi qu’un sentiment de responsabilité des pays riches envers les pays pauvres. À cela s’ajoute la prise en compte du danger que les inégalités globales font peser sur l’équilibre mondial (mouvements migratoires, terrorisme, etc.). Ces idées nouvelles amènent à repenser la prise en charge de la question sociale à l’échelle mondiale, dans un cadre qui dépasserait celui de l’Etat-Providence traditionnel et qui s’appuierait sur des institutions mondiales. Les relations concurrentielles des pays riches entre eux invitent également à questionner l’éventualité d’aller dans le sens d’une justice globale. Par exemple, la concurrence fiscale conduit au risque d’un alignement vers le bas des systèmes de protection sociale. Cette dynamique participe à la remise en cause moderne de l’Etat-Providence. Comment, en effet, maintenir un modèle social coûteux dans un contexte de forte concurrence sur les coûts de production ? Par exemple, le développement d’un système européen de protection sociale pourrait être salvateur pour l’Europe continentale. Antony Giddens nous invite alors à repenser un « nouveau modèle social européen » (Le nouveau modèle social européen, 2007). Pour continuer de se distinguer par des hauts degré de cohésion sociale et par une protection des plus démunis, les Etats européens vont être amenés à devoir travailler ensemble, notamment dans la définition de leur cadre fiscal.

Le deuxième point aveugle est celui de la justice environnementale. Conçues d’emblée comme croisées avec d’autres formes d’inégalités, les inégalités environnementales commencent à attirer l’attention dans les années 1970. Aux Etats-Unis, commencent à apparaître des études sur le « racisme environnemental », portant sur la façon dont les injustices environnementales seraient subies en particulier par les minorités ethniques. Il s’agissait en particulier de dénoncer la pratique visant à déverser des déchets chimiques toxiques dans les quartiers africains-américains pauvres. À partir des années 1990, le terme d’injustice environnementale connaît un succès grandissant, à la fois scientifique et militant. Il sert à désigner à la fois les inégalités dans l’exposition aux risques environnementaux (pollutions, déchets, inondations, etc.). Cette exposition est différenciée selon la PCS, le genre, l’origine ethnique, etc. La justice environnementale est donc également l’objet d’inégalités multipliées, appelant à des politiques complexes. Le mouvement des « gilets jaunes » qui a émergé en octobre 2019 suite à la réforme de la fiscalité du carburant illustre la nécessité de concilier les enjeux sociaux et environnementaux. Les militants se sont opposés à une mesure visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre car elle aurait conduit à une augmentation du coût de la vie des plus défavorisés. Ainsi, dans l’ouvrage déjà cité, Duru-Bellat invite à approfondir la relation entre inégalités mondiales et environnementales dans deux sens :

- Le premier, le plus exploré, est de penser les problèmes environnementaux en termes d’inégalité : qui pollue

et qui est pollué ? La réponse à cette question n’est pas évidente et fait l’objet de paradoxes.

- Le deuxième est de s’interroger sur la façon dont les inégalités socio-économiques influent sur la justice environnementale. Les inégalités rendent en effet les régulations et compromis difficiles.

Par ailleurs, le caractère foncièrement global des questions environnementales nécessite également de repenser l’Etat-Providence et d’imaginer des politiques dépassant le cadre des Etats nationaux.

  • Investir dans le social

Une autre manière de repenser l’Etat-Providence consiste à orienter sa stratégie vers l’investissement social. Dans ses Trois Leçons sur l’Etat-Providence (2008), Esping-Andersen propose ainsi de faire évoluer l’action sociale des pouvoirs publics des dispositifs statiques d’indemnisation à des dispositifs dynamiques d’investissement. En effet, cela apparaît comme un moyen de dépasser la crise financière que connaissent les Etats-Providence. L’analyse financière qui pose ce diagnostic est fondée sur le coût trop élevé du financement de la protection sociale. Toutefois, les analyses économiques issues des théories de la croissance endogène montrent qu’il faut concevoir les capitaux humains et sociaux comme des facteurs importants de croissance économique. Il s’agirait donc de se demander quels sont les investissements qui peuvent être réalisés aujourd’hui afin de favoriser la croissance et de limiter les indemnisations demain. Selon Esping-Andersen, il s’agit de  viser en particulier les femmes n’ayant pas accès au marché du travail, ainsi que les jeunes qui sont des futurs actifs. Rappelons par exemple que le « two breadwinners model » mis en place dans les pays d’Europe du Nord visait à encourager l’activité des femmes, en investissant notamment des les services à la petite enfance. Des investissements massifs dans ce secteur se substituant aux indemnisations aujourd’hui en vigueur permettrait par ailleurs de créer des emplois et de réduire le risque de pauvreté subi par les enfants de chômeurs. En outre, Esping-Andersen suggère de réorienter les ressources versées aux personnes âgées vers les plus jeunes, dans une optique d’investissement social. Améliorer l’égalité des chances entre les enfants aujourd’hui permet de limiter les « réparations » de demain.

