COURS 2 : L’analyse économique des échanges internationaux

Sommaire

Les mercantilistes considéraient le commerce international comme un « jeu à somme nulle » au sein duquel « l’on ne perd jamais que l’autre n’y gagne » selon Antoine de Montchrestien. Etant contemporain de la période de transition entre le Moyen-Age et la révolution industrielle, les mercantilistes considèrent que les métaux précieux et la thésaurisation sont l’essence de la richesse. Ainsi, accumuler des métaux précieux est le signe de l’enrichissement d’une nation. Trois courants nationaux sont à mettre en évidence dans le mercantilisme.

Le courant espagnol, plus communément appelé le « mercantilisme bullioniste espagnol » considère que le stock de métaux précieux peut s’accroître grâce aux mines des colonies. C’est donc l’accumulation physique de l’or qui enrichit les nations. Mais le français Jean Bodin critique cette conception et annonce en même temps la théorie quantitative de la monnaie en mettant en évidence que l’accumulation de métaux précieux sans contrepartie physique alimente l’inflation. Le courant anglais considère que le commerce international favorise des rentrées d’or grâce aux exportations et génère des fuites d’or par les importations. Ainsi, seule une balance commerciale exédentaire enrichit les nations. Dans cette conception dite du « mercantilisme commercial » l’excédent sera d’autant plus important que la valeur des produits exportés est élevée et que les importations se feront aux prix les plus faibles. Grâce à l’excédent commercial, l’abondance de monnaie garantit un niveau faible des taux d’intérêt qui stimule l’investissement et nourrit la demande intérieure.

Le courant français dont la figure de prou est Jean-Baptiste Colbert défend l’accumulation de métaux précieux grâce au développement de l’industrie manufacturière. Les importations doivent se limiter aux matières premières, tandis que les exportations doivent être des produits manufacturés dont les prix sont plus élevés. Le mercantilisme colbertiste admet que l’intervention de l’Etat puisse supplanter l’initiative privée défaillante. L’Etat doit être producteur et mettre en place une politique industrielle capable d’assurer une forte de frappe déterminante dans le commerce international en stimulant les exportations de la nation sur les marchés mondiaux.

Cependant, les limites de cette conception mercantiliste de la richesse vont être rapidement mise en évidence. Richard Cantillon critique l’idée selon laquelle l’excédent commercial est source d’une entrée nette d’or à long terme. En reprenant les intuitions de Jean Bodin, il avance met l’argument selon lequel l’afflux d’or alimente l’inflation. L’afflux d’or a tendance à accroître les importations de biens étrangers moins chers et à réduire les exportations en limitant la capacité à importer des partenaires commerciaux. La balance commerciale retrouve alors son état initial. R. Cantillon affirme ainsi qu’il existe un mécanisme automatique de rééquilibrage de la balance commerciale lié à la création monétaire. Cette idée sera reprise par le philosophe et économiste anglais David Hume – présenté comme le père de la théorie du rééquilibrage automatique du commerce extérieur – et, à sa suite, par les économistes classiques.

 

Mais la critique la plus forte sera formulée au XVIIIème siècle par les économistes classiques, au premier rang desquels Adam Smith. Selon Adam Smith, le mercantilisme confond richesse et espèces sonnantes et trébuchantes. Dans cette logique, un pays est assimilé à un individu qui doit dépenser moins que ce qu’il gagne, s’il veut s’enrichir. Selon Adam Smith, les mercantilistes confondent la monnaie avec le capital, et l’excédent de la balance commerciale avec l’excédent du revenu sur l’accumulation. Cette critique du mercantilisme présentée dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) forme le point de départ de l’analyse classique des échanges internationaux. Adam Smith considère que la puissance productive naît de la division du travail et de l’interdépendance entre les individus dans la société. Transposée à l’échelle internationale, cette analyse justifie le libre-échange, contrairement aux thèses mercantilistes.

a : De la théorie de l’avantage absolu…

Les économistes classiques postulent la supériorité du libre-échange sur le protectionnisme. Considérant que la richesse se mesure à l’ensemble des biens et des services d’une nation, le libre-échange à l’échelle internationale est à l’origine de l’enrichissement des nations.

Pour Adam Smith (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776), l’extension des marchés permet le développement de la division du travail qui assure une allocation optimale des ressources. Dans sa conception de l’économie, le père fondateur de la science économique moderne considère que les hommes ont un penchant naturel à trafiquer. Ainsi, spontanément, ils sont conduits à se spécialiser dans les tâches où ils sont capables de produire à meilleur marché que les autres. Le commerce élargit les débouchés pour chaque type de production, permettant ainsi de pousser plus loin la division du travail. Il augmente, de ce fait, l’habileté, la dextérité des travailleurs. Par la suite, il élève la productivité du travail et la masse totale des richesses créées. En ouvrant un marché plus étendu, il favorise aussi le perfectionnement des méthodes de production, augmente le produit national. Naturellement, la division du travail procure des gains de productivité qui stimulent alors la croissance économique. Transposée à l’échelle internationale, les nations sont conduites à se spécialiser en fonction de leur avantage absolu en termes de coûts, autrement dit, un pays se spécialise dans la production dans laquelle il produit moins cher que les autres. Ainsi selon Adam Smith, « si un pays peut nous fournir une marchandise à meilleur marché que nous ne sommes en état de l’établir nous-même, il vaut mieux que nous la lui achetions avec le produit de l’industrie dans laquelle nous avons quelques avantages ». Le produit national augmente grâce à la division internationale du travail. Le commerce international permet en outre d’écouler les excédents et de se procurer en échange des biens utiles pour lesquels existe une demande. Le commerce international favorise l’enrichissement de la nation et semble être mutuellement avantageux a priori. Cependant, en raisonnant en termes d’avantage absolu, les arguments d’A. Smith conduisent à laisser en marge du commerce international les nations qui ne disposent d’aucun avantage absolu, ce qui peut légitimer la mise en place de mesures protectionnistes.

b : … à la théorie des avantages comparatifs

David Ricardo (Principes de l’économie et de l’impôt, 1817) élabore au début du XIXème siècle une théorie du commerce international dont les arguments constituent les fondements même des principes du GATT et de l’OMC, c’est dire la portée de sa théorie. D. Ricardo est un fervent défenseur du libre-échange. Son militantisme en faveur de l’abolition des Corn Laws en fournit la preuve. Ces fameuses lois sur le grain qui frappent les importations de céréales lorsque les cours passent en dessous d’un certain seuil de prix seront abolies en 1846 quelques années après sa mort. Selon David Ricardo, un commerce libre d’entraves permet la spécialisation internationale et procure différents bienfaits. D’abord politiquement, « l’échange lie entre elles toutes les nations du monde civilisé par les nœuds communs de l’intérêt, par des relations amicales, et en fait une seule et grande société ». Ensuite, économiquement, le commerce international « augmente le nombre et la variété des objets auxquels on peut employer son revenu, et […] en répandant avec abondance les denrées à bon marché, il encourage les économies et favorise l’accumulation des capitaux ». Enfin, la conception pessimiste des classiques sur l’avenir de la croissance encourage Ricardo à militer pour l’abolition de toutes mesures protectionnistes, notamment celles qui frappent les produits agricoles. En effet, le libre-échange est la seule solution pour repousser l’état stationnaire ; l’ouverture des frontières limitant la décroissance des rendements factoriels de la terre et reportant la fin de la croissance.

Cependant, pour que le libre-échange soit porteur de tous ses bienfaits, il faut dépasser la théorie des avantages absolus de son prédécesseur classique. Pour D. Ricardo, la spécialisation des nations doit se faire en fonction des avantages comparatifs, seule condition pour que le commerce soit un « jeu à somme positive » et donc mutuellement avantageux. Les avantages comparatifs sont mesurés en temps de travail et évalués en homme/année. A l’échelle d’un pays, il prend l’exemple de la fabrication des souliers et des chapeaux pour expliquer qu’il est préférable de confier la fabrication de ces biens à celui qui est le plus efficace, relativement à l’autre, pour le fabriquer. Selon D. Ricardo, « supposons deux ouvriers sachant l’un et l’autre faire des souliers et des chapeaux : l’un d’eux peut exceller dans les deux métiers ; mais, en faisant des chapeaux, il ne l’emporte sur son rival (…) que de 20 %, tandis qu’en travaillant à des souliers, il a sur lui l’avantage (…) de 33 %. » Ainsi, il en déduit « Ne serait-il pas de l’intérêt des deux que l’ouvrier le plus habile se livrât exclusivement à l’état de cordonnier, et le moins adroit à celui de chapelier ? ». En effet, cette spécialisation en fonction des avantages comparatifs, permet d’économiser du travail. Au niveau international, l’exemple ricardien est bien connu, il s’agit de l’échange de vin et de drap (échanges interbranches) entre l’Angleterre et le Portugal. Il repose sur des hypothèses fortes comme le fait que les coûts de transports sont négligeables ;  les facteurs sont immobiles au niveau international mais mobiles au niveau national ; et que les coûts relatifs sont différents en autarcie ; et qu’il y a une parfaite mobilité internationale des biens produits.

Cela lui permet d’effectuer des calculs simples afin de déterminer la spécialisation internationale.

Dans un modèle économique à deux pays, deux produits, il obtient les résultats suivants.

Pour déterminer la spécialisation internationale, il faut donc étudier, avant tout échange, les coûts relatifs internes de chaque produit dans deux pays, afin de procéder à une comparaison internationale de ces coûts relatifs. Si l’on admet que les coûts de production des biens dépendent de la quantité de travail utilisée pour les produire et si chaque pays se spécialise et exporte les biens pour lesquels ses coûts sont les plus faibles, c’est-à-dire ceux pour lesquels il est le plus favorisé ou le moins défavorisé, l’échange de ces biens, à un taux compris entre les coûts comparés, procure un gain certain à tous les pays, et même un pays défavorisé dans l’absolu pour tous les biens gagne à l’échange international par rapport à la situation d’autarcie. Ainsi, selon Ricardo, "les coûts de production du vin au Portugal représentent 66 % des coûts anglais (c'est-à-dire que cela revient moins cher d'un tiers de produire du vin au Portugal par rapport à l'Angleterre). De même, les coûts portugais pour le drap représentent 90 % des coûts anglais. L'Angleterre n'a donc pas d'avantage absolu par rapport au Portugal mais il est plus intéressant que l'Angleterre produise le drap et le Portugal, le vin, car les facteurs de production seront affectés là où ils sont relativement les plus efficaces." Ainsi, il est dans l’intérêt des deux nations, d’établir une spécialisation internationale telle que le Portugal exporte le vin en Angleterre et importe le drap anglais.

De même, une unité de vin portugais produit permet au Portugal d’obtenir plus que 0,89 unité de drap, c’est-à-dire plus que le prix relatif autarcique. Symétriquement, l’Angleterre a aussi intérêt à s’engager dans le commerce international si un peu moins de 1,2 unité de drap anglais peut être échangée contre une unité de vin portugais. N’importe quel taux d’échange international compris entre les deux coûts comparés internes (0,89 ; 1,20) permet un gain réciproque pour les deux pays. Les coûts comparés internes constituent les limites du taux d’échange international. Ainsi, la théorie des coûts comparés de Ricardo justifie qu’il existe un gain réciproque à se spécialiser pour deux pays si les structures de prix sont différentes en autarcie et si le taux d’échange international est compris entre les limites des coûts comparés internes. La spécialisation internationale permet en outre d’augmenter la production mondiale. En partant des données de D. Ricardo, il est possible de mesurer l’augmentation des gains à l’échange obtenue avec le libre-échange.

Ainsi, la spécialisation internationale en fonction des avantages comparatifs favorise des gains de productivité et une augmentation de la quantité produite à l’échelle nationale et internationale. Elle permet de rationaliser l’utilisation des facteurs de production à l’échelle internationale. Le principe de l’avantage comparatif a un caractère à la fois positif, en expliquant les courants d’échange mais également normatif, en indiquant que le libre-échange aboutit à la meilleure des situations possibles.

