COURS 2 : Politiques structurelles et interventions de l'Etat face aux défaillances de marché

Sommaire

On appelle d’externalités pour traiter des conséquences de l’action d’un ou plusieurs agents économiques sur un ou plusieurs autres agents sans que ces conséquences soient prises en compte par le marché. Si ces conséquences conduisent à augmenter le bienêtre des agents, il s’agit d’externalités positives, si cela conduit à le diminuer, ce sont des externalités négatives.

L’exemple le plus souvent donné est celui de la pollution liée à une activité productive (on parle alors d’externalité négative de production). Les externalités proviennent d’une évaluation différente du coût privé et du coût social si elles sont négatives, ou d’une différence entre le bénéfice privé et le bénéfice social si elles sont positives. En effet, lorsque l’entreprise polluante produit, elle détermine sa quantité optimale en ne tenant compte que de ses coûts privés, et en délaissant les coûts supportés par la collectivité (en termes de santé, de perte de bien-être, de dépollution). Autrement dit, elle ne prend pas sa décision en tenant compte de la totalité des coûts engendrés par sa production. Pour rappel, la courbe d’offre correspond à la partie croissante des courbes de coût marginal. Dans le cas de la pollution liée à une activité productive, le coût social (qui intègre les coûts de tous les acteurs) est supérieur au coût privé (coût uniquement supporté par le pollueur). On aboutit donc à une production plus élevée que ne le souhaiterait la collectivité, et d’autre part à un prix plus faible, puisque tous les coûts ne sont pas intégrés par le producteur. On voit alors que les externalités négatives aboutissent à une surproduction par rapport à la situation optimale.

Par un raisonnement symétrique, on montre que les externalités positives aboutissent à une sous-production. Quel est le rôle de l’État dans ce cas ?  L’Etat peut obliger les agents à prendre en compte les externalités négatives dont ils sont responsables. Pour cela, il peut par exemple instaurer une taxe (égale à la différence entre le coût social et le coût marginal) qui, en augmentant les coûts de l’entreprise, fait augmenter le coût privé jusqu’à ce qu’il atteigne le coût social. Ainsi, la production sera plus faible elle passe de q* à q’), on dit que les externalités négatives ont été internalisées. Il s’agit du principe de la taxe Pigou (taxe pollueur-payeur).

Mais il est également possible pour l’État d’imposer une norme. Dans ce cadre, on suppose que, compte tenu du fait que le marché est incapable d’internaliser les externalités négatives, il revient à l’Etat d’intervenir et donner un cadre règlementaire obligeant les entreprises à tenir compte de la pollution émise.

Dans ce cas on suppose que l’Etat a une connaissance parfaite des informations : il connaît le coût social, et peut donc déterminer la taxe optimale qui permettra d’inciter l’entreprise à réduire ses émissions de pollution. FORTE

Une dernière solution possible s’appuyant sur les idées de R. Coase mettant en avant l’idée que l’existence d’externalités est liée à une mauvaise définition des droits de propriété consiste à définir un marché des droits de permis d’émission négociables qu’on appelle souvent droits à polluer. Le rôle de l’Etat est crucial : c’est lui qui régule ce marché, et décide de la quantité de droits à émettre.

Le rôle de l’Etat est nécessaire pour internaliser les externalités négatives, sans quoi on reste éloigné de la situation optimale. Mais il y a peu de chances que l’Etat permette d’atteindre directement la situation optimale, compte tenu de l’imperfection de l’information…

Les biens collectifs purs sont des biens ou des services qui possèdent deux caractéristiques. D’une part, ils sont indivisibles (non rivaux), ce qui signifie qu’ils peuvent être consommés par plusieurs personnes en même temps. D’autre part, ils sont aussi non excluables, c'est-à-dire qu’il est impossible d’individualiser leur consommation. La défense nationale, l’éclairage public, sont bien des biens publics purs : on peut les consommer à plusieurs en même temps, et aucun individu ne peut en être écarté.

