Le prix Nobel d’économie 2025 a été attribué à l’Israélo-Américain Joël Mokyr, et au Français Philippe Aghion ainsi qu’au canadien Peter Howitt, pour leurs travaux expliquant « la croissance économique tirée par l’innovation ». Qu’est-ce qui nourrit la croissance ? Quel rôle joue l’innovation ? Comment le conflit entre la destruction et la création se résout-il ? Les trois chercheurs ont exploré ces questions fondamentales. Ces travaux prolongent les analyses de Schumpeter sur la « destruction créatrice », « processus par lequel de nouvelles innovations viennent constamment rendre ces technologies et activités existantes obsolètes » (Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942).
Joël Mokyr
La moitié de ce prix Nobel a été attribuée à Joël Mokyr pour avoir identifié les conditions préalables à une croissance durable grâce au progrès technologique. Selon Mokyr, la croissance ne découle pas seulement de la technologie : il s’agit d’identifier pourquoi certaines nations progressent tandis que d’autres stagnent, et contrairement à une vision purement matérielle ou technologique du progrès, Mokyr met en lumière le rôle central des idées et des connaissances dans les transformations économiques. C’est ainsi que la Révolution industrielle du XVIIIème siècle, souvent perçue comme le produit de conditions matérielles favorables, est en réalité profondément ancrée dans la « Culture des Lumières », qui a permis la diffusion des connaissances pratiques et scientifiques dans une société où l’innovation et l’expérimentation étaient encouragées.
Dans « A Culture of Growth : The Origins of the Modern Economy »(2016), Mokyr explore les fondements de cette dynamique.
Sans nier le rôle des institutions (droits de propriété, organisation de l’Etat, du droit commercial des contrats, …), Joël Mokyr insiste sur l’explosion de la science et de la technique qui ont créé un terreau favorable à l’éclosion des grappes d’innovation et engendré la croissance économique et le « Grand Enrichissement », soit une progression sans précédent dans l’histoire des niveaux de vie. Si certains progrès technologiques ont été décisifs, comme l’apparition du microscope (1595), du télescope (1608), du baromètre (1663), qui ont ouvert des horizons nouveaux, ainsi que les avancées dans les domaines du verre, de la papeterie, des chantiers navals, de la navigation et de l’horlogerie, c’est l’apparition progressive d’une élite éduquée (à partir de 1500) qui a joué un rôle décisif dans la diffusion des savoirs dans la population, en imposant de nouvelles croyances et convictions sur le « marché des idées ». Ces « entrepreneurs culturels » ont rendu possible l’affaiblissement des forces du conservatisme social face à l’innovation, et imposé la croyance dans l’idée du progrès des sociétés. Progressivement, à partir du XVIème siècle, l’Europe est le théâtre de progrès intellectuels décisifs avec des personnages comme Francis Bacon, John Locke ou Isaac Newton, qui ont imposé l’idée que la science et le progrès peuvent expliquer la nature.
Pour Mokyr, la « République des Lettres », c’est-à-dire une élite de savants éduqués et soucieux de partager leurs idées au-delà des frontières nationales pour former une communauté scientifique, a été un moteur important de la croissance économique, en créant une émulation et un bouillonnement qui ont abouti à un regard neuf sur les choses. Cette « République des Lettres », qui s’établit dans la période 1500-1700, était gouvernée par des règles claires : la liberté d’entrer, la contestabilité (soit le droit de défier toute forme de savoir), la transnationalité et l’engagement de placer les connaissances nouvelles dans le domaine public. Mokyr insiste notamment sur un trait particulier : la conviction, popularisée par Francis Bacon, que le savoir a pour finalité de rendre service à l’humanité dans son ensemble, et que la démarche expérimentale et le pragmatisme doivent prévaloir. La croyance dans le progrès a créé alors un souffle nouveau d’optimisme social (la « culture du progrès »), dans lequel la science est devenue progressivement d’intérêt général, et les savants reconnus comme des acteurs incontestables du progrès économique et social.