 

c : Les prolongements de l’analyse ricardienne

Alors que l’analyse ricardienne s’exprime en termes de valeur travail, les néoclassiques s’appuient sur une analyse en termes de valeur utilité. Au début du XXème siècle, les auteurs de l’approche néoclassique, Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul Samuelson ont donc naturellement actualisé le modèle ricardien en introduisant l’analyse marginaliste, ce qui a donné naissance au modèle HOS. Les bases du raisonnement sont les mêmes : l’analyse part de deux économies nationales fermées qui produisent deux biens mais les nations se distinguent selon des critères différents dans les deux modèles. Chez Ricardo, ce sont les techniques de production qui diffèrent, alors que dans la version HOS, ce sont les dotations relatives en facteurs de production. Selon la formule de B. Lassudrie-Duchêne, « là où tout se révèle semblable, il est inutile de rien échanger », cette différence en dotations factorielle est donc fondamentale. C’est donc au début du XXème siècle, que deux Suédois, E. Heckscher (1919) et B. Ohlin (1933) ont renouvelé la théorie de l’avantage comparatif en l’expliquant, initialement, par des observations empiriques et quelques intuitions. Par la suite, P. Samuelson en déduit les conditions mathématiques sous lesquelles la prédiction d’Heckscher-Ohlin est vérifiée. Le modèle HOS, qui reprend les hypothèses du modèle standard de concurrence pure et parfaite, affirme ainsi que « les pays exportent les produits qui utilisent de façon intensive les facteurs de production qu’ils ont en abondance et importent les produits qui utilisent de façon intensive les facteurs de production qui, chez eux, sont rares » selon Peter H. Lindert. Ainsi pour Heckscher et Ohlin, les différences de prix des biens ne peuvent être dues à qu’à des différences de proportions de facteurs incorporés dans les biens. Ils refusent de les expliquer par des facteurs liés à la demande ou à la technologie. L’analyse néoclassique permet ainsi de montrer la convergence des économies et de souligner les bienfaits du commerce international. En outre, le modèle néoclassique fournit un résultat de répartition qui sera mis en lumière par Stolper et Samuelson en 1941. Si chaque pays obtient grâce à l’échange un revenu global plus élevé, l’échange modifie également la répartition interne des revenus. Il profite aux détenteurs du facteur abondant, qui est plus fortement demandé du fait de l’exportation. Ceux-ci voient leur revenu réel s’élever par rapport à l’autarcie. À l’inverse, les détenteurs du facteur rare verront leurs revenus réels s’abaisser, puisque ce facteur est rendu moins rare par l’importation. Ce résultat théorique peut justifier, au nom d’un « principe de compensation », des mesures de redistribution en faveur de ceux que l’échange a appauvris.

Le modèle HOS aboutit ainsi à deux résultats majeurs. D’abord, comme dans la théorie des avantages comparatifs, le libre-échange est un jeu à somme positive entre nations car il permet une égalisation des prix relatifs des facteurs de production et des prix des biens à l’échelle mondiale. En effet, dans les PDEM généralement spécialisés dans les productions intensives en capital, la hausse de la demande de capital provoque une augmentation de son prix relatifs, ce qui accroît le prix relatifs des biens exportés. De leur côté, les PED plus souvent spécialisés dans les productions intensives en travail vont voir leur taux de salaire réel augmenter, ce qui accroît le prix relatif des biens exportés. L’échange international permet une convergence économique des nations en réduisant les inégalités de développement. Ce bienfait est résumé dans la « Parabole de l’ange » de Paul Samuelson rapportée par Paul Krugman en 1955 : « Il était une fois où tous les facteurs de production du monde appartenaient à une unique économie mondiale et étaient capables de travailler librement les uns avec les autres. Cette économie mondiale intégrée avait atteint un équilibre avec tout ce qu’il fallait : prix des biens, prix des facteurs, allocations de ressources, etc. Alors vint un ange. L’ange inscrivit sur chaque unité de chaque facteur de production son appartenance à une nation particulière, et à partir de ce moment les facteurs ne pouvaient plus travailler qu’avec les autres facteurs de la même nation. Quel dommage avait provoqué l’ange ? Peut-être aucun. L’ange n’avait pas réparti également les facteurs entre les nations, mais il était encore possible que la spécialisation et le commerce aboutisse à la même production et à la même consommation qu’auparavant. Et on pourrait décrire une telle restauration de l’économie intégrée (qui implique entre autre choses une égalisation des facteurs de production) comme le but du commerce international ».

Le second résultat majeur du modèle HOS porte sur la répartition interne des revenus identifiable dans le fameux théorème Stolper-Samuelson. Ce théorème prédit une hausse des inégalités de salaire dans le pays qui a un avantage comparatif à produire des biens intensifs en capital (qui requièrent du travail qualifié) et une diminution dans celui qui a un avantage comparatif à produire des biens qui requièrent du facteur travail mais peu de capital. Le libre-échange fait donc des perdants à l’intérieur des nations développées, car il accroît les inégalités de revenus internes, d’où la nécessité de combiner un libéralisme extérieur avec une politique de redistribution en interne. En effet, les détenteurs du facteur abondant vont gagner à l’échange, tandis que le revenu des détenteurs du facteur rare, concurrencés par une importation moins coûteuse, verront leurs revenus baisser. Dans les PDEM, la baisse de la demande de travail peu qualifié provoque une baisse des salaires relativement à ceux des travailleurs qualifiés mobilisés dans la production intensive en capital.

Par conséquent, on en déduit que le commerce international favorise une allocation optimale des ressources à l’échelle internationale, provoque un rattrapage économique des PED, mais accroît les inégalités de revenu internes.

a : La résistance partielle à l’épreuve empirique

De manière générale, la théorie traditionnelle du commerce international semble proposer une assez bonne explication du commerce interbranche Nord/Sud prédominant jusqu’aux années 1960 puis du commerce intra-firme en fonction des avantages comparatifs au sein d’une branche dans le cadre de la DIPP qui provoque une DIT plus fine. C’est pourquoi, le modèle Heckscher-Ohlin-Samuelson a dominé la théorie de l’échange international durant près de 60 ans. Mais sa pertinence au cours du temps a été relativement fragilisée par de nombreux travaux empiriques.

Le test empirique le plus connu à l’égard du modèle HOS est celui qui porte le nom de « paradoxe de Leontief ». Dans une étude portant sur la structure du commerce américain publiée en 1953, Wassily Leontief a montré que les exportations des États-Unis étaient moins intensives en capital que ses importations. Ce résultat fut jugé étonnant dans la mesure où les États-Unis apparaissaient, après-guerre, comme une économie relativement mieux dotée en capital que les autres. Dans l’interprétation de ses résultats, Leontief propose de prendre en compte l’hétérogénéité internationale du travail, en considérant qu’un travailleur américain « vaut » plusieurs travailleurs étrangers. De sorte qu’au total, l’économie américaine est relativement mieux dotée en facteur travail. Pour comprendre les échanges internationaux, il faut donc raisonner sur les différences dans les qualifications des travailleurs. Cette analyse peut être intégrée dans la théorie HOS car, au lieu de considérer que les nations possèdent une main-d’œuvre homogène, il est possible de segmenter les qualités de la main-d’œuvre : peu qualifiée (ouvriers), qualifiée (techniciens), fortement qualifiée (ingénieurs). Les nations échangent donc la qualité de main-d’œuvre qu’elles possèdent en abondance. Dès lors que l’on introduit une distinction entre le travail qualifié et non qualifié, les exportations américaines sont plus intensives en main-d’œuvre qualifiée et en savoir technologique que ses importations. Ces conclusions ne sont donc plus paradoxales : elles correspondent bien aux avantages comparatifs des États-Unis.

Une seconde étude empirique de référence est celle réalisée par Harry Bowen, Edward Leamer et Leo Sveikauskas (1987). Si la théorie est respectée, les pays devraient être exportateurs nets des facteurs dont ils sont relativement bien dotés, et importateurs nets de ceux dont ils sont faiblement dotés. Les résultats de Bowen et ses co-auteurs sont assez décevants : pour la plupart des facteurs (les deux tiers), le contenu en facteurs du commerce ne correspond aux dotations relatives que dans moins de 70 % des cas. L’étude menée par Bowen confirme donc que le modèle factoriel peine à expliquer efficacement la structure globale du commerce international. Cependant, cette analyse doit être modulée à partir des données du commerce international de biens manufacturés. En 2011, la valeur en dollars du commerce mondial de marchandises s’est établie à 18 200 milliards de dollars, les biens exportés par la triade sont plus sophistiqués et intensifs en travail qualifié, alors que les exportations chinoises sont encore largement constituées de produits plus simples, intensifs en main-d’œuvre peu qualifiée. Le modèle Heckscher-Ohlin ne semble donc rendre compte que partiellement du commerce international.

b : Des avantages comparatifs évolutifs

L’introduction de la technologie dans l’analyse du commerce international rompt avec l’approche statique de HOS et permet de comprendre que les avantages comparatifs ne sont que transitoires. Pour Michael Posner (1961, « International trade and technical change ») et pour Raymond Vernon (1966, « International Investment and International Trade in the Product Cycle »), une nation possède un avantage comparatif quand elle est la première à utiliser une technologie, des innovations. Vernon relie cette situation au cycle de vie du produit et au développement de la demande. Dans un premier temps, les produits innovants sont faiblement demandés au niveau national. Mais la diffusion auprès de consommateurs plus nombreux oblige à des techniques productives nouvelles qui permettent les économies d’échelle. Les marchés étrangers sont alors exploités en même temps qu’apparaissent des concurrents étrangers ce qui incite, dans la logique de concurrence oligopolistique, à aller s’implanter sur le marché étranger pour contrer la menace des nouveaux concurrents. Finalement, la production peut cesser dans le pays d’origine et les biens consommés sur place seront importés. Cette analyse provoque une rupture dans le modèle néoclassique car elle permet de comprendre que l’État, en favorisant la R&D, privée ou publique, ainsi qu’en développant la qualification de la main-d’œuvre, peut être à l’origine d’avantages comparatifs technologiques. Le modèle néoclassique ne permet donc pas d’expliquer la totalité des échanges internationaux.

c : Les gains à l’échange et leurs limites

Le gain à l’échange résultant de la spécialisation en fonction des dotations factorielles n’est pas un gain net, car la spécialisation génère des coûts internes non pris en compte par le modèle néoclassique de base. Le gain à l’échange provient d’une économie de facteur de production dans les deux pays, ce qui, dans l’hypothèse du plein-emploi des facteurs, se traduit par une production supplémentaire de biens et services chez les deux partenaires. Cependant, le gain à l’échange analysé par la théorie n’est pas un gain net. En effet, la spécialisation résulte d’un passage de l’autarcie au libre-échange, ce qui se traduit par des processus coûteux et qui peuvent être socialement pénibles : réallocation de facteurs, obsolescence de capitaux non amortis, abandon de terres inutilisées, perte de compétence de la main-d’oeuvre, migrations sectorielles et géographiques, coûts des emprunts de capitaux nouveaux, etc. On peut considérer que ces coûts sont des investissements nécessaires pour accéder à une situation de bien-être collectif supérieur. L’ouverture aux échanges se traduit donc par des processus de destruction créatrice et de transformations structurelles qui suscitent inévitablement des résistances, justifiées par des considérations sociales ou politiques et par l’apparition de nouvelles inégalités. Le libéralisme extérieur peut alors renforcer des politiques interventionnistes à l’intérieur des pays. Ceci a été dénommé le « paradoxe du libre-échange » : le libéralisme externe conduit à des mesures internes de compensation des préjudices subis et de redistribution des revenus.

La théorie traditionnelle montre que les nations doivent se spécialiser uniquement en fonction de critères objectifs comme la dotation factorielle. Or dans une perspective dynamique, toutes les spécialisations ne se valent pas. Dans le modèle néoclassique standard de concurrence pure et parfaite, l’hypothèse retenue est celle des rendements d’échelle constants à long terme et donc de coûts constants, indépendants des quantités produites. Or, dans un article célèbre (1923), l’économiste américain F. Graham a montré qu’à long terme, toutes les spécialisations ne se valent pas, car certaines sont propices à l’apparition de rendements croissants et donc à celle de coûts décroissants liés aux économies d’échelle des firmes et à la taille de leur marché. D’autres butent sur des rendements décroissants et des coûts d’exploitation croissants. Si un pays, à partir des coûts comparés actuels, se spécialise dans des activités à rendements croissants (par exemple industrielles) et l’autre dans des activités à rendements décroissants (par exemple agricoles), les gains à l’échange du premier s’élèvent et s’accompagnent d’une hausse de son revenu réel interne, parce qu’il consomme lui-même des biens qu’il produit de façon de moins en moins coûteuse. Tandis que le second pays, à l’inverse, voit d’une part se réduire progressivement ses gains à l’échange et, d’autre part, son niveau de vie s’abaisser à la suite de la croissance des coûts de sa production destinée à la consommation interne. Le modèle de Graham exprime le cas limite où tous les coûts évoluent en sens inverse dans les deux pays. Un contre-argument est que la phase de rendements croissants ne peut durer éternellement ni pour les firmes ni pour les nations. L’hypothèse classique des coûts constants peut être considérée comme plus réaliste à long terme.