Les biens collectifs purs ne sont théoriquement pas produits en laissant faire le marché, même lorsque le bien-être de tous les agents économiques augmente avec la production de ces biens : si les agents économiques sont rationnels et égoïstes, aucun d’entre eux n’a intérêt à contribuer à leur financement (problème du passager clan- destin), ce qui constitue une désincitation à produire pour l’offreur. L’intervention de l’Etat est alors justifiée, soit sous la forme d’une production publique soit sous la forme d’une activité privée à financement public. Cette justification ne concerne pas uniquement les biens collectifs purs qui, en dehors de la défense nationale, semblent très rares. Par exemple, une autoroute est un bien non-rival, si elle est suffisamment large pour éviter toute congestion (embouteillages), et excluable (route fermée à péage). L’inefficacité du marché tient ici au fait que, comme pour tous les biens excluables et non-rivaux (biens dit de club), le tarif appliqué par l’offreur, nécessairement supérieur à zéro, implique une situation sous-optimale. En effet, du fait de la non-rivalité, le coût marginal engendré par l’utilisation de l’autoroute est nul (aux frais supplémentaires d’entretien près) : une baisse du prix financée par l’Etat élargirait l’accès au bien et augmenterait donc le surplus des consommateurs sans coût supplémentaire pour l’offreur. Enfin, les biens communs sont aussi des biens publics impurs car ce sont des biens rivaux mais non excluables. Il s'agit par exemple des stocks de poissons, des forêts ou du service national de santé ou de l'éducation. La réflexion autour des biens communs est due à Garett Hardin. Hardin parle de « tragédie des biens communs » (1968) pour désigner le problème lié à leur exploitation. Comme de nombreux individus peuvent s'approprier ce bien, lorsqu'ils agissent de manière classique d’'homo œconomicus, ils finissent par appauvrir cette ressource partagée, alors même que ce n'est pas dans leur intérêt à long terme. Pour éviter cette « tragédie », il est nécessaire d'instaurer un régime de propriété collective et de soumettre la gestion de ces ressources à une autorité institutionnelle spécifique. Ce type de bien soulève donc des questions similaires aux biens publics. C'est le cas par exemple des ressources halieutiques et des restrictions sur la pêche afin de rendre durable les stocks mondiaux de poissons. Du fait de la divisibilité de la production de ces biens, il est possible de réaliser un arbitrage entre le niveau de production et le mode de financement. Dans le cas de la pêche, il est possible de fixer des quotas. Les biens communs ont donc un coût et nécessitent une politique économique d’ordre structurel.

Un monopole naturel est une situation où une entreprise, du fait de ses rendements fortement croissants, se retrouve « naturellement » sans concurrence, c’est le cas quand, pour tout niveau de production, le coût des facteurs utilisés est minimal lorsque la production est réalisée par une seule entreprise. La production nécessite des coûts fixes si élevés que des entreprises concurrentes ne seraient pas rentables. C’est le cas par exemple des entreprises chargées d’assurer la gestion de réseaux d’infrastructures : comme les télécommunications, l’électricité, gaz, les chemins de fer, etc… Déjà Léon Walras, dans ses Éléments d’économie pure en 1874 et dans un article spécifique sur les chemins de fers soulignait que le monopole émerge naturellement d’une structure de marché en rendements d’échelle croissants. La situation de monopole naturel est donc liée à certaines conditions techniques. Si on laisse faire l’entreprise, elle tarifera de telle manière à égaliser son coût marginal à sa recette marginale ce qui entrainera des quantités produites faibles à un prix élevé et donc ceci se fera au désavantage des consommateurs puisque l’entreprise captera une rente.

L’Etat peut donc réglementer les monopoles naturels pour éviter que les économies d’échelle ne soient captées par le monopole sous la forme de rente. En effet, l’Etat peut :

  • Contraindre la tarification au coût marginal (comme en CPP) et verser une subvention pour combler le déficit. Cette subvention est financée par l’impôt qui peut à son tour exercer une baisse de bien-être collectif.
  • Contraindre la tarification au coût moyen : c’est un optimum de second rang puisque l’entreprise ne fait ni perte ni profit positif même s’il y a une perte sèche en termes de bien-être.
  • Etablir des discriminations : il s’agit de moduler les prix de vente en fonction du degré de sensibilité de la demande par rapport au prix. L’entreprise peut le faire afin de capter un maximum de rente mais dans le cas où l’État régule, il s’agit alors de faire payer plus certains agents en fonction de leur élasticité pour financer le déficit du monopole naturel sur les autres agents. C’est le principe de la tarification Ramsey-Boiteux. En effet, Marcel Boiteux (Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire, 1956) propose une autre manière de limiter le monopole naturel : faire du monopole une entreprise publique et lui faire pratiquer une telle forme de discrimination. La règle de Ramsey-Boiteux énonce que le prix doit être d’autant supérieur au coût marginal que la clientèle a une demande plus élastique. C'est la solution adoptée par exemple pour la vente du courant électrique, avec des tarifs différents en fonction de l'heure ou/et de la catégorie des abonnés.