En même temps que se met en place la « République des Lettres », on voit apparaître ce que Mokyr appelle les « Lumières industrielles », qui sont des esprits soucieux de trouver à leurs idées des débouchés dans la perspective de l’amélioration du bien-être matériel de tous. Le progrès technique et la révolution industrielle furent ainsi l’affaire d’une minorité d’inventeurs, d’artisans, de mécaniciens, ..., et ce sont les forces du marché qui ont ensuite permis un mouvement cumulatif de création de richesses sur le continent européen.
Donc, pour Mokyr, ce sont les facteurs culturels qui ont pesé de manière déterminante dans le processus conduisant à l’émergence d’une économie d’innovation, qui a libéré les forces productives et l’esprit d’entreprise.
Voir la note de lecture du livre de Joël Mokyr « La culture de la croissance : les origines de l’économie moderne »
Philippe Aghion et Peter Howitt
Philippe Aghion et Peter Howitt ont développé en 1987 un modèle de croissance schumpetérien, présenté dans un article de 1992 (« A model of Growth Through Creative Destruction », Econometrica), qui repose sur quatre idées.
La première idée est que la croissance de long terme résulte de l’innovation. Sans innovation, l’économie est stationnaire.
La deuxième idée est que l’innovation est un processus social. Elle résulte des décisions d’investissement de la part d’entrepreneurs. L’entrepreneur répond aux incitations fournies par le cadre institutionnel : un pays qui connaît une inflation excessive, une protection insuffisante des droits de propriété, ou encore une instabilité politique importante, peut décourager l’innovation.
La troisième idée est le concept de destruction créatrice : les nouvelles innovations rendent les innovations anciennes obsolètes (voir ci-dessous).
La quatrième idée est que la croissance de la productivité peut être engendrée par l’innovation « à la frontière » ou par l’imitation de technologies avancées. Mais plus un pays se rapproche de la frontière technologique, plus c’est l’innovation qui devient le moteur de la croissance économique, et prend le relais de l’accumulation du capital et du rattrapage par l’imitation.
Dans le modèle d’Aghion et Howitt, les deux auteurs explorent l’impact de l’innovation sur la croissance économique. Ils portent une attention particulière au concept de destruction créatrice, qui fait référence à la manière dont les entreprises vendant des produits ou des services pâtissent de l’introduction d’un produit nouveau et meilleur sur le marché. Ce processus est créatif car il repose sur l’innovation, mais également destructeur car les produits anciens deviennent obsolètes et perdent leur valeur commerciale.
Selon Aghion et Howitt, les entreprises ne sont pas homogènes. Si certains agents subissent des pertes en raison de l’obsolescence technologique, les firmes innovatrices sont susceptibles de capter le marché en brevetant les innovations et ainsi en retirer des rentes (rente de monopole). Mais la situation de rente est temporaire : des entreprises rivales innovent à leur tour et viennent contester le monopole existant. Le tissu productif se renouvelle de la sorte au gré des innovations. Au niveau de l’ensemble de l’économie, les innovations élèvent la productivité, et au total la croissance dépend à la fois de l’importance de l’innovation et du degré de concurrence entre les firmes.
Le modèle d’Aghion et Howitt montre cependant qu’il ne suffit pas qu’une économie innove dans un cadre concurrentiel pour que la croissance soit garantie. Par exemple, les économies peuvent tomber dans des trappes à « non-croissance » (non-growth traps), en raison d’anticipations destructrices (self-defecting expectations). Si les entreprises anticipent une forte innovation dans la période suivante et donc une baisse des rentes, elles réduisent leurs efforts, ce qui compromet le potentiel innovant de l’ensemble de l’économie. Du fait de la présence d’externalités et d’un défaut de coordination des agents, la situation peut être sous-optimale. Cela justifie une intervention des pouvoirs publics pour développer les incitations à innover et éviter les ajustements négatifs de l’économie.