Mise en avant par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1990 pour promouvoir l’ouverture commerciale des pays pauvres, cette théorie des avantages comparatifs est depuis invoquée par des économistes comme Gregory Mankiw, Douglas Irwin ou encore Alan Greenspan pour demander la mise en œuvre de politiques de redistribution des surplus de l’échange, des groupes « gagnants » vers les groupes « perdants ». En vertu du dogme selon lequel le commerce accroît de toute façon la « taille du gâteau », la pauvreté qui suit parfois l’ouverture commerciale a été longtemps considérée comme un phénomène simplement relatif (le résultat de distorsions), rarement comme une perte nette de richesse induite par les variations des termes de l’échange. Or, à l’intérieur même du paradigme ouvert par la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, Jagdish Bhagwati et Paul Samuelson nuancent clairement les atouts supposés du libre-échange en proposant une analyse des relations entre progrès technique et termes de l’échange.

Jagdish Bhagwati montre en 1958 (« Immizering growth, a geometrical note », in Review of Economic Studies) la possibilité d’une croissance paradoxalement « appauvrissante » dans les pays assez grands pour que les variations de leurs exportations aient un impact sur les prix mondiaux (comme la Chine, l’Inde ou le Brésil). Il montre qu’un accroissement des exportations du bien pour lequel le pays a un avantage comparatif, favorisé par exemple par un progrès technologique dans ce secteur, conduit à une baisse du prix mondial du bien exporté. Sous certaines conditions (notamment une faible élasticité-prix de la demande, car le prix du bien est alors déterminé par l’offre), la hausse de la production entraîne une dégradation des termes de l’échange, qui se traduit par une perte de revenu. Lorsque cette perte de revenu n’est pas compensée par la hausse des ventes, le pays s’appauvrit – tout en produisant davantage.

Dans son article « Where Ricardo and Mill rebut and confirm arguments of mainstream economists supporting Globalization » paru dans le Journal of economic perspectives en 2004, Paul Samuelson propose un autre type de critique de la thèse des gains systématiques à l’échange, dont il a pourtant longtemps été l’un des principaux défenseurs. Il s’appuie pour cela sur le modèle ricardien classique d’une économie mondiale fictive à deux biens (1 et 2) et deux pays (la Chine et les États-Unis). Les productivités relatives permettent de déterminer le secteur de spécialisation-exportation de chaque pays (disons : secteur 1 pour les États-Unis, secteur 2 pour la Chine). Une progression de la productivité chinoise dans le secteur 1 conduit, si elle est suffisamment importante pour retirer aux États-Unis leur avantage comparatif antérieur, à une perte nette de richesse pour les États-Unis, alors même que le revenu mondial s’accroît. À la différence du modèle de la « croissance appauvrissante », le gain de productivité ne concerne donc pas ici le secteur 2 (pour lequel la Chine est supposée avoir ex ante un avantage comparatif). Le modèle permet notamment d’expliquer l’impact potentiellement négatif pour les pays développés des transferts de technologie vers les pays en développement. Cependant, du fait de la symétrie des gains de productivité et de leur impact globalement positif, Samuelson (tout comme Bhagwati) se refuse à préconiser un retour, même partiel, au protectionnisme.

On peut conclure que, si les gains liés au libre-échange sont, comme l’écrit Keynes, « réels et substantiels », ils ne suffisent pas en eux-mêmes à garantir la croissance à long terme du niveau de vie d’un pays. Le libre-échange n’est donc pas dans tous les cas la meilleure des politiques possibles. Ceci peut constituer la justification de politiques commerciales volontaristes ou simplement correctrices. Face à des politiques risquées, le libre-échange peut rester cependant « la plus raisonnable des solutions imparfaites ».

 

Dans les années 1980, la théorie traditionnelle du commerce international est concurrencée par « une nouvelle théorie du commerce international » dont l’initiateur le plus connu est Paul Krugman. Face aux faiblesses des analyses traditionnelles, ces nouvelles théories cherchent à expliquer le développement du commerce international entre nations identiques ; le commerce intrabranche, le rôle des firmes multinationales et le commerce intrafirme. Ces nouvelles théories sortent du cadre standard de la concurrence pure et parfaite du modèle HOS et postulent l’existence d’une concurrence imparfaite. Désormais, sont pris en compte l’existence de rendements croissants et la différenciation des produits.

a : Rendements croissants et avantage comparatif endogène

Dans la théorie traditionnelle, la taille des pays n’a aucun impact sur la spécialisation internationale. Mais que se passe-t-il, au contraire, si les rendements d’échelle sont croissants et que les coûts de production diminuent avec les quantités produites ?

Si l’on prend deux pays totalement similaires, l’existence d’économies d’échelle externes montre que chaque pays peut trouver avantage à la spécialisation et au commerce international pour construire un avantage comparatif grâce aux rendements croissants et obtenir plus de biens qu’en autarcie. Le commerce international permet à chaque pays de produire plus efficacement un nombre limité de biens sans sacrifier la variété des biens consommés. En effet, l’augmentation de la production dans l’un des biens génère des gains de productivité, grâce aux économies d’échelle, et donc un avantage comparatif. Mais celui-ci ne résulte pas de différences initiales entre les deux pays puisque par hypothèse ils étaient parfaitement semblables ; en revanche, cet avantage comparatif trouve son origine dans la spécialisation elle-même, recherchée pour bénéficier de rendements croissants.

Si ces rendements croissants existent de manière significative dans la production d’un bien donné, ils ont pour effet de favoriser, toutes choses égales par ailleurs, les nations qui produisent des quantités importantes de ce bien. Il en découle que l’entrée sur le marché international de nouveaux exportateurs peut être impossible.

Cette analyse a plusieurs conséquences pour Michel Rainelli, (La nouvelle théorie du commerce international, 2003) :

  • La taille du marché intérieur d’une nation peut, en présence d’économies d’échelle externes, être un facteur déterminant du commerce international ;
  • les spécialisations internationales provenant des économies d’échelle externes sont stables, même si les avantages comparatifs se modifient (un nouveau pays, accédant à la technologie, capable potentiellement de produire à un coût unitaire plus faible en raison de l’infériorité des coûts salariaux ne pourra pas rentrer sur le marché) ;
  • des « accidents historiques », à l’origine d’une production donnée dans un pays spécifique, peuvent se révéler décisifs dans la création d’avantages comparatifs durables et de flux commerciaux. La date d’entrée dans la production des firmes d’un pays devient un facteur essentiel pour expliquer la spécialisation internationale : les premiers pays entrés bénéficient d’un avantage qui ne peut être rattrapé par d’autres concurrents ;
  • les économies d’échelle constituent une barrière à l’entrée d’un marché. En économie internationale, c’est un argument en faveur de la protection des industries naissantes.

Contrairement à l’enseignement de la théorie néoclassique, le libre-échange, dans le cas d’économies d’échelle externes, peut avoir un impact négatif sur le bien-être de la nation, mais pas sur l’économie mondiale : « Le Canada serait dans une meilleure position si la Silicon Valley était près de Toronto, au lieu de San Francisco. Cependant le monde, dans son ensemble, est plus efficace et dès lors plus riche du fait que le commerce international permet aux nations de se spécialiser dans différentes industries et dès lors de tirer des gains des économies externes autant que de l’avantage comparatif » (P. Krugman).

L’existence des économies d’échelle internes aboutit aussi à remettre en question de la théorie traditionnelle. Dans les secteurs caractérisés par ces économies d’échelle, le nombre de firmes dans un pays (et donc de variétés disponibles) ainsi que les quantités produites par chacune sont contraintes par la taille du marché. En s’ouvrant au libre-échange, et en formant un marché mondial intégré plus vaste que chaque marché intérieur, les pays sont en mesure de desserrer ces contraintes. Pour chaque firme, l’ouverture commerciale se traduit par l’augmentation de la taille du marché, ce qui doit permettre d’exploiter plus largement les économies d’échelle. Pour les consommateurs, ce grand marché propose un plus grand choix de variétés de chaque bien. Le commerce offre la possibilité de gains mutuels, même si les pays ne diffèrent pas les uns des autres en termes de ressources ou de technologies. Lorsque ces économies existent, les marchés peuvent cependant devenir oligopolistiques ou monopolistiques.

b : Différenciation des produits et commerce intrabranche entre pays de niveaux de développement comparables

Pour expliquer les échanges de biens similaires différenciés, Krugman recourt à un modèle de différenciation des produits et s’appuie sur une situation de concurrence monopolistique mise à jour par Edward Chamberlin en 1933. À court terme, les entreprises sont supposées toutes en situation de monopole sur la variété des produits qu’elles fabriquent sachant que tous les produits sont différenciés. Par exemple, le vendeur de pizza a le monopole de ce bien comme le vendeur de Kébab possède aussi le monopole, même s’ils sont tous les deux dans une même galerie marchande. Les deux entreprises sont concurrentes sur le marché de la restauration rapide, mais au lieu de produire le même bien sur ce marché elles développent des variantes originales.

Chaque entreprise est par conséquent en position de monopole car elle est la seule firme produisant son bien qui est particulier mais substituable. La demande pour ce bien dépend du nombre de produits similaires disponibles sur le marché et des prix que pratiquent les autres firmes de l’industrie. D’un côté plus le nombre d’entreprises sera élevée, plus la concurrence entre elles sera forte et plus bas sera par conséquent le prix dans l’industrie. D’un autre côté, plus le nombre d’entreprises sera élevée, moins la production par entreprise sera importante et plus haut sera par conséquent le coût moyen. Dans le modèle de concurrence monopolistique, un marché plus étendu conduit à la fois à un prix moyen plus bas et à une plus grande variété de la production. En effet chaque entreprise produit plus et possède un coût moyen plus bas. Il en résulte simultanément un accroissement du nombre d’entreprises (et par conséquent dans la variété de biens disponibles) et une diminution du prix du bien de chaque produit. En appliquant ce résultat au commerce international, on voit que celui-ci crée un marché mondial plus vaste que chacun de marchés nationaux qui le constituent. Intégrer les marchés par le commerce international a les mêmes effets que la croissance d’un marché à l’intérieur d’un même pays.

Ainsi, le commerce international est aujourd’hui davantage caractérisé par le rôle croissant de la technologie, de l’innovation, des économies d’échelle et de la différenciation des produits. Ces explications justifient les échanges entre pays à niveau de développement comparable. Dans ce cadre, la similitude entre les pays et les biens échangés est le moteur même du commerce international. La démonstration théorique provient des nouvelles théories du commerce international en concurrence imparfaite. Des économies parfaitement identiques échangeront entre elles des variétés différenciées, ce qui conduit au développement d’un commerce intrabranche Nord/Nord qui améliorer le bien-être des consommateurs en leur donnant accès à une plus grande variété de biens.

Le terme d’ « économie mondialisée » est souvent employé pour caractériser l’économie dans laquelle nous vivons, suggérant que toutes les barrières à la circulation des marchandises, des services, des capitaux et des travailleurs ont été abolies suivant la doctrine libérale dont les fondements se trouvent notamment dans la théorie classique puis néoclassique. Dans cet univers fluide, la « nouvelle économie » dominée par les NTIC apparaît comme le symbole d’un marché devenu mondial à l’image du « village planétaire » décrit par le professeur de littérature anglaise Marshall Mc Luhan dans The Medium is the Message paru en 1967.

Or l’analyse empirique du commerce international actuel nous révèle que cette liberté est toute relative et que les obstacles perdurent, même si leurs formes évoluent. Les comportements protectionnistes n’ont pas disparu et l’échec récurrent des négociations des conférences de l’OMC (cycle du Millénaire à Seatle en 1999, cycle de Doha en 2001 suspendu en 2013) prouve que le refus de l’ouverture systématique aux produits (produits agricole, service, droit de propriété intellectuel), voire à la culture de l’étranger (produits culturels) mobilise fortement la société civile.

Au-delà des discours qui se tiennent durant ces cycles de négociation, demeure la volonté de préserver des secteurs sensibles et de favoriser la pénétration des produits nationaux sur les marchés étrangers. Les économistes, de leur côté, sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à reconnaître que la mondialisation fait aussi des perdants (P. Samuelson, J. Bhagwati).

