Le coronavirus aura-t-il raison de la notion actuelle de durée du travail ?

Professeur d’économie associé à l’Université d’Aix-Marseille

Le confinement associé au coronavirus (CV par la suite) suscite de profondes mutations dans l’organisation du travail. Télétravail et travail à domicile deviendront d'autant plus habituels qu’ils sont porteurs de meilleures conditions de travail et de libertés pour le travailleur, de couts moindres et de flexibilité pour l’entreprise. La flexibilité est porteuse pour le travailleur d’un plus grand confort dans la conciliation entre vies personnelle et professionnelle. Pour l’entreprise, l’abaissement des couts et l’élévation de la productivité du travailleur peuvent venir, outre d’une plus grande satisfaction de ce dernier, de moindres temps de transport et d’une diminution des surfaces des locaux de l’entreprise. Ces mutations vont sans doute induire de profondes transformations du droit social sur les prochaines années. Un domaine illustre particulièrement cette question : celui de la durée du travail.

En droit français, la durée effective du travail est identifiée par le temps durant lequel le salarié est à disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles. On voit, dans cette définition, la filiation aux organisations hiérarchiques de travail. De ce fait, elle est de plus en plus inadaptée à de nombreuses fonctions et à de multiples activités. Dans le contexte du choc CV et du confinement, le Gouvernement s’est rapidement montré conscient des difficultés posées par ce droit de la durée du travail. En témoigne le contenu de l’Ordonnance du 25 mars portant mesures d’urgence en matière de congés payés, de durée du travail et de jours de repos. 

Avant le choc du CV, le télétravail était une pratique peu répandue. Selon la DARES, en 2017, seuls 3 % des salariés le pratiquaient au moins un jour par semaine[1]. Mais ce type de travail a connu une explosion durant la période de confinement liée au choc CV et la DARES a évalué à cette occasion que près de 4 emplois sur 10 seraient aujourd’hui dans le secteur privé compatibles avec le télétravail[2]. Ce chiffrage qui concerne la France est assez proche de chiffrages concernant d’autres pays.

Dans de nombreuses situations comme celles favorisant le télétravail ou le forfait jours, la mesure quantitative du temps de travail laisse de fait la place à une appréciation de la charge de travail du salarié et au-delà du travailleur, les non-salariés indépendants étant aussi concernés. Cette approche passe tout d’abord par le droit à la déconnexion garantissant au travailleur que, hors circonstances exceptionnelles dont la nature peut d’ailleurs être prévue, il ne recevra pas d’instructions et ne sera pas tenu de répondre à toute injonction en dehors de certaines plages horaires ou de certains jours. Depuis la loi El Kohmri de 2016, ce droit à la déconnexion fait partie des sujets à aborder lors de la négociation annuelle obligatoire (NAO). Il peut aussi être défini par une charte élaborée après avis des institutions représentatives du personnel (IRP) mais aussi par accord collectif.

Mais cette approche implique une appréciation de la charge de travail confiée au travailleur. Une même charge de travail peut être adaptée au respect des limites du temps de travail effectif pour certains travailleurs mais non pour d’autres. Cette nouvelle approche nécessite donc une appréciation individuelle des capacités des travailleurs, notamment pour éviter des dégradations de la santé, ainsi que des méthodes de management autrement plus sophistiquées que le contrôle du simple respect d’horaires collectifs. Il y a bien sûr ici le risque de contentieux, mais ces derniers sont des options bien incertaines tant pour le travailleur que pour l’employeur, les deux parties devant apporter au juge des éléments de faits permettant d’apprécier la lourdeur effective de la charge de travail. Les mutations en cours dynamisées par le choc CV vont donc appeler de profondes transformations des modes de management, ce qui signifie que certaines entreprises s’y adapteront mieux que d’autres et pourront en tirer des avantages au plan concurrentiel et donc économique.

Les aspects qualitatifs du temps de travail sont une dimension essentielle de la problématique. La possibilité de sortir de l’horaire collectif - et souvent uniforme - est un progrès au plan des libertés... si le travailleur y est associé. Les attentes des salariés en ce domaine sont très variées et, en conséquence, la meilleure conciliation entre vies personnelle et professionnelle pourra prendre des formes très spécifiques. Forfait jours et télétravail peuvent faciliter cette optimisation individuelle. Une tension est inévitable, dans de nombreux cas, entre une telle individualisation et le suivi hiérarchique de la réalisation de la charge de travail mais aussi avec l’effectivité d’un collectif de travail souvent indispensable pour la circulation de l’information et la recherche de gains de productivité. Ici encore, les modes de management nécessitent des évolutions fondamentales allant de pair avec un exercice totalement transformé de l’autorité hiérarchique.

L’autonomie du travailleur dans l’articulation de ses temps de vie gagne à être organisée par accord collectif. La promotion croissante du rôle du dialogue social dans les changements réglementaires des dernières décennies, avec l’accélération produite par les ordonnances Travail de septembre 2017 et la loi Pénicaud de mars 2018, augmente largement cette possibilité. La mise en œuvre de ces mutations gagnera à recourir au dialogue social, surtout à l’accord collectif, pour que les solutions concrètes soient à la fois adaptées au contexte et approuvées par les travailleurs. Le dialogue social peut être un outil de management et de transformations de l’entreprise tout en étant un droit fondamental protecteur du travailleur.

Enfin, soulignons que définir négativement le temps de travail par opposition à celui de repos et faciliter l’individualisation des horaires en déconnectant la rémunération du nombre d’heures peut contribuer à l'émergence d’un droit nouveau valorisant les droits fondamentaux de l’Homme sans altérer la finalité du travail pour lequel la rémunération est établie...


[1]     Voir DARES (2019) : « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? », DARES Analyses, 2019-051, novembre, rédigé par Sébastien Hallépée et Amélie Mauroux.

[2]     CF. DARES (2020) : « Coronavirus et monde du travail », communiqué de presse du 15 mars.

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