Dans une perspective un peu élargie, on peut montrer que les problèmes d’information peuvent s’apparenter eux aussi à une défaillance de marché. En concurrence pure et parfaite, les problèmes d’information ne se posent pas puisqu’il y a information parfaite ou transparence. Cependant, dès qu’on lève cette hypothèse très restrictive, on s’aperçoit que les asymétries d’information peuvent mettre en échec le marché. Ainsi, depuis quelques dizaines d’années, les travaux sur l’information et les conséquences des asymétries d’information se sont multipliés.

D’abord, on peut illustrer les problèmes d’information et d’échec de la main invisible par le fameux dilemme du prisonnier de Tucker. Dans ce cadre si les agents économiques sont rationnels ils ne coopèrent pas alors même que ce n’est pas la situation la moins optimale. Ainsi, en laissant le marché fonctionner, on n’aboutit à une situation largement sous optimale. La main invisible est mise en échec. La rationalité collective ne résulte pas de la somme des rationalités individuelles.

Mais ce n’est pas le seul problème posé par des problèmes d’information. Une autre justification de l’intervention de l’Etat s’est développée depuis les articles pionniers d’Arrow (1963) et Akerlof (1970) portant sur les asymétries d’information entre offreurs et demandeurs sur les marchés. Celles-ci remettent en cause une des conditions de la concurrence parfaite (transparence du marché) et, de ce point de vue, constituent une imperfection de marché qu’il s’agit de corriger. Une partie de cette correction peut émerger de manière décentralisée, c'est-à-dire venir des décisions des offreurs et demandeurs dans le cadre de la seule relation marchande. Par exemple, un offreur de travail ayant une productivité élevée a intérêt à chercher à signaler, notamment par le diplôme (théorie du signal, Spence (1974)), cette productivité aux entreprises qui, sans information parfaite sur la productivité des travailleurs, seraient amenées à n’embaucher que les salariés ayant une productivité faible. George Akerlof a montré en 1970 les conséquences sur le marché des asymétries d’information en prenant comme exemple le marché des voitures d’occasion. Sur ce marché, il y a bien asymétrie d’information puisque le vendeur connaît la qualité de sa voiture, alors que l’acheteur connaît, lui, la qualité moyenne des voitures. Il montre qu'en situation d'information imparfaite, le risque de sélection adverse (ou anti-sélection) va conduire à ce que le marché des voitures d'occasion ne propose que des épaves. En effet, le prix moyen sera la résultante de la moyenne des prix des bonnes et mauvaises occasions. Comme le consommateur est en situation d'information imparfaite (il ne reconnaît pas les bonnes des mauvaises voitures), il ne sera prêt à payer que le prix moyen, pour minimiser ses risques. Or, si les vendeurs de mauvaises occasions ne pourront que se réjouir, les vendeurs de bonnes occasions, n'ayant pas d'espoir de vendre, sortiront de ce marché : seuls resteront les vendeurs d'épaves.

Dès lors, en situation d’asymétrie d’information, le marché ne peut atteindre une situation optimale. Il faut donc un contexte juridique et institutionnel pour assurer un climat de confiance propice à l’existence du marché. Par exemple, L’Etat, en France, en imposant le passage régulier des voitures au contrôle technique, dont il a fixé les caractéristiques, assure une qualité minimale au parc des voitures d’occasion. Sur le marché du travail, le fait que l’Etat contrôle la certification et le niveau des diplômes permet de fournir aux employeurs des informations importantes permettant d’évaluer certaines compétences des candidats à l’embauche.

Autrement dit, par ce rôle, l’Etat encastre le marché dans l’institutionnel et donc dans le social. Sans affirmer que l’Etat est le seul producteur d’information, il est néanmoins possible d’avancer qu’il peut fournir une base de garantie nécessaire à la passation de contrats et à la réalisation d’échanges sur un marché. Si cela est insuffisant, les autorités publiques peuvent contribuer à réduire certaines asymétries d’information autrement qu’en garantissant l’information. Le cas des assurances santé est intéressant de ce point de vue. On peut par exemple considérer que les compagnies d’assurance parviennent à élaborer une gamme de contrats qui leur permet de sélectionner les « bons risques » donc, pour l’assurance maladie, d’écarter du marché les individus à la santé particulièrement fragile mais les prix d’équilibre du marché évincent alors les ménages les plus modestes ce qui peut conduire l’État à intervenir  comme pour le Patient Protection and Affordable Care Act aux Etats-Unis (ObamaCare), promulguée par Barack Obama en 2010. Enfin, au-delà de la justification de politiques microéconomiques (structurelles), les asymétries d’information, parce qu’elles constituent des fondements microéconomiques de rigidités de prix et de salaires, donc de déséquilibres macroéconomiques tels que le chômage, sont également au cœur du renouvellement de l’analyse des fluctuations conjoncturelles et des politiques macroéconomiques apporté par la nouvelle économie keynésienne.