Le protectionnisme consiste en des mesures destinées à réduire l’ampleur de la concurrence étrangère, afin de favoriser l’activité nationale. Il ne se fonde pas uniquement sur l’érection de barrières tarifaires à l’encontre des produits importés à l’instar des droits de douanes s’appliquant aux produits importés. Aujourd’hui se développe un néoprotectionnisme, caractérisé par le recours à des barrières non tarifaires. Il s’agit de mesures telles que les quotas, ou la définition de normes techniques, sanitaires, sociales ou environnementales, par exemple, ce qu’on nomme les barrières non tarifaires. Le néoprotectionnisme se substitue de plus en plus au protectionnisme traditionnel depuis que le GATT puis l’OMC luttent contre l’existence des droits de douane. Il comprend également un ensemble de mesures qui visent à favoriser une forme de concurrence déloyale par le jeu de subvention et des sous-évaluations monétaires qui soutiennent les exportations au détriment des importations. Il doit être appréhendé de façon plus large comme l’ensemble de mesures gouvernementales qui entravent le libre jeu de la concurrence.

Si les théories classiques et néoclassiques ont montré et expliqué l’optimalité libre-échange, cela nous permet-t-il de considérer que le protectionnisme est sous-optimal ? Peut-on démontrer la supériorité du libre-échange empiriquement ? Le protectionnisme est-il une «menace » ? Est-il forcément sous-optimal ? Peut-on dépasser le clivage entre protectionnisme et libre-échange ?

a : La thèse de la supériorité absolue du libre-échange à l’épreuve des faits

Les travaux de l’historien, Paul Bairoch, publiés en 1993 dans Mythes et paradoxes de l’histoire économique, remettent en question trois mythes autour du libre-échange. Ainsi, « Il est généralement admis que le commerce extérieur est un des moteurs de la croissance économique ; l’histoire montre pourtant que ce n’est pas le cas. ». Aussi : « Toute l’histoire du XIXème siècle en fournit en effet la preuve : c’est la croissance économique qui entraîne le développement du commerce extérieur et non l’inverse ».  De plus, le libre-échange n’est pas à l’origine du décollage économique, de la croissance et du développement, au contraire, il coïncide avec la dépression, voire le sous-développement alors que le protectionnisme a été à l’origine de la croissance et du développement de la plupart des PDEM actuels. Comme il l’indique : « L’analyse des répercussions économiques des politiques commerciales au XIXe siècle n’est certes pas simple. Il en va de même, bien entendu, de toute tentative d’isoler un facteur parmi l’ensemble complexe de ceux qui jouent un rôle dans le développement économique. Mais en ce qui concerne les politiques commerciales, beaucoup d’idées préconçues sont élevées au niveau d’un dogme. Ce n’est que très récemment, au cours des deux ou trois dernières décennies, que sont devenues disponibles un nombre suffisant de données macroéconomiques permettant de remettre en question le dogme de l’impact nécessairement négatif du protectionnisme. »

Ainsi, bien que nous ne puissions nier que la libéralisation des échanges au Royaume-Uni après 1846, signifia pour le pays la confirmation des théories libérales, il est difficile de généraliser ce constat pour le reste du monde. Les théories libérales ont du mal à expliquer la grande dépression européenne de 1870-1872 à 1891-1893 qui commença au moment où les politiques commerciales atteignaient leur phase la plus libérale. Comment expliquer une telle situation? À l’époque l’ouverture aux importations agricoles en provenance des États-Unis et la chute des coûts de transports entraîne un afflux massif de céréales qui diminue la production en Europe. Or, les paysans représentent 60% de la population d’Europe continentale et la baisse de leur revenu affecte la demande. De même, la période d’expansion économique de l’Europe continentale à partir de 1892 coïncide avec le retour du protectionnisme. En France par exemple  le taux de croissance passe à 1,3% après l’introduction du tarif Méline alors qu’il était de 1,2 % lors de la décennie précédente. Même constat sur la période dans d’autres pays comme l’Allemagne ou la Suède.  En outre, le développement économique des Etats-Unis permet de confirmer l’impact positif du protectionnisme. Enfin, le libéralisme forcé dans le tiers monde a ouvert la voie au sous-développement.

Ainsi Paul Bairoch nous invite à nuancer la thèse de la supériorité absolue du libre-échange. La corrélation positive entre libre-échange et expansion économique n’est pas prouvée, de même, que la corrélation négative entre protectionnisme et expansion économique. La conclusion de cet historien est limpide : « S’il me fallait résumer l’essence de ce que l’histoire économique peut apporter à la science économique, je dirais qu’il n’existe pas de « lois » ou règles en économie qui soient valables pour toutes les périodes de l’histoire ou pour chacun des divers systèmes économiques. »

Le protectionnisme n’est pas un frein à la croissance économique a priori et peut se justifier pour diverses raisons selon les contextes. Peut-on néanmoins affirmer la supériorité du protectionnisme sur le libre-échange ?

b : Les arguments en faveur d’un protectionnisme offensif

La  plupart  des  pays  ont  adopté au cours de l’histoire des politiques  protectionnistes. Ce fut le cas de la France ou de la Grande- Bretagne à l’époque mercantiliste, mais ce fut aussi le cas des pays que Alexander Gerschenkron qualifie de « late comers », tels l’Allemagne ou les États- Unis, jusqu’à la fin du XIXème siècle. En réalité, les théories protectionnistes y sont défendues très tôt par Alexander Hamilton qui recommandait dans son Rapport sur les manufactures (1791) d’aider l’industrie américaine naissante grâce aux revenus dégagés par des taxes sur les importations, et un système de financement garanti par une banque nationale pour lutter contre la domination des entreprises britanniques sur l’économie américaine. Son plan ne fut pas immédiatement suivi et le congrès refusa d’accorder des subventions aux manufactures. Pourtant, l’idée de droits de douane fut reprise de nombreuses fois au cours de l’histoire des États- Unis : ils atteignaient en moyenne 47 % en 1861, le tarif McKinley les porta, en 1890 à 50 %, et la loi Hawley- Smoot du 17 juin 1930 imposa une taxe de 59 % à plus de 3 200 biens importés, malgré l’opposition des défenseurs du libre- échange.

Toutefois, bien que l’Ecole classique défende globalement les thèses libérales et le libre-échange dans le commerce, on trouve déjà une première allusion au protectionnisme éducateur chez Adam Smith dans son ouvrage fondateur Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). «  A la vérité, il peut se faire qu’à l’aide de ces sortes de règlements, un pays acquière un genre particulier de manufacture plus tôt qu’il ne l’aurait acquis sans cela, et qu’au bout d’un certain temps ce genre de manufacture se fasse dans le pays a aussi bon marché ou à meilleur marché que chez l’étranger ».

Mais l’économiste le plus emblématique de la défense du protectionnisme est sans doute Friedrich List en Allemagne. Bien que libéral et ayant milité en faveur de la suppression des barrières douanières au sein de l’Allemagne (le « Zollverein »), il réagit à la toute-puissance de l’Angleterre qui, possédant une avance considérable dans le domaine industriel, entend exporter sans que des droits de douane fassent obstacle à l’écoulement de ses produits. Dans publie Système national d’économie politique (1841), il prône un protectionnisme raisonné qui protégeraient les industries dans l’enfance de la concurrence étrangère avant de les livrer à la concurrence internationale. Sa politique se fonde sur un protectionnisme éducateur car le libre-échange est perçu comme une machine de guerre destinée à renforcer les pays en avance et que toutes les spécialisations ne se valent pas. Selon lui, « l’industrie manufacturière est favorable aux sciences, aux arts et aux progrès politiques ; elle augmente le bien-être général, la population, le revenu de l’Etat, et la puissance du pays ; elle fournit à celui-ci les moyens d’étendre ses relations dans toutes les parties du monde, et de fonder des colonies ».

Un pays qui n’a pas atteint le dernier stade de son développement serait forcément perdant s’il s’ouvre au commerce international car son industrie serait trop faible. Les importations auront pour effet de décourager le développement de l’industrie nationale. Ce pays doit donc adopter une politique protectionniste, le temps que ses industries se renforcent et puissent être compétitives sur le marché mondial. Dans la vision de F. List, le protectionnisme est provisoire, sélectif et offensif : provisoire car il impose un surcoût au consommateur, sélectif et offensif car il doit cibler les industries qui ne pourrait affronter la concurrence internationale sans un coup de pousse de l’Etat alors qu’elles génèrent des externalités positives pour la nation. Dans cette vision, le protectionnisme est un moyen et le libre-échange est le but in fine.

Ainsi, on note que A. Smith et F. List réintroduisent une notion de temps avec une conception plus dynamique et plus endogènes des avantages absolus (ils ne tombent pas du ciel).

c : Les arguments en faveur d’un protectionnisme défensif

La mise en place d’un protectionnisme défensif afin de défendre l’emploi, des choix sociaux, en ou encore des secteurs clés.

d : Les positions Keynésienne et leur évolution

Dans un texte intitulé « De l'autosuffisance nationale », John Maynard Keynes nous fait part de ses réflexions données à la Yale Review, en 1933, dans lesquelles il ne cache pas ses hésitations. Il s'agit d'une réflexion qui se veut accrochée à la question majeure de son temps - le sous-emploi -, qui impose la nécessité d'une rupture avec les croyances du passé (celles du XIXème siècle). Il estime utile de se pencher sur les expériences en cours dans certains pays européens - l'Irlande, l'Italie, la Russie.

Sa réflexion porte sur ce qu’on nommera dans un langage plus contemporain la « mondialisation » et l’interdépendance des nations qu’elle favorise. Il écrit ainsi « En 1923, j'écrivais encore que le libre-échange s'appuyait sur des "vérités" fondamentales qui, énoncées avec les réserves d'usage, ne pouvaient être contestées par quiconque comprend le sens des mots. Quand je relis ce que j'écrivais alors à propos de ces vérités fondamentales, je ne pense pas être en contradiction avec moi-même. J'ai cependant changé d'orientation, comme beaucoup de mes contemporains. […] [A]près avoir parcouru un tiers du XXe siècle, nous sommes, pour la plupart d'entre nous, en train de sortir du précédent, et d'ici que nous arrivions à la moitié de ce siècle, il se peut que nos façons de penser et nos préoccupations soient aussi différentes des méthodes et des valeurs du XIXe que chaque siècle a pu l'être du précédent.[...] Je me sens donc plus proche de ceux qui souhaitent diminuer l'imbrication des économies nationales que de ceux qui voudraient l'accroître. Les idées, le savoir, la science, l'hospitalité, le voyage, doivent par nature être internationaux. Mais produisons chez nous chaque fois que c'est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit nationale. Cependant, il faudra que ceux qui souhaitent dégager un pays de ses liens le fassent avec prudence et sans précipitation. Il ne s'agit pas d'arracher la plante avec ses racines, mais de l'habituer progressivement à pousser dans une direction différente. Pour toutes ces raisons, j'ai donc tendance à penser qu'après une période de transition, un degré plus élevé d'autosuffisance nationale et une plus grande indépendance économique entre les nations que celle que nous avons connue en 1914 peuvent servir la cause de la paix, plutôt que l'inverse. De toute façon, l'internationalisme économique n'a pas réussi à éviter la guerre, et si ses défenseurs répondent qu'il n'a pas vraiment eu sa chance, son succès ayant toujours été incomplet, on peut raisonnablement avancer qu'une réussite plus achevée est fort improbable dans les années qui viennent. [...] l'autosuffisance nationale, même si elle a un coût, est un luxe que nous aurions les moyens de nous offrir, si nous le souhaitions ».

