Le capitalisme contre les inégalités (2022)

Yann Coatanlem, Antonio de Lecea

Ce livre  a reçu le Prix Louis Marin de l’Académie des sciences morales