Les mécanismes qui gouvernent la croissance de long terme
Plus récemment, dans « Le pouvoir de la destruction créatrice (co-écrit avec Céline Antonin et Simon Bunel), Philippe Aghion est revenu sur les principaux mécanismes qui gouvernent la croissance de long terme.
Il convient d’abord de rappeler que les révolutions technologiques peuvent mettre du temps à produire leurs effets sur la productivité et le PIB par habitant, mais qu’il faut en tout cas abandonner l’idée selon laquelle le progrès technique serait une source importante du chômage de masse. Contrairement à ceux qui affirment l’existence d’une « stagnation séculaire » (comme l’économiste Gordon par exemple), on doit plutôt considérer que les institutions évoluent moins vite que les nouvelles technologies, et que pour tirer pleinement profit du progrès technique, il est nécessaire de réformer ces institutions.
Voir la note de lecture du livre de Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel « Le pouvoir de la destruction créatrice
Voir le module 3 « Destruction créatrice et chômage »
Un autre point est la relation entre innovation et concurrence (déjà évoquée plus haut). Les premiers modèles de croissance schumpetériens prédisent un effet négatif de la concurrence sur l’innovation et la croissance : les investissements sont motivés par la perspective d’une rente de monopole qui vient récompenser l’innovation, et tout élément susceptible de supprimer cette rente, en particulier une concurrence accrue, réduit du même coup l’incitation à innover. Cependant, des études empiriques réalisées dans les années 1980 à partir de données d’entreprises mettent en évidence une corrélation positive entre l’intensité de la concurrence dans un secteur et le taux de croissance de la productivité de ce secteur. Une concurrence accrue semble être associée à une innovation et une croissance plus fortes. Pour résoudre cette énigme de la concurrence, il faut considérer que les entreprises proches de la frontière technologique (celles dont la productivité est proche du niveau maximal de productivité) vont intensifier leurs efforts afin d’échapper à la concurrence, tandis que les autres entreprises, plus éloignées de la frontière technologique, vont être découragées et freiner leurs efforts d’innovation.
Voir le module 5 « Innovation et concurrence »
Un troisième point concerne la relation entre l’innovation et les inégalités. On pense généralement que l’innovation accroît les inégalités. Il est vrai que l’innovation résulte d’activités entrepreneuriales motivées par la perspective de rentes de monopole. Comme le dit Abraham Lincoln cité par Joël Mokyr (2005), « le système des brevets a ajouté le carburant des incitations au feu du génie ». Ces rentes de l’innovation augmentent la probabilité qu’a l’innovateur de grimper dans l’échelle des revenus, et en particulier d’accéder au « top 1% ». Donc, on peut penser que plus un pays ou une région est innovant, plus la part du top 1% dans le revenu de ce pays ou de cette région sera importante. C’est en effet ce que l’on constate, mais il ne faut pas oublier que si l’innovation enrichit les plus riches, elle s’accompagne également d’une augmentation de la mobilité sociale. Bref, dans la société de l’innovation, il y a toujours des riches, mais il ne s’agit pas d’une richesse héritée, mais d’une richesse acquise en apportant sa contribution à la prospérité générale.
Voir le module 4 « Innovation et mobilité sociale »
Un dernier point que l’on peut évoquer ici a trait aux relations entre l’innovation et la mondialisation. De la même manière qu’une entreprise proche de la frontière technologique est incitée à innover davantage par la concurrence, alors que cette même concurrence décourage les entreprises éloignées de la frontière technologique, un choc d’importation (comme le choc chinois) aura un effet négatif sur les entreprises qui sont éloignées de la frontière technologique, mais un effet positif sur les entreprises proches de la frontière technologique. Ce résultat suggère qu’une bonne réponse à un choc d’importation n’est pas l’augmentation des droits de douane, mais l’encouragement à l’innovation tout en accompagnant la réallocation des ressources des entreprises les moins productives vers les entreprises les plus productives.