Après avoir suivi les cours d’Alfred Marshall et avoir pendant longtemps considéré « les entorses aux principes du libre-échange comme stupides et scandaleuses », J. M. Keynes avance l’idée qu’il n’y pas de corrélation entre le libre-échange et la paix des nations comme en témoigne la première guerre mondiale. De plus, les avantages du libre-échange ne sont plus les mêmes qu’au XIXème siècle, la DIT a son intérêt quand il existe des dotations naturelles, mais la plupart des pays peuvent produire la plupart des produits, et les écarts technologiques se sont réduits. Enfin, un protectionnisme défensif peut être nécessaire, pour lutter contre la dépression et le sous-emploi qui résultent des crises économiques, comme ce fût le cas en 1929. Il adopte ainsi une vision plus pragmatique du protectionnisme en accordant une priorité à la lutte contre le chômage. En étant favorable à un protectionnisme sélectif, J. M. Keynes adopte donc une vision tempérée du libre-échange et considère en 1933, que « l’autosuffisance nationale est un luxe que nous aurions les moyens de nous offrir si nous le souhaitions ». Il est favorable au libre-échange car il permet la diffusion du savoir, science, idée, hospitalité, mais qu’il convient de produire chez soi chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible et qu’il est impératif de faire en sorte que la finance soit nationale.

e : La protection des industries vieillissantes et des secteurs clés

La position d’Adam Smith, souvent classé parmi les économistes libéraux est elle-même plus nuancée en ce qui concerne la production dans secteurs clés. Il écrit ainsi en 1776 « A la vérité, si quelque fabrique particulière était nécessaire à la défense nationale, il pourrait bien n’être pas très sage de rester en tout temps dans la dépendance de ses voisins pour l’approvisionnement ; et si une fabrique de ce genre ne pouvait pas se soutenir chez nous sans protection, il serait assez raisonnable que toutes les autres branches d’industrie fussent imposées pour l’encourager ». Une protection des secteurs clés se justifie pour favoriser l’indépendance nationale. De nombreux secteurs peuvent ainsi être considérés comme importants pour l’économie nationale, c’est le cas des produits culturels, des productions vivrières, énergétiques, de la défense nationale  etc. Cet argument de l'indépendance économique et de la sécurité militaire est utilisé par A. Smith lui-même pour justifier une certaine dose protectionnisme.

L’économiste anglais Nicolas Kaldor a avancé une théorie analogue mais pour les industries vieillissantes, donc en déclin. Comme la concurrence est ruineuse et conduit à la perte de ces vieilles entreprises, il peut s’avérer utile, pour préserver l’emploi, surtout localement, de mettre en place un protectionnisme défensif et sélectif afin de favoriser une reconversion progressive des unités de production et des travailleurs. L’Accord Multifibre (1974-2005) limitant les importations des textiles des pays en développement illustre cette volonté d’accompagner les restructurations des industries textiles des pays anciennement industrialisés.

f : La protection des choix sociaux

La mondialisation et la concurrence accrue peuvent être à l’origine d’une mise en cause des choix sociaux auxquels adhère une communauté de citoyens. C’est le cas des stratégies d’abaissement de cotisations sociales et d’impôts qui visent à améliorer la compétitivité des entreprises mais favorisent une baisse des prélèvements obligatoires qui servent à financer la protection sociale et la fourniture de services collectifs. Pour ces raisons, le protectionnisme peut se justifier afin de défendre des choix de société que la concurrence étrangère semble menacer.

Ainsi, pour F. Lordon, dans un texte intitulé « La menace protectionniste, ce concept vide de sens » publié dans un ouvrage collectif Le protectionnisme et ses ennemis dirigé par J. Sapir et alii (2012), redouter le protectionnisme n’a pas de sens et le considérer comme une menace de la concurrence mondiale est un argument infondé. Pour lui, c’est au contraire le libre-échange et les préconisations d’abaissement des droits de douanes continu qui menacent les sociétés. En effet, considérer que le protectionnisme menace le fonctionnement libre du marché suppose qu’initialement les caractéristiques institutionnelles des économies soient celles du libre-échange et du libéralisme économique. Or c’est loin d’être le cas, les économies nationales se caractérisent par des institutions qui protègent les hommes des effets potentiellement dévastateurs du marché libre. Ainsi, préconiser le passage au libre-échange par un abaissement de tarifs douaniers comme négocié dans le cadre des accords du Gatt puis de l’OMC n’est pas justifié si les institutions et la réglementation sont différentes d’un pays à l’autre. L’abaissement des barrières douanières au nom du libre-échange encouragent en effet les nations à se protéger de la concurrence étrangère par d’autres moyens comme le dumping social, fiscal ou environnemental qui conduisent au moins disant social, fiscal et environnemental.

Pour F. Lordon, le protectionnisme ne peut donc pas être considéré comme une menace, car il existe déjà, sous une forme plus structurelle pour défendre des choix de société différents selon les pays. Dans cette optique, un protectionnisme défensif peut apparaître légitime si l’on entend défendre des choix de société particuliers, et l’intérêt général.

La théorie néoclassique initiée notamment par L. Walras poursuivie par V. Pareto, son successeur à l’Ecole de Lausanne, montre la supériorité de  la régulation marchande pour allouer les ressources. Ainsi, en  reprenant ce modèle de la concurrence pure et parfaite, la théorie néoclassique fournit les outils pour montrer que le libre-échange permet d’atteindre un optimum économique au sens de Pareto. Par symétrie, le protectionnisme mis en œuvre par l’Etat est sous-optimal puisqu’il fait perdre les avantages du libre-échange.

Dans le cadre de l’approche microéconomique standard, le protectionnisme tarifaire, c’est-à-dire la mise place d’une taxe sur les importations génère une distorsion du marché et produit une perte sèche relativement à la situation libre-échangiste. C’est ce qu’il s’agit de démontrer ci-après à l’aide de représentations graphiques.

Cas 1 «  Situation libre-échangiste » : Supposons un marché national d’un bien ouvert au commerce international où le libre-échange est la règle, le pays ne disposant pas d’avantage comparatif dans ce bien importe ce bien sur le marché mondial.

Le prix du bien mondial est égal au prix domestique et est inférieur au prix d’autarcie.

 

Graphique 1 : Surplus du producteur et surplus du consommateur en économie ouverte 

 

Dans cette économie ouverte, le prix domestique s’alignant sur le prix mondial qui est inférieur au prix d’autarcie, le consommateur récupère une partie du surplus du producteur à son profit relativement à la situation d’autarcie.

 

Cas 2 « introduction d’une barrière tarifaire » : L’Etat peut décider de mettre en place un protectionnisme tarifaire en introduisant une taxe sur le bien importé. On observe que la taxe induisant une augmentation du prix entraîne une perte de surplus du consommateur (zone coloriée) relativement à la situation sans taxe étudiée dans le cas 1 en libre-échange.

 

Graphique 2.a : La taxe baisse le surplus du consommateur dans le pays

Graphique 2.b : Le gain de surplus du producteur national

Graphique 2.c. : L’apparition d’un surplus de l’Etat issu de la taxe

Graphique 2.d : Les triangles de HARBERGER, la perte de surplus global induite par l’effet distorsif de la taxe

 

Cependant, cette augmentation du prix du bien dans le pays induit une baisse de la demande domestique (on passe de D1 à D2).

Ces deux triangles nommés « triangle d’Harberger » correspondent donc à la baisse du surplus global induit par l’effet de distorsion produit par la taxe.

Le droit de douane génère en effet une distorsion de la concurrence en permettant une augmentation de l’offre domestique au détriment des importations, mais l’augmentation du prix du produit consommé dans le pays se traduit par une baisse de la demande. Ainsi, la taxe douanière augmente le surplus du producteur national et fait apparaître un surplus de l’Etat émanant des recettes fiscales, mais en parallèle la hausse du prix du bien baisse le surplus du consommateur.

Cette situation est sous-optimale au sens de Pareto, car elle diminue le surplus collectif relativement à la situation libre-échangiste. Dans ce cas, il est possible d’augmenter le surplus collectif en supprimant la mesure protectionnisme afin de tendre à nouveau vers un optimum économique. La théorie néoclassique démontre ainsi la supériorité relative du libre-échange.

Dans cette lignée, l’Ecole du Public Choice développée principalement aux Etats-Unis depuis le début des années 1960 à partir des travaux de James Buchanan fournit une analyse critique du protectionnisme. C’est particulièrement dans l’article écrit en 1994 par Gene Grossman et Elhanan Helpman intitulés « Protection for sales »  que l’on trouve les arguments principaux de cette école sur le protectionnisme. Ces deux économistes se demandent pourquoi le protectionnisme persiste en dépit de la supériorité démontrée du libre-échange ?

Les éléments de réponse se trouvent dans l’analyse des stratégies individuelles menées par les hommes politiques qui poursuivent leurs intérêts particuliers en dépit de l’intérêt général. Ainsi, pour être réélus, ils acceptent volontiers les demandes de protection des lobbies issus des secteurs ayant un poids politique important. Ces mesures sont rarement contestées par les consommateurs malgré leur effet délétère sur le pouvoir d’achat, car leur coût est dilué sur un nombre important d’individus, qui a du mal à s’organiser collectivement pour mener une action contestataire du fait même de la taille du groupe auquel ils appartiennent. Ainsi, en s’appuyant sur les travaux de Mancur Olson (Logic of Collective Action, 1965)), ils montrent que les  groupes d’intérêts de petite taille se mobilisent plus facilement et avec d’importants moyens (comme les grandes firmes), tandis que d’autres comme les consommateurs ont moins de facilités à se coaliser car leur bénéfice est dispersé et la tentation de passager clandestin est augmentée par la taille du groupe. Par conséquent, le degré de protection d’un secteur est une fonction croissante du poids politique du groupe d’intérêt. C’est ainsi que l’on peut expliquer la forte protection du secteur agricole au Etats-Unis. Dans cette approche, le protectionnisme est bien supposé sous-optimal économiquement car il répond à des raisons électoralistes, qui ne sont en rien des fondements de l’efficience économique.

 

En réalité, le débat entre protectionnisme et libre-échange est plus nuancé. Dans le cadre d’une approche plus pragmatique, nous pouvons considérer ces deux thèses non comme étant diamétralement opposées mais plutôt sur un continuum où l’horizon est le temps. De cette façon, à court terme, il est possible d’accepter des mesures protectionnistes si la finalité à long terme est d’accroître le degré de concurrence sur les marchés en accroissant le degré de libre-échange dans le commerce international. Ces thèses sont particulièrement défendues par des théories qui postulent que la concurrence pure et parfaite n’existe pas et que le contexte à prendre en compte est plutôt celui de la concurrence imparfaite.

Concurrence imparfaite et justifications relatives du protectionnisme

En retenant ce modèle, certains auteurs sont à l’origine d’une véritable naissance de la nouvelle théorie du protectionnisme, c’est le cas de l’article de James Brander et Barbara Spencer publié en 1983, « International R&D rivalry and Industrial Change ». Ces auteurs tiennent compte du fait que dans certains marchés, seules quelques entreprises se font concurrence. Il convient alors d’abandonner l’hypothèse d’atomicité du marché et de considérer que les firmes peuvent être faiseuses de prix et ainsi avoir le pouvoir de fixer un prix supérieur à celui qui résulterait d’un marché de concurrence parfaite. James Brander et Barbara Spencer utilisent un duopole de Cournot et montrent qu’un gouvernement cherchera à intervenir en modifiant les règles du jeu de manière à faire gagner ces surprofits aux entreprises nationales. Pour défendre les entreprises nationales, les gouvernants peuvent utiliser deux instruments de la politique commerciale : les barrières douanières et les aides publiques. L’illustration la plus discutée, reprise par Krugman, est constituée par la guerre commerciale  entre  Airbus et  Boeing  pour  dominer  le  marché  aéronautique. Dans les années 1980 la controverse a porté sur le niveau du financement européen des dépenses de R&D  au profit  d’Airbus, et  les  retombées  des  commandes  de l’armée américaine pour Boeing.

L’exemple repris par Paul Krugman s’appuie sur la théorie des jeux initiée par des mathématiciens (Émile Borel et John von Neumann, qui se situent dans une tradition remontant au moins à Pascal et Bernoulli). La théorie des jeux se propose d'étudier des situations (appelées « jeux ») où des individus (les « joueurs ») prennent des décisions, chacun étant conscient que le résultat de son propre choix (ses « gains ») dépend de celui des autres. Dans cet exemple présenté par Paul Krugman et Richard Baldwin en 1988 dans « Industrial Policy and International Competition in Wide-Bodied Jet Aircraft », Airbus et Boeing ont une décision à prendre une décision : produire ou non. Le résultat de cette interaction stratégique permet de démontrer que le protectionnisme peut être utile à court terme.

Présentons cet exemple inspiré du réel puisqu’initialement Boeing était en situation monopole sur le marché de l’aéronautique, Airbus devait donc décider d’entrer ou non sur le marché à partir des gains/coûts comparés des différentes situations. Nous pouvons représenter la matrice des gains/pertes dans le tableau ci-dessous en comparant les situations sans ou avec une mesure protectionniste de type subvention où chacune des entreprises doit prendre la décision de produire ou non.