Les politiques structurelles sont les politiques qui visent à accroitre la croissance potentielle des économies et leur compétitivité, à limiter les imperfections de la concurrence, mais aussi à corriger les externalités négatives et préserver la soutenabilité de cette croissance. La politique économique structurelle est donc l’ensemble des actions mises en œuvre par les pouvoirs publics pour transformer le système économique afin d’en améliorer le fonctionnement. Elle vise à assurer durablement la croissance et la compétitivité de l’économie nationale. Elle s’inscrit dans le moyen et le long terme.

Après la seconde guerre mondiale, le gouvernement multiplie les mesures structurelles pour reconstruire l’économie détruite mais aussi pour infléchir les mécanismes du marché. En France on met en place la planification indicative, la nationalisation des grandes entreprises, l’aménagement du territoire, les politiques sociales, les politiques de l’emploi pour réduire le chômage.

Il convient de rappeler que l’intervention des pouvoirs publics sur l’industrie est une pratique courante et ancienne et pas seulement en France :  aux Etats Unis, en dépit de la référence aux principes du marché et du libéralisme économique, les interventions de l’Etat dans le domaine militaire jouent un rôle important, au Japon, il existe des relations privilégiées le Ministère de l’Industrie (MITI) et les firmes et en Allemagne, l’intervention de l’Etat fédéral et des Länders dans le secteur industriel constituent la pierre angulaire de l’économie sociale de marché.

En France, les pouvoirs publics ont été à l’origine des grands projets industriels (Paquebot France, Concorde, TGV...) de part une ancienne tradition colbertiste. En effet, l’intervention de l’État dans le domaine industriel connaît ses premiers développements en octobre 1665, lorsque Louis XIV crée officiellement, sous l’influence de Jean-Baptiste Colbert, la manufacture des Glaces de miroirs qui deviendra par la suite l’entreprise Saint-Gobain. Un peu plus tard, au 18ème siècle, l’État s’implique dans le développement des compagnies minières. Cependant, c’est au cours du 20ème siècle, plus particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, que se développent les politiques verticales. En 1937 par exemple, les chemins de fer sont nationalisés en France avec la création de la SNCF. D’après Elie Cohen (Le colbertisme High Tech, 1992), le milieu des années 1980 marque la fin du capitalisme colbertiste. C’est la fin des stratégies de « grandeur et d’indépendance » voulues par de Gaulle. Avec l’internationalisation financière, les grandes institutions financières prennent de l’importance dans l’actionnariat. C´est aussi le début de la prise de pouvoir des capitaux étrangers dans les entreprises nationales, des délocalisations. Le chômage lui aussi repart à la hausse. Dès lors le capitalisme français type 1945-1983 est révolu : il s’agit de promouvoir une forme de nationalisme économique où l’Etat serait incitateur, davantage que faiseur.

La crise de années 1970, la mondialisation, l’incertitude des mutations technologiques et idéologiques entraînent le déclin des politiques structurelles nationales et réactivent le jeu du marché à travers la déréglementation. C´est à ce moment qu’on assiste en France à un vaste mouvement de privatisation et de remise en cause de l’intervention de l’Etat.