Si l’on s’intéresse en particulier aux problèmes de l’exclusion, du chômage et de la précarité, les stratégies d’investissement social paraissent particulièrement pertinentes. Dans l’ouvrage Repenser l’État. Pour une social-démocratie de l’innovation (2011), Philippe Aghion et Alexandra Roulet défendent ainsi le modèle dit de flexisécurité mis en place dès les années 1990 au Danemark. Le terme « flexisécurité » est une contraction des mots flexibilité et sécurité. Il désigne un système social qui apporte davantage de flexibilité aux entreprises à travers plus de facilités pour embaucher et licencier leurs employés, et plus de sécurité pour les salariés qui se voient attribuer plus d'indemnités de chômage plus conséquente (avec un taux de remplacement de 60 à 90% du salaire antérieur) sur une plus longue période. Il serait particulièrement performant pour conjuguer réussite économique et hauts niveaux de protection sociale. Les auteurs indiquent ainsi qu’il existe une corrélation négative entre taux de flexisécurité et taux de chômage, mais que le modèle danois facilite aussi en particulier l’entrée des jeunes sur le marché du travail.

Finalement, le débat sur l’instauration d’un revenu universel (qualifié aussi de revenu de base, de revenu d’existence, ou d’allocation universelle) peut être relié à ces débats sur les stratégies d’investissement dans le social. Si c’est l’homme politique socialiste Benoît Hamon qui a l’a défendu avec le plus de vigueur lors des élections présidentielles de 2017, cette mesure est défendue par des économistes libéraux critiques envers les dispositifs d’indemnisation et leurs effets désincitatifs. Il est défendu comme un moyen de répondre à beaucoup de questions, comme les perspectives de décroissance ou la disparition de l’emploi sous l’effet de l’automatisation du travail. Toutefois, nous nous concentrons uniquement ici sur les arguments avancés le cadre du débat sur les réformes à engager pour réformer la protection sociale en France. Tout d’abord, il apparaît comme une solution face à la complexité du système de transferts sociaux. Aujourd’hui, le système sociofiscal fait coexister des mécanismes de garantie de ressources de portée générale (RSA, minimum vieillesse, etc.) avec des mesures ciblées sur des populations ayant des difficultés spécifiques (les handicapés, les personnes en location, etc.). Cette complexité engendre des comportements de non-recours (voir chapitre précédent). Avec le revenu universel, il s’agirait de combiner les aides accessibles à tous les ménages avec les filets des aides affectées à certains besoins, pour améliorer la lisibilité des conditions d’accès à certaines aides en fonction du revenu de la composition du ménage. Par ailleurs, la complexité du système conduit à générer de l’incertitude dans la gestion des budgets publics, ainsi que des frais de gestion conséquents. Ces difficultés pourraient également être surmontées par la présence d’un revenu universel. Un autre argument en faveur du revenu universel est qu’il serait capable de prendre en charge des situations de pauvreté aujourd’hui mal couverte. C’est le cas par exemple des situations de pauvreté chez les jeunes, chômeurs ou étudiants, et chez les familles monoparentales. Finalement, le revenu universel supprimerait le problème des trappes à inactivité (voir chapitre précédent). Dissocié de l’activité professionnelle, il évite les effets désincitatifs des minimas sociaux qui diminuent lorsque le revenu augmente. Toutefois, on peut se demander si le revenu universel n’est pas un instrument de lutte contre la grande pauvreté plutôt que contre les inégalités. Tout dépend de son niveau et de la manière dont il serait financé. Dans une optique libérale, le philosophe Gaspard Koenig et l’économiste Marc de Basquia défende un financement sur la base d’une taxe proportionnelle et non progressive (voir leur essai « Liber, un revenu de liberté pour tous » publié en 2014). La proposition défendue par Hamon défendait un montant plus important et un financement sur la base de taxes progressives, permettant une redistribution verticale. Il est ici conçu comme un instrument dépassant le seul objectif de lutte contre la pauvreté monétaire.

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