Sans subvention : Si le consortium européen anticipe que Boeing produit sur le marché, il a tout intérêt à s'abstenir pour ne pas réaliser de pertes ; dans le cas contraire il produira l'avion et sera assuré de réaliser des profits. Le concurrent américain fait le même calcul. L'issue du jeu est indéterminée : deux équilibres sont possibles. Les pouvoirs publics européens ne sont donc pas assurés qu'une firme européenne sera présente sur le marché. Cette situation dépendra du premier entré sur le marché.

Toutefois, l'intervention publique peut interférer avec la décision d'entrer si Airbus perçoit une subvention. Supposons que les gouvernements européens s’engagent à verser à leur entreprise une subvention de 20 si elle démarre sa production. Airbus est désormais assuré de couvrir ses dépenses. La prise en charge d’une partie des frais d’Airbus par les pouvoirs publics représente une menace crédible pour Boeing. Airbus modifie sensiblement sa stratégie : dans tous les cas le constructeur européen a intérêt à entrer sur le marché ; son gain sera toujours positif.

Les enjeux d’une telle analyse sont de taille au niveau politique, car elle montre que les gouvernements ont le pouvoir d’influencer les spécialisations internationales sans même établir des obstacles aux échanges internationaux, puisque les firmes subventionnées peuvent entrer les premières dans une production ou rattraper des firmes étrangères déjà installées dans le secteur. L’octroi d’une subvention européenne à Airbus permet en effet de diminuer les coûts de production d’un nouvel appareil. Elle permet notamment de réduire ses coûts de recherche-développement qui représentent des coûts fixes, et ainsi d’entrer sur le marché de l’aéronautique pour in fine rattraper son retard grâce aux économies d’échelle engendrées par l’augmentation des parts de marché.  Depuis la perte du quasi-monopole des États-Unis sur le marché dans les années 1970, Airbus et Boeing s'affrontent sur le terrain judiciaire et s'accusent mutuellement de bénéficier de subventions illégales et de ne pas respecter un accord bilatéral signé entre les États-Unis et l'Union européenne (à l’époque de la CEE) en 1992.

Bien que cet exemple montre que le protectionnisme puisse finalement accroître le degré de concurrence sur le marché (en passant d’un monopole à un duopole), Paul Krugman  fait part de ses craintes à l’égard du protectionnisme qui auraient tendance à  produire un  enchaînement  de contre-mesures ayant des effets dévastateurs sur le commerce international, à l’instar de ce qui s’est passé dans les années 1930. Dans des économies largement ouvertes, il est impossible de prendre des mesures de protectionnisme sans s’exposer à des représailles commerciales de la part des partenaires. Ce processus dangereux a déjà été observé au cours des années 1930 et les différentes mesures de rétorsion se sont accumulées entraînant une forte contraction du commerce mondial. En effet, le relèvement important des droits de douane par les Etats-Unis (tarif Hawley- Smoot), a entraîné, de sévères mesures de rétorsion de la part des pays européens, et provoqué un effondrement de la demande extérieure et qui a amplifié la récession (de 1929 à 1932, le commerce mondial a diminué d’un tiers en volume et de deux tiers en valeur). Les politiques protectionnistes relèvent d’une situation que les économistes appellent le « dilemme du prisonnier » : le protectionnisme au niveau d’un pays n’a de sens que si les autres pays n’agissent pas de manière similaire. Si un pays instaure des mesures de protection à l’encontre d’un partenaire à l’échange, il est alors dans l’intérêt de ce dernier de réagir en élevant lui aussi des barrières. Bien que la situation optimale pour les deux pays soit le libre-échange, si l’un des deux pays s’engage dans le protectionnisme, l’intérêt de l’autre pays est d’agir de même. A l’heure actuelle il existe un certain consensus chez les économistes pour mettre en garde les gouvernements contre les dangers d’une surenchère protectionniste dont les effets dépressifs sur la demande globale se conjugueraient aux différentes mesures d’austérité (au nom du désendettement public) pour freiner fortement la croissance mondiale et compromettre durablement les perspectives de reprise.

C’est pourquoi, en 1993 dans « The narrow and broad arguments for free trade », Paul Krugman  affirme que « l’on peut très bien être persuadé que l’économie internationale n’admet qu’une ressemblance lointaine avec le monde de concurrence pure et parfaite et à rendements constants de la théorie d’avant 1980, et, nonobstant, continuer parallèlement à soutenir le libre- échange comme étant la meilleure politique susceptible d’être effectivement suivie. C’est la position que je fais personnellement mienne ». Plus tard, il conclut que « le libre- échange n’est pas dépassé, mais c’est une théorie qui a à jamais perdu son innocence », cependant, « la sagesse enseigne que c’est dans la pratique la meilleure solution dans un monde où les politiques sont aussi imparfaites que les marchés » (La mondialisation n’est pas coupable, 2000)

Au niveau théorique, pour la science économique, ces analyses constituent une critique importante de la théorie traditionnelle du commerce international et ouvrent la voie aux nouvelles théories du commerce international qui abandonnent la plupart des hypothèses du modèle de la concurrence pure et parfaite. Ces nouvelles théories considèrent que les rendements ne sont pas constants et que toutes les spécialisations ne se valent pas. On peut en effet observer des rendements croissants dans les productions où les coûts fixes élevés permettent de dégager des économies d’échelles, ou bien dans celles où l’accroissement de l’échelle de production permet à l’entreprise d’améliorer l’organisation de la production. Ces rendements croissants sont plus présents dans le secteur secondaire que primaire. Ce qui explique le désavantage relatif des pays moins avancés spécialisés dans les produits primaires. Cet élément permet de considérer que les avantages comparatifs ne sont pas naturels ni donnés mais bel et bien endogènes, donc évolutifs, ce qui laisse la place à une action politique pour modeler les spécialisations internationales, notamment grâce à l’usage de la politique commerciale stratégique.

 

L’actualité  rend  rapidement  responsable  le  commerce  international  des difficultés des économies nationales. Les exportations chinoises, qui représentent environ 19 % des exportations mondiales en 2021, sont dénoncées dans de nombreux pays occidentaux et accusées d’être à l’origine du chômage. Pourtant, les biens chinois sont achetés librement. Dans Super capitalisme (2007), Robert  Reich  met en avant  le  grand écart qui  anime  les consommateurs  américains.  En  tant  que  clients  de  Wall- Mart,  ils  veulent  que  les prix soient les plus bas possible, et que l’entreprise soit suffisamment rentable pour que  ses  actions,  détenues  par des fonds  de  pension,  rémunèrent  correctement  les retraités américains. Pour cela, Wal- Mart importe des produits asiatiques ou latino- américains et octroie de faibles salaires à ses salariés, « avec notre complicité tacite en tant que consommateur et investisseurs de la chaîne ». Et cela n’empêche pas les consommateurs de se plaindre des importations japonaises ou chinoises aux États-Unis. Dans leur fameuse bande dessinée « La folle histoire de la mondialisation » sortie en 2021, les deux économistes français Sébastien Jean et Isabelle Bensidoun, évoquent aussi le rapport « schizophrénique » que nous entretenons avec la mondialisation dans la mesure où nous pouvons en tant que consommateur exiger des prix bas dans les rayons de notre supermarché, tout en nous révoltant en tant que salarié contre la délocalisation d’une usine.

L’émergence des nations d’Asie de l’Est fortement exportatrices, en premier lieu desquelles la Chine, est perçue comme une menace pour les pays développés dont la production de nombreux secteurs est concurrencée par des importations accrues. Les interrogations sur les conséquences de la mondialisation économique en termes d’emplois et de répartition des richesses sont particulièrement vives aux Etats-Unis et en Europe. Les craintes dans ce domaine sont-elles fondées ?

I : Les défis de la mondialisation

a : Rattrapage technologique des PED et disparition des avantages comparatifs des PDEM

L’irruption de la Chine sur le marché mondial depuis son accession à l’OMC en 2001 et son orientation vers la production de biens plus intensifs en R&D ont conduit Paul Samuelson lui-même, dans un article paru en 2004  intitulé « Where Ricardo and Mill rebut and confirm arguments of mainstream economists supporting Globalization »), à nuancer les bienfaits absolus du libre-échange. Paul Samuelson montre les effets potentiellement déstabilisant du progrès technique dans l’analyse des avantages comparatifs dès que le progrès technique est mis en œuvre dans les mêmes productions que ses partenaires commerciaux. Alors que Paul Samuelson est l’un des contributeurs essentiels à la théorie HOS, il en vient à considérer que les caractéristiques du commerce mondial contemporain ne garantissent plus les résultats positifs qu’il a contribués à démontrer. En effet, dans le théorème HOS, il n’y a pas de rattrapage technologique supposé puisque le trinôme néoclassique fait l’hypothèse que les nations ont des fonctions identiques de production, celles-ci se distinguant uniquement par leur dotation factorielle. Or, le rattrapage technologique a pour effet de supprimer la complémentarité entre pays qui naît de la spécialisation internationale. Dans ce contexte où le rattrapage technologique accroit la concurrence entre nations, les gouvernements sont d’autant plus enclins à défendre leur place que les positions relatives des pays et des régions se transforment considérablement.

Les données peuvent donner du grain à moudre aux plus fervents pourfendeurs de l’ouverture commerciale car elles montrent un accroissement de l’excédent bilatéral de la Chine à l’égard des Etats-Unis, ce qui fournit un élément d’explication des tensions sino-américaines sur la question du commerce international. La Chine est accusée de « commerce déloyal » par les industriels américains, qui pointent certaines pratiques de la Chine comme le non-respect de la propriété intellectuelle (des firmes chinoises pratiquant la contrefaçon ou ne respectant pas les brevets), ou encore des stratégies de sous-évaluation du renminbi par rapport au dollar.

b : Mondialisation, concurrence entre nations et quête de compétitivité

L’analyse des différences de performances commerciales entre nations révèle un grand bouleversement des places acquises dans la mondialisation. Pour analyser comment chaque économie tire son épingle du jeu, les performances à l’exportation sont ainsi comparées. Le concept de compétitivité est alors appliqué aux nations.  Or, initialement, celui-ci s’appliquer aux entreprises, et notamment aux firmes multinationales (FMN). Confrontées à la concurrence internationale, ces dernières devaient en effet mettre en place des stratégies de réduction de leurs coûts de production et de différenciation des produits pour conserver et augmenter leurs parts de marché face à leurs concurrentes. Mais, aujourd’hui, dans une économie mondialisée, face au maintien du chômage de masse et aux craintes (justifiées ou non) des délocalisations, les Etats reprennent à leur compte la notion de compétitivité pour redresser leur balance commerciale, attirer des investissements et ainsi soutenir la croissance et réduire le chômage. Leur objectif étant de hisser leur économie parmi les plus compétitives au sein des classements internationaux.

Il est depuis admis, pour certains, de transférer la notion de part de marché qui s’applique aux entreprises à l’analyse de la compétitivité d’une économie nationale ou régionale. Cependant, cette méthode est contestable dans la mesure où les performances à l’exportation d’une nation dépendent de sa géographie (taille du pays) et de sa démographie (un pays qui dispose d’un grand marché domestique pourra bénéficier d’une main-d’œuvre importante et d’économies d’échelle qui lui permettent d’« inonder » le marché mondial des biens qu’il produit). Néanmoins, les études de la compétitivité d’une économie s’appuient sur l’analyse de l’indicateur des parts de marché d’un pays. Ainsi, en analysant son évolution, on peut observer si une économie gagne ou perd en compétitivité et voir que certains pays tirent mieux leur épingle du jeu du commerce international.

Toutes les économies avancées (à l’exception notable de l’Allemagne) ont vu leurs parts de marché se réduire au cours de ces dix dernières années. Ces évolutions coïncident avec l’ouverture commerciale croissante des économies émergentes, en particulier la montée en puissance de la Chine sur les marchés mondiaux. Cependant, les pertes de parts de marché de la France ont été plus fortes que dans nombre d’autres grandes économies après le début des années 2000. D’après les données de l’OCDE, entre 2000 et 2013, la Chine a gagné 9% en moyenne par an de parts de marchés mondiales. Comme le souligne Erik Izraelewicz dans L'arrogance chinoise (janvier 2013) : La Chine est devenue le premier partenaire commercial d’un certain nombre de pays (Brésil, Japon, Allemagne, Corée du sud), ses exportations traduisent une montée en gamme de son économie (cela fait un moment que la Chine n’est plus seulement le fournisseur de «petite camelote», avec des exportations croissantes de produits sophistiqués), elle est encore en 2019 le pays qui a déposé le plus grand nombre de brevets au monde. D’après les données de l’OCDE, entre 2000 et 2013, la France a perdu 3,2% en moyenne par an de parts de marché mondiale$, la Grande Bretagne, un peu moins de 2%. Des pertes s’observent également pour l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, etc.