Les années 1990 voient le retour de l’Etat dans les affaires économiques. En France surgit l’idée du nationalisme économique : l’Etat intervient pour réorganiser les activités de certains groupes. Le Made in France, les objectifs de réindustrialisation et de constitutions de pôles de compétitivité sont des piliers importants des politiques structurelles menées en France depuis les années 1990. Ceci est à mettre en relation avec la montée du chômage qui incite l’Etat à développer des politiques de gestion de l’emploi et à réindustrialiser la France (avec un succès limité). Dès lors, il s’agit d’encourager le Made In France notamment dans les années 2000, de développer des mesures incitatives pour l’accueil d’IDE mais aussi de développer des mesures de politiques d’innovations et d’autres politiques structurelles dans un cadre national et européen. En 2013 par exemple, le ministère du Redressement productif établit 34 plans, dans le cadre de la « nouvelle France industrielle », associant entreprises et acteurs publics afin de faire émerger les produits « made in France » du futur. L’État choisit ici 34 secteurs prioritaires et y désigne les champions nationaux bénéficiant de subventions de manière privilégiée. En septembre 2020, le gouvernement crée « France relance » pour soutenir l’activité à court terme et pallier les effets de la crise du coronavirus, mais aussi pour créer les conditions d’une croissance durable. Un volet de ce plan de 100 milliards d’euros concerne la politique industrielle, le gouvernement souhaitant renouer avec la souveraineté industrielle en investissant dans des secteurs à forte valeur ajoutée. Un milliard d’euros seront ainsi consacrés à rendre le territoire national plus attractif. Grâce à la Banque publique d’investissement, les entreprises obtiennent une subvention pour leurs projets de relocalisation dans cinq secteurs considérés comme stratégiques: l’agroalimentaire, la santé, les intrants critiques pour l’industrie, l’électronique et les applications industrielles de la 5G.

Selon Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (2020), les politiques verticales posent certains problèmes et ont été la cible de critiques. D’abord parce que ces politiques, lorsqu’elles bénéficient à des entreprises sélectionnées par les pouvoirs publics, favorisent généralement les grandes entreprises domestiques déjà en place, limitant ou biaisant la concurrence et restreignant la variété des acteurs. L’État choisit ainsi de favoriser des « champions nationaux » au détriment d’autres entreprises concurrentes, qu’elles soient nationales ou pas. Il exerce alors un pouvoir discrétionnaire lui permettant de désigner les « gagnants » (picking winners) et les « perdants », indépendamment du processus de concurrence. De plus, les choix réalisés peuvent parfois être aussi le résultat d’actions de lobbying exercées par les grandes entreprises en place et aux moyens conséquents, qui ont tout à gagner d’une restriction du degré de concurrence. Cela pose non seulement un problème de légitimité des choix publics dans des pays démocratiques, mais aussi un problème d’efficacité.

Enfin, de nombreuses études empiriques mettent en avant le fait que, sous certaines conditions, la concurrence sur les marchés de biens et services stimule l’innovation et la productivité, les entreprises étant incitées à innover pour conserver ou gagner des parts de marché ; compte tenu de l’importance de l’innovation comme facteur de croissance économique, il est donc inefficace de restreindre la concurrence.

Un autre problème réside dans le fait que les choix que font les pouvoirs publics ne sont pas toujours les meilleurs car ceux-ci ne détiennent pas toute l’information nécessaire. La raison principale, selon Jean Tirole (2016), vient du fait que, dans un cadre économique actuel bien plus complexe que celui de reconstruction d’après-guerre, les hommes politiques manquent d’information sur les technologies, les secteurs et les entreprises qui apporteront la richesse économique de demain. De plus, n’ayant pas les compétences adéquates, ils choisissent souvent un peu au hasard, ou pire, selon la volonté de lobbies.

Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel (Le pouvoir de la destruction créatrice 2020) voient deux arguments principaux en faveur d’une politique industrielle encourageant l’innovation qui ne soit pas uniquement horizontale. Le premier porte sur l’existence d’une dépendance au sentier qui consiste, pour une entreprise qui a innové par le passé, à continuer à le faire dans ces mêmes technologies dans le futur. C’est notamment le cas dans le secteur automobile où les entreprises qui ont longtemps investi dans les technologies des moteurs à combustion et ont développé un savoir-faire ont eu beaucoup de mal à investir dans d’autres technologies comme le moteur électrique. Cela a conduit à un renouveau de la politique industrielle qui est passé par un certain nombre de chantiers parmi lesquels :

  • L’accent mis sur l’innovation dans les secteurs de haute technologie, et non sur l’ensemble des activités industrielles ;
  • La mise en place de partenariat constitue une dimension essentielle des nouveaux projets industriels. L’aide des pouvoirs publics s’avère indispensable, elle prend la forme classique de partenariats entre industriels et chercheurs. Mais il s’agit également de partenariats entre PME et grandes entreprises et entre domaines d’activités différents. En effet, l’innovation ne résulte plus seulement d’une hyperspécialisation dans un domaine mais d’une rencontre et d’une hybridation entre plusieurs domaines. Ceci est dans la droite ligne des propos de Ph. Aghion dans Le pouvoir de la destruction créatrice (2020) qui montrait qu’il existe un triangle de l’innovation entre société civile, Etat et marché et que pour croître il s’agit de développer ces relations
  • la dimension spatiale est une autre dimension importante. L’étude de la réussite des « clusters » (Silicon Valley, Bangalore en Inde) qui rassemblent sur une même aire géographique des entreprises complémentaires (clients et fournisseurs), des institutions publiques ou privées (recherche, enseignement) afin de créer des effets de réseaux et des externalités positives donnant à l’activité des avantages compétitifs dans la concurrence mondiale montre l’importance de cette dimension géographique. Mais un autre objectif s’ajoute en France, pour les pôles de compétitivité, avec la politique d’aménagement du territoire et l’implication, forte et volontaire, des collectivités locales.