Le Rapport de Louis Gallois « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française » de 2012 note que : « Tous les indicateurs le confirment : la compétitivité de l’industrie française régresse depuis 10 ans et le mouvement semble s’accélérer. La diminution du poids de l’industrie dans le PIB français est plus rapide que dans presque tous les autres pays européens ; le déficit croissant du commerce extérieur marque nos difficultés à la fois vis-à-vis des meilleures industries européennes et face à la montée des émergents. »

D’après les données de l’OCDE (Rapport de l’OCDE- Série “Politiques meilleures” - France – « Redresser la compétitivité » - JUILLET 2014), entre 2000 et 2013, l’Allemagne a gagné 1,5% en moyenne par an de parts de marchés mondiales, l’Irlande un peu moins de 1%.

L’économiste américain P. Krugman, prix de la banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, dénonce pourtant l’usage de la notion de « compétitivité » qui conduirait les Etats à mener des politiques économiques non coopératives, c’est-à-dire à prendre des décisions dans l’optique d’une guerre économique (des politiques commerciales et des réformes intérieures non pertinentes). Entendue dans ce sens, les nations seraient en compétition pour leur PIB et leur croissance. Or, chaque pays a intérêt à la croissance et à l’emploi des autres car leur activité dépend de la sienne, les relations commerciales sont un jeu à somme positive (la croissance des uns génère celle des autres). Par contre, il existe une compétition entre les firmes : le jeu est à somme nulle, ce que l’une gagne, l’autre le perd. En plus de son manque de fondement théorique et de son imprécision, P. Krugman voit donc la notion de compétitivité appliquée aux économies comme une idée illusoire et dangereuse. Ainsi qu’il le note dans La mondialisation n’est pas coupable publiée en 1998, « Ainsi si la notion de compétitivité est pertinente pour l’entreprise et s’applique autant à l’intérieur d’un pays qu’à l’extérieur ; entre entreprises d’ailleurs le jeu est souvent à somme nul. Mais à l’échelle d’un pays, les gagnants se trouvent autant dans le pays qui importe que celui qui exporte. Le commerce international améliore l’efficacité productive par l’effet d’émulation (et non de « concurrence ») entre nations, ce qui améliore les termes de l’échange d’un pays (le pouvoir d'achat de biens et services importés qu'un pays détient grâce à ses exportations) et donc sa capacité à consommer et la productivité moyenne, donc le niveau de vie. »

Entendue dans son sens premier, la compétitivité nationale peut donc s’avérer néfaste pour les économies, car elle conduirait à une guerre économique où toutes les nations finiraient par perdre. C’est pourquoi, Flora Bellone et Raphaël Chiappini, dans La compétitivité des pays, 2016 proposent de prendre une autre définition de la notion en la mettant en relation avec ses effets sur le bien-être de ses citoyens évalué sur le long terme. Pour eux, la compétitivité d’un pays définit sa capacité à tirer avantage de son intégration internationale dans le but d’améliorer sur le long terme le niveau de vie de l’ensemble de ses citoyens. Cette définition se retrouve pleinement dans celle retenu par l’Union Européenne dès 2003 (Rapport européen sur la compétitivité) : «  Une nation est compétitive si elle parvient à accroître durablement le bien-être de ses habitants. Pour y parvenir il n'y a pas d'autres choix que de chercher à accroître la productivité des facteurs de production.» De même, plus récemment, l’OCDE définit la compétitivité comme « la capacité d’un pays, en situation de concurrence libre et équitable, à produire des biens et services qui ont du succès sur les marchés internationaux tout en garantissant une croissance des revenus réels de ses habitants soutenable dans le long terme ». Cette définition empêche de considérer comme compétitif un pays qui, au prix de sacrifices intérieurs trop importants, par exemple sous la forme de fortes baisses des salaires, se forgerait une bonne capacité d’exportation. Inversement, un pays qui afficherait un bon niveau de vie mais dont les produits s’exporteraient mal serait jugé non compétitif.

Cette définition plus large de la compétitivité nationale souligne assez bien les enjeux de la mondialisation, à savoir est-elle réellement source de croissance et de développement économique ? Est-elle créatrice ou destructrice d’emplois ? Favorise-t-elle une convergence économique ? Contribue-t-elle à réduire les inégalités ?

 

a : Les effets de l’ouverture commerciale

La controverse scientifique à propos des effets du libre-échange et de l’ouverture commerciale sur la croissance économique a été ravivée avec les travaux de Paul Bairoch. Comme nous l’avons vu plus haut, l’expérience européenne de la fin du XIXème siècle, reprise par Paul Bairoch en 1993 dans Mythes et paradoxes de l’histoire économique ne permet pas de conclure que davantage de protectionnisme nuit à la croissance économique. Pour Bairoch, si ouverture internationale et croissance économique  semblent corrélées, rien ne prouve qu’une causalité existe entre ouverture commerciale et croissance économique. Cependant, concernant la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, on peut observer que les pays les plus insérés dans les échanges internationaux ont prospéré. Ainsi pour Jean-Luc Gaffard (2012), « la leçon générale qui peut être tirée de l’expérience est que les économies qui ont eu les taux de croissance les plus élevés ont été celles capables de réaliser une transformation structurelle radicale en passant d’activités traditionnelles à faibles gains de productivité à des activités modernes à forts gains de productivité. Or ces activités concernent les biens échangeables ». L’ouverture commerciale génère toutefois des effets particuliers sur la croissance des pays développés et des pays en développement. Dans certains pays développés, l’insertion dans les échanges commerciaux a pu accélérer le processus de désindustrialisation. Comme les biens échangeables sont majoritairement des produits industriels, l’ouverture commerciale pose alors la question du déficit extérieur récurrent que connaissent les pays développés dans lesquels l’activité industrielle se réduit (puisque les exportations ne peuvent plus équilibrer les importations). Dans ces pays, la désindustrialisation affecte également le rythme de la croissance économique puisque, dans l’ensemble, les activités de services connaissent des gains de productivité moindre que les activités industrielles. Du côté des PED, certains sont fortement dépendants d’un ou d’une petite minorité de produits de base dont ils tirent l’essentiel de leurs recettes d’exportation (le cacao au Ghana par exemple). Leur insertion dans les échanges rend leur croissance économique fortement instable en fonction de l’évolution de leurs termes de l’échange et de l’activité économique de leurs principaux partenaires, et peut entraîner un phénomène de « croissance appauvrissante », tel que le note J. Bhagwati a montré en 1958 dans un article qui porte ce nom. Ainsi, dans le cas d’un pays dont la taille est suffisamment importante pour que son offre ou sa demande influence le niveau du prix mondial d’un produit, l’augmentation de ses exportations pouvait se traduire de manière paradoxale par une croissance « appauvrissante ». Un grand pays qui accroît ses exportations (et donc l’offre sur le marché mondial) du bien pour lequel il a un avantage comparatif conduit à une baisse du prix mondial de ce bien. Il démontre que sous certaines conditions (notamment une faible élasticité-prix de la demande pour ce bien), la hausse de la production entraîne une dégradation des termes de l’échange du pays en question qui entraîne in fine une diminution du PIB par tête, dans un ralentissement de sa croissance.

b : Les effets de l’ouverture productive

La mondialisation productive, c’est-à-dire l’internationalisation de la production avec le développement des FMN, contribue quant à elle à l’accumulation de capital et aux gains de productivité dans les pays qui accueillent les IDE, et ainsi alimente la croissance économique et le développement. L’intégration d’un pays aux chaînes de valeurs mondiales des FMN qui ont un avantage spécifique (méthodes de production, commercialisation, gestion, etc.) peut améliorer la productivité des entreprises locales de diverses manières. Elle peut augmenter la demande locale de biens intermédiaires et permet ainsi aux fournisseurs locaux de réaliser des économies d’échelle. La présence des FMN intensifie en outre la concurrence dans le pays d’accueil, ce qui peut inciter les firmes locales insérées dans la même branche d’activité à innover pour se démarquer et préserver leurs parts de marché. Enfin la présence des FMN se traduit par des externalités de connaissances (spill over) qui résultent de la diffusion par de multiples canaux (imitation, mobilité du personnel, etc.) dans le tissu économique local de connaissances qui ne font pas l’objet en tant que telles de transactions marchandes (nouvelles technologies, méthode d’organisation, etc.). Du côté des pays d’origine des IDE, il peut sembler de prime abord que les IDE limitent la croissance économique puisque la firme décide d’accumuler du capital dans un autre territoire. Cependant, les IDE sortant se traduisent aussi par une plus grande efficience des processus de production des firmes et une extension de la taille des marchés auxquels elles accèdent, ce qui permet de réduire leurs coûts unitaires de production et/ou d’améliorer la qualité de leurs produits et donc in fine leur compétitivité. Empiriquement on constate que les pays qui reçoivent et émettent les plus d’IDE sont souvent ceux qui connaissent ou ont connu une croissance économique forte (les pays les plus anciennement développés et les actuels pays émergents comme la Chine ou l’Inde). L’insertion dans les chaînes de valeurs mondiales et la croissance économique semblent ainsi corrélées même si les relations causales restent discutées. Par exemple, si les analyses empiriques montrent ainsi que les IDE entrant exercent des effets positifs sur la croissance économique dans de nombreux pays, c’est vrai en particulier dans les pays développés. Pour les pays en développement, les effets positifs des IDE sur la croissance sont moins systématiques. Dans certains pays en développement, les IDE entrant suscitent la croissance du secteur moderne mais ne réduisent pas nécessairement le dualisme caractéristique de leurs économies. Les effets d’entraînement sur l’économie traditionnelle peuvent rester limités. Les effets positifs des IDE sur la croissance économique se concrétisent ainsi à condition que les FMN soient intégrées dans l’économie nationale pour produire des effets d’entrainement et que le stock de capital humain et institutionnel du pays d’accueil permette les externalités positives évoquées plus haut.

Il semble donc difficile d’établir des liens univoques entre l’ouverture commerciale et productive d’un territoire et sa croissance économique ou son développement. Le véritable enjeu consiste donc pour une économie à piloter cette ouverture pour en faire un moyen de stimuler la croissance et le développement.

Malgré les discours alarmistes qui émanent des hommes politiques et des médias, une majorité d’économistes s’accorde à n’attribuer aux délocalisations qu’un rôle négligeable, dans la destruction d’emplois industriels des pays développés. Selon Jean-Marie Cardebat (2005, La mondialisation et l’emploi), ce décalage trouve son origine dans la délimitation du phénomène car deux types de définitions cohabitent. Les délocalisations sont parfois liées à l’idée de « transferts » de facteurs de production d’une économie nationale vers l’étranger. C’est l’image classique et brutale de l’usine fermée et transférée à l’étranger. Cette notion recoupe donc celle d’investissement direct à l’étranger (IDE). Mais si une délocalisation se solde systématiquement par un IDE, l’inverse n’est pas vrai : un IDE ne correspond pas toujours à une délocalisation et s’effectue plus souvent ex nihilo (i.e. sans transferts de facteurs). Selon la Direction des relations économiques extérieures (DREE), seuls 4% du stock d’IDE français à l’étranger correspondent à des investissements industriels dans les pays en développement (PED) et seraient donc susceptibles de représenter effectivement des délocalisations d’activité. Ce chiffre passe à 11 % lorsque l’on considère l’ensemble des IDE français situés dans les PED. Malgré ces chiffres, les délocalisations sont perçues comme une cause majeure du chômage. Plus précisément, une enquête CSA révèle que pour 88 % des Français elles représentent un phénomène grave ; et durable pour 70 %, alors que 35 % se sentent directement menacés (2004). La plupart des économistes démentent cette vision à plusieurs niveaux.