Néanmoins, aujourd’hui, les politiques d’aide aux secteurs en devenir passent essentiellement par des politiques (horizontales) d’aide à l’innovation mais elles peuvent prendre aussi des formes plus indirectes comme des politiques de la concurrence, de réformes de l’assurance-chômage ou de la formation professionnelle afin de dynamiser les marchés des biens et services et du travail.

Les politiques d’innovation se sont développées dans les années 1980. Créé en 1983, le Crédit impôt recherche (CIR), par exemple, avait dès l’origine pour fonction d’inciter les entreprises françaises en investir en recherche et développement. Il a été maintes fois reconduit depuis sa création malgré certaines critiques portant notamment sur l’effet d’aubaine qu’il peut engendrer. Son poids dans le budget de l’État a grossi et ses modalités ont évolué. Aujourd’hui, toutes les entreprises sont concernées, sans restriction de secteur ni de taille, à condition qu’elles opèrent des dépenses de recherche et développement. Le CIR permet ainsi aux entreprises de déduire ces dernières de leur impôt, ce qui revient à leur rembourser en partie ces dépenses. Son taux est de 30 % pour les entreprises qui engagent jusqu’à 100 millions d’euros en recherche et développement et de 5 % au-delà.

En ne sélectionnant pas les bénéficiaires des aides publiques, c’est-à-dire les « gagnants » et par conséquent les « perdants », ces politiques ne créent pas de distorsion de concurrence. Elles ne risquent pas non plus de manquer leur cible en privilégiant des projets peu porteurs d’innovation et de croissance économique. Une politique de l’innovation horizontale évite la concurrence biaisée par ces mesures et peut même contrer les effets de la concurrence qui nuisent à certaines entreprises. Par exemple concernant l’accès au crédit : en raison de leur taille les grandes entreprises y ont plus facilement accès et ont donc plus de possibilités de financement de l‘innovation. Le crédit d’impôt innovation (CII) est une extension du CIR qui s’applique aux dépenses des PME liées aux prototypes et installations pilotes de produits nouveaux.

Dans la droite ligne de ces politiques d’innovation France relance a été marqué par un soutien à l’industrie et notamment aux entreprises innovantes (de l’ordre de 10 milliards d’euros).

 

Parallèlement à ces aides aux secteurs en devenir, les politiques industrielles ont été marquées par des politiques de soutien aux secteurs en déclin. En effet, depuis les années 1980, les économies industrialisées avec la mondialisation, les innovations et les transformations des tissus industriels ont dû faire face à la quasi disparition de certains tissu industriel.  Dans la plupart des pays développés, ces secteurs en déclin sont les chantiers navals, les industries du cuir, le textile, les productions de matériel électrique et électronique, la chimie lourde... Parallèlement d’autres secteurs sont apparus et se sont développés, dans la droite ligne des logiques de destruction créatrice. L’aide aux secteurs en déclin est conçue comme un moyen de faciliter la reconversion de bassins industriels. Néanmoins, les contraintes budgétaires créent cependant des points de conflits entre les politiques d’innovation et ces politiques d’aides aux secteurs déclinants. Or, la répartition de l’effort public peut être victime des groupes de pression. Les secteurs en déclin ont un poids électoral et social beaucoup plus important que les nouvelles activités.

a) définition et principes

 

Dans une économie de marché, les stratégies concurrentielles des entreprises sont encadrées par des règles du jeu, celles du droit de la concurrence. Si ces règles sont clairement établies sur un plan formel, leur application peut être complexe car il s’agit à la fois de maintenir la concurrence pouvant le cas échéant mener à son absence par un processus de sélection. Il s’agit donc d’encadrer le processus de concurrence, afin qu'il profite aux consommateurs et à l'économie en général, que ce soit en termes de prix, de croissance, de variété ou de qualité des produits. L’ensemble de ces règles du jeu constitue la politique de la concurrence.