La destruction d’emplois liée au phénomène de délocalisation est donc limitée. Toutefois, dans les secteurs faiblement capitalistiques et donc intensifs en main-d’œuvre (textile, etc.), pour un montant d’IDE donné peut avoir un contenu en emploi nettement inférieur à ce montant dans un secteur hautement capitalistique (énergie, etc.). Cependant, des études convergentes (2004) pour l’Europe et les États-Unis estiment que seuls 1 à 2 % des destructions d’emplois industriels seraient imputables aux délocalisations. De plus, les délocalisations peuvent contribuer à la sauvegarde d’emplois nationaux complémentaires aux productions délocalisées et condamnées sans cela. Pour finir,  même si le phénomène est difficilement mesurable, les délocalisations sont à l’origine d’emplois nouveaux notamment dans le sourcing, à savoir tout ce qui a trait à l’approvisionnement des firmes et leur gestion des flux internationaux de produits primaires et intermédiaires comme finis et, ainsi que dans le conseil aux entreprises. Sur le plan macroéconomique, les effets négatifs des délocalisations semblent donc relativement limités. Cependant, plus localement, les délocalisations produisent des effets plus préoccupants car elles sont souvent concentrées aux niveaux géographiques et sectoriels sur des bassins d’emplois bien précis. Elles posent des défis liés à la reconversion des activités concernées en termes d’emplois et de spécialisation. Le problème de la désindustrialisation est donc complexe et ne peut être assimilé automatiquement aux délocalisations. Il n’en reste pas moins que, selon Patrick Artus, l’ampleur de la désindustrialisation est visible dans de nombreux pays de l’OCDE : l’emploi industriel ne représente plus que 7 à 8 % de l’emploi total aux États-Unis et en Grèce ; 11 à 12 % de l’emploi total au Royaume-Uni, en France, en Espagne, contre plus de 20 % en Allemagne ou en Finlande. Contrairement à ce que pensaient les économistes auparavant, les pays touchés par la désindustrialisation n’ont pas été capables de créer des emplois nouveaux dans les services ou dans les nouvelles technologies. Pour l’économiste de Natixis, on s’aperçoit aujourd’hui des méfaits de l’abandon de l’industrie. D’une part, le secteur des nouvelles technologies n’est jamais assez développé pour absorber les emplois perdus dans l’industrie, même aux États-Unis, il ne représente que 5 % des emplois, alors que l’industrie américaine a perdu en vingt ans l’équivalent de 15 % de l’emploi total. Le modèle « bipolaire » engendre donc une dégradation de la qualité, de la sophistication des emplois puisque les emplois qualifiés de l’industrie sont surtout remplacés par des emplois peu qualifiés dans les services. Il fait aussi apparaître de fortes inégalités de revenus entre les emplois bien payés des grandes entreprises, des multinationales, des nouvelles technologies et les emplois mal payés des services domestiques : les emplois de l’industrie qui correspondent aux niveaux intermédiaires de revenus, ont fondu. Ces difficultés industrielles font naître un déficit extérieur chronique, puisque les exportations ne peuvent plus équilibrer les importations. Ceci est visible aujourd’hui en Grèce, au Portugal, en Espagne, aux États-Unis, au Royaume-Uni, ainsi qu’en France. Pour les pays cités appartenant à la zone euro, P. Artus et I. Gravet (2012, La crise de l’euro) considèrent qu’il s’agit là d’une des causes essentielles de la crise de l’euro. Un pays ne pouvant avoir une dette extérieure en hausse continuelle, la question de l’équilibrage des échanges extérieurs sans industrie se pose. Les services, le tourisme ne permettent pas de compenser les emplois perdus et les pays désindustrialisés sont finalement condamnés à l’appauvrissement et au recul de la demande intérieure pour réduire leur déficit extérieur. D’après les analyses de Laurent Davezies (2012, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale), les pertes d’emploi liées à la crise touchent principalement les régions industrielles du Nord-Est alors que les territoires plus méridionaux sont relativement épargnés et que les grandes métropoles résistent aussi correctement. La désindustrialisation, comme effet de la mondialisation est donc à l’origine d’inégalités.

 

Penser que la poursuite de la mondialisation ne peut qu’accroître les inégalités est un peu simpliste. Le Grand confinement nous montre que l’arrêt des échanges commerciaux entre pays alimente les inégalités et la pauvreté.  D’un côté, un ralentissement de la mondialisation stopperait nette la tendance longue à la réduction des inégalités entre pays, et serait au moins sur le court terme très défavorable aux catégories les plus précaires, en particulier les pays à revenu élevé. D’un autre côté certaines tendances de la mondialisation actuelles creusent les inégalités. Pour reprendre les mots de François Bourguignon : « pour les uns, elle contribue à la richesse des nations ; pour les autres, elle entraîne l’appauvrissement du plus grand nombre au bénéfice d’une élite de privilégiés ».  

Selon les théories aussi bien classiques (avantages absolus et comparatifs) que néoclassiques (théorèmes HOS), la mondialisation et la spécialisation internationale seraient nécessairement bénéfiques aux pays. Comme nous l’avons vu plus haut, ces conclusions très optimistes sont cependant – en partie- remises en cause par le théorème Stolper-Samuelson. En effet, les conclusions du théorème HOS au sujet de la convergence des niveaux de vie, à terme, des pays échangistes peuvent laisser entrevoir le fait que cette convergence se fasse au prix d’une réduction des salaires dans les pays abondamment dotés en capital. Dès 1941, l’article de W. Stolper et P. Samuelson mettait particulièrement en exergue ce point. En actualisant les exemples de pays concernés, nous pourrions dire que ce théorème laisse à penser que le libre-échange entre la Chine et les Etats Unis aura comme conséquence une hausse des salaires des travailleurs chinois mais une réduction des salaires de leurs homologues américains. Ainsi, si une convergence des niveaux de salaires se produit au niveau mondial, cela se réalise par le creusement des inégalités au sein des Etats-Unis, plus particulièrement au détriment des travailleurs américains les moins diplômés, mais surtout, entre travailleurs et capitalistes américains.

Dans leur ouvrage, les prix nobles d’économie, Banergee et Duflo (2020, Economie utile pour des temps difficiles) s’attachent à vérifier empiriquement les prédictions du modèle Stolper-Samuelson. Pour ce faire, ils s’appuient notamment sur les exemples de la Chine et de l’Inde, deux pays entrés dans la mondialisation dans les années 80 pour la première, dans les années 1990 pour la seconde. Concernant l’Inde, les auteurs indiquent qu’il est très difficile de conclure à la justesse des prédictions du modèle : « D’un côté, cette croissance lui a permis de réaliser une transition en douceur, répondant aux prédictions des optimistes du commerce. De l’autre, le fait qu’il lui a fallu plus de 10 ans pour accélérer, à partir de 1991, semble décevant ». Entre 2010 et 2018, la croissance s’est accélérée, et dans le même temps, les inégalités se sont également accrues, la part des 1% des revenus les plus riches dans le PIB passant de 6,1% en 1982 à 21,3% en 2015, selon les données de World Inequality Database. De plus, un grand nombre de pays à bas revenus se sont ouverts au commerce international ces trente dernières années, et on observe une baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés par rapport à celui des plus qualifiés. Cela est vrai pour le Mexique, la Colombie, le Brésil, l’Argentine, le Chili. Tout cela est en contradiction avec les conclusions du modèle Stolper- Samuelson. Pour autant, ces résultats ne sont pas imputables exclusivement à la mondialisation et à l’ouverture internationale. En effet, comme le disent les auteurs, « la croissance et les inégalités peuvent dépendre de facteurs multiples, le commerce n’en étant qu’un parmi d’autres, et peut-être moins une cause qu’un effet. En revanche, plusieurs études par pays, fort intéressantes, jettent quelque doute sur le théorème Stolper-Samuelson ». Pour autant, pour les auteurs, le protectionnisme et la guerre commerciale sont loin d’être la solution. Mais il existe des pistes pour les perdants de la mondialisation : « Puisque le principale problème que pose le commerce international est de créer beaucoup plus de perdants que le postule le théorème Stolper-Samuelson, toute recherche de solution doit s’attacher à limiter précisément leur nombre. Soit en les aidant à changer de travail ou de lieu de vie, soit en trouvant un moyen de mieux les dédommager. »

Dans les faits, nous observons néanmoins bel et bien une convergence économique et des niveaux de vie entre économies, bien que nous soyons forcés de constater l’inachèvement de ce processus lorsque l’on observe l’économie mondiale dans sa globalité.

Dans les faits comme le montre François Bourguignon (2012, La mondialisation de l’inégalité), « la montée des inégalités nationales a tendance à éclipser la baisse, pourtant incontestable, de l’inégalité mondiale ». Les inégalités mondiales ont eu tendance à augmenter entre 1820 et 1980, l’écart entre les 10% les plus pauvres ayant été multiplié par trois. Pour autant, cette tendance s’inverse depuis les années 1980. En effet, Bourguignon rappelle que la pauvreté extrême, c’est-à-dire le fait de vivre avec moins de 1 euro par personne et par jour, touchait près de 70% de la population mondiale au début du XXème siècle. Cette proportion est inférieure à 20% de nos jours. Il y aurait, depuis les années 1990, 500 millions de pauvres en moins. Pierre Noël Giraud (2019) met en exergue le rôle important qu’ont joué les pays à bas salaire et à capacité technologique (PBSCT) dans ce rattrapage rapide. Et plus particulièrement la Chine et l’Inde, qui comptent à elles seules près de 2,8 milliards d’individus. « La Chine, même si en 2017 son PIB par habitant n’est encore que de 15% du leur, va rattraper les Etats-Unis dans les vingt ans qui viennent ». Mais pour Branko Milanovic (2016, Inégalités mondiales), c’est surtout après 2000 que la convergence des revenus commence à se réaliser vraiment. La réduction des inégalités n’est plus simplement le fait du rattrapage chinois mais de son extension à de nombreux pays, qui fait qu’un processus de convergence des niveaux de vie moyens dans le monde est désormais à l’œuvre. « Depuis 2000, le taux de croissance par tête des économies émergentes a, en moyenne, toujours été supérieur à celui des pays riches ». Ainsi, même si l’économie chinoise devait ralentir, la tendance globale à la convergence devrait se maintenir.

Cependant, une tendance globale qui se maintient ne veut pas dire que tous les pays, y compris ceux qui participent à la mondialisation économique, sont sur le chemin du rattrapage. Ainsi, selon Bourguignon, «  les perspectives économiques des pays pauvres à moyen et long terme paraissent plus incertaines que pour les économies émergentes. » Ce constat est surtout vrai pour l’Afrique subsaharienne qui a « divergé » par rapport au reste du monde entre 1989 et 2006, en grande partie, à cause de difficultés de nature politique. Milanovic en vient même à se demander si la convergence économique, n’est pas en réalité, un phénomène asiatique. En effet, le récent déclin des inégalités parmi les citoyens du monde s’expliquerait surtout par la croissance économique rapide des pays asiatiques très peuplés. Il affirme ainsi que «seuls les pays asiatiques rattrapent les pays riches ». Milanovic insiste sur l’incapacité de l’Afrique à garder durablement des taux de croissance soutenus sur longue période. La convergence potentielle de ce continent serait compromise par des conflits politiques et des guerres civiles.  Par exemple, « les PIB par habitant de Madagascar et de la République démocratique du Congo sont plus faibles aujourd’hui que le niveau auquel on estime qu’ils étaient avant l’indépendance (vers 1950).

Il est donc difficile d’établir un lien de causalité certain entre la participation à la mondialisation et la convergence économique pour les pays « en retard de développement ». Ainsi, beaucoup d’économistes, notamment ceux cités plus haut, affirment que plus que le fait de s’insérer dans la mondialisation, c’est la façon de s’insérer, le rôle joué par les institutions, qui permettent ou pas le rattrapage économique. P. N. Giraud (2019, L’inégalité du monde) nous rappelle qu’historiquement, la France, l’Allemagne et les Etats-Unis ont rattrapé l’Angleterre dans la seconde moitié du XIXème siècle, comme l’ont fait le Japon, la Corée du Sud et la Chine plus récemment. « Or, tous les pays rattrapant sans exception l’ont fait grâce à des politiques protectionnistes et mercantilistes inspirées de List et non en adhérant aux doctrines libre-échangistes inspirées de Ricardo ». Toutefois, il met en évidence le fait que le protectionnisme fut très néfaste à l’Amérique Latine dans les années 1930, et que la libre circulation des biens et des services, et des hommes a été bénéfique à la construction européenne. Ces différents exemples attestent de la difficulté d’établir une vérité générale qui serait valable indépendamment du contexte historique et politique.

La mondialisation est la meilleure et la pire des choses. Les débats ouverts entre les économistes depuis le XVIIIème siècle ne sont toujours pas clos. La tentation mercantiliste et protectionniste est toujours grande et elle se justifie par la misère de certains groupes au sein de la population des pays. Mais en même temps, il est indéniable que des milliards d’individus vivent mieux aujourd’hui qu’hier dans une économie mondialisée et marchande.

 

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