Sur le plan théorique, la politique de la concurrence se justifie pour protéger les consommateurs des comportements de détournement de marché par les entreprises, au détriment de leur bien-être, le cas extrême à proscrire à tout prix étant la situation de monopole. La concurrence inciterait également les agents économiques à produire plus d’effort, notamment les entreprises à être plus compétitives dans le but de gagner des parts de marché.

En règle générale, le droit de la concurrence se compose de 3 volets fondamentaux, que l'on retrouve aujourd'hui dans la plupart des pays disposant d'une législation antitrust :

  • La première disposition du droit de la concurrence est relative aux pratiques d'entente : elle prohibe par principe les ententes qui ont pour objet et/ou effet de restreindre la concurrence. C’est le principe du Sherman Act et du Clayton Act aux Etats-Unis et ces mêmes principes sont garantis au niveau européen par les traités.
  • Le deuxième volet du droit de la concurrence concerne l'« abus de position dominante », qui est l’ensemble des pratiques unilatérales mises en œuvre par une entreprise ayant une position dominante et qui ont pour objet et/ou effet de restreindre artificiellement la concurrence sur le marché: prix prédateurs, ventes liées, pratiques discriminatoires, remises fidélisantes, refus d'accès d'un concurrent à une ressource essentielle, etc.
  • Le troisième volet de la politique de la concurrence porte sur le contrôle des opérations de concentration, notamment par le biais de fusions-acquisitions : énoncé dès le Clayton Act de 1914 (article 7), ce dispositif de contrôle a été renforcé aux États-Unis avec l'adoption du Celler Kefauver Act en 1950 et du Hart Scott Rodino Act en 1978. Dans le cas européen, ce contrôle est apparu assez tardivement puisqu'il faut attendre 1990 pour qu'un contrôle préalable des opérations de concentration entre en vigueur.
  • Au niveau européen, il existe une quatrième disposition du droit de la concurrence, relative aux aides d'État : les traités prohibent les aides accordées par un État membre si elles faussent la concurrence.

La politique de la concurrence est d'abord mise en œuvre par des autorités de la concurrence qui agissent au nom du maintien de l'ordre public économique. Dans le cas des États-Unis, la politique de la concurrence relève à la fois du Département de la justice (DoJ), au travers de sa division « Antitrust », et d'une agence spécialisée, la Fédéral Trade Commission (FTC), créée en 1914. La FTC assure le respect des interdictions énoncées dans le Clayton Act et le FTC Act, tandis que le DoJ veille à l'application du Sherman Act et est seul habilité à engager des poursuites pénales. Pour ce qui est du contrôle des fusions-acquisitions, les deux autorités se partagent les tâches, en fonction notamment de leurs compétences sectorielles. Au niveau européen, la Commission européenne est chargée de la politique de la concurrence, au travers de la Direction générale de la concurrence (DG Comp), dirigée depuis 2016 par la commissaire Margrethe Verstager. Les décisions de la Commission peuvent être contestées devant le Tribunal de l'Union européenne (TUE), et un pourvoi peut être formé devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). 

 

b) Politique de la concurrence dans le cadre européen

La politique de la concurrence en Europe apparait comme une des politiques communautaires les plus anciennes et les mieux appliquées. Cependant si elle semble procurer de nombreux avantages notamment aux consommateurs, elle pose aujourd’hui de nombreux problèmes notamment au regard des politiques industrielles et commerciales. Si la condamnation régulière des cartels avec les amendes afférentes dans plusieurs secteurs ont permis de faire durablement baisser les prix en encourageant l’arrivée de concurrents ou en dissuadant les entreprises présentes sur le marché d’avoir des pratiques de prédation, cette politique de la concurrence aussi d’autres buts. Elle est un élément de stimulation de la productivité et de l’innovation des entreprises. En effet, les acteurs présents sur le marché doivent faire face à plus de compétition ce qui a un impact non seulement sur les prix mais également sur l’innovation et la productivité. Produire mieux et plus et des produits différenciés permet d’asseoir ses parts de marché mais également de contribuer à la croissance potentielle à l’échelle de l’économie. Dans certaines conditions, on peut concevoir la politique anti-trust comme une politique d’offre et de compétitivité. Enfin, dans le cadre uniquement Européen, l’objectif de la politique de la concurrence de contribuer à la construction du marché intérieur et de réduction des barrières au commerce et à la concurrence à l’échelle de l’UE est plutôt une réussite. Selon le CAE dans une étude de 2019, la politique de la concurrence en Europe donne plutôt des signes de succès au regard de ses finalités. L’investissement, la productivité et le pouvoir d’achat ont été largement favorisés par la régulation de la concurrence mise en œuvre.

 

c) politique de la concurrence vs politique industrielle ?

Cependant, alors que la France connaît depuis quinze ans un déclin marqué de sa compétitivité, la politique de concurrence est parfois pointée du doigt, accusée de sacrifier l’industrie et les entreprises françaises et européennes au profit du pouvoir d’achat immédiat des consommateurs. Ce fut notamment le cas des ministres Français et allemand de l’économie qui à la suite de l’interdiction de la fusion Alstom-Siemens visant à créer un « champion » dans le domaine ferroviaire qui ont publié un manifeste en 201: « Pour une politique industrielle du XXIe siècle ». L’UE serait donc en train de sacrifier la compétitivité de long terme notamment dans l’industrie et le numérique au profit de la politique de la concurrence. Si ces reproches peuvent être en partie fondés, la politique de la concurrence n’explique pas à elle seule les difficultés de l’Europe à s’imposer dans le domaine industriel et numérique. La politique industrielle au niveau européen est beaucoup trop limitée et faible pour pouvoir faire émerger des concurrents aux entreprises américaines et chinoises. En 2018, le budget de l’UE se montait à 148 milliards d’euros : 56 milliards d’euros ont été affectés à la PAC, 47 milliards ont été affectés à la politique de cohésion des territoires et 11 milliards affectés à la politique de R&D, soit un peu moins de 10 % du budget communautaire.

En outre, une politique industrielle européenne qui ciblerait certains secteurs favorables à la croissance n’entre pas dans le champ des interdictions liées à la régulation de la concurrence. Elle est donc tout à fait possible dans le cadre des règles de la concurrence.  Mais la politique industrielle européenne et par conséquent l’émergence de « champions » européens souffre moins de la régulation de la concurrence que de l’insuffisance de l’investissement dans l’innovation au niveau européen et de manière coordonnée, notamment comparativement aux concurrents américains et asiatiques. Par ailleurs, outre les interactions entre politiques industrielle et de concurrence, il est aussi nécessaire d’interroger la politique commerciale à l’échelle de l’UE qui privilégie largement le libre-échange augmentant d’autant la concurrence internationale.

La politique industrielle est donc très limitée au niveau européen : pas de budget spécifique au niveau de l’UE, des politiques essentiellement nationales qui excluent les aides d’État non justifiées (ie ne touchant pas 5 domaines: innovation et R&D, développement durable, compétitivité de l’industrie de l’UE, création d’emplois, cohésion sociale et régionale). La politique industrielle existe en se logeant dans les failles de la politique de la concurrence.

Les actions ambitieuses de politique industrielle si elles ont été plus fréquentes, restent récentes et n’ont pas l’importance des mesures prises aux Etats-Unis ou au Japon.  C’est le cas du Fonds européen pour les investissements stratégiques (dit plan Juncker ou Invest EU). Lancé en 2015, il a permis d’injecter en cinq ans près de 500 milliards d’euros dans des projets commerciaux viables dans le domaine des infrastructures numériques et énergétiques, des transports, des petites entreprises, des projets verts et de l’innovation. La Commission européenne a assoupli le cadre des aides d’État dès les premiers mois de la crise du coronavirus. Elle a permis dès le mois de mars, aux États membres de venir en aide, pour une durée limitée, aux entreprises qui connaissent des difficultés en raison de la crise, le cadre des aides à la lutte sanitaire, aux recapitalisations et aux start-up a été assoupli. Des secteurs comme l’aviation, qui n’auraient pas été soutenus en période normale, ont pu être aidés. Cet assouplissement sur les aides d’État a concerné près de 2200 milliards d’euros (soit l’équivalent du PIB français). En outre, le plan de relance Next Génération EU, doté pour la période 2021-2024 d’un budget de 750 milliards d’euros, a  permis par de nouveaux financements permettant des interventions de politique industrielle. Par exemple, dans une logique d’augmentation de l’ampleur et de la portée d’Invest EU, il servira notamment à renforcer les chaînes de valeur au sein de l’Union européenne dont la crise a mis en avant les fragilités, ou à aider les technologies naissantes.

Ainsi, la politique industrielle et la politique fiscale ne sont pas les politiques les plus développées et restent de l’initiative des Etats car elles impliquent des niveaux de coopération non encore atteint au niveau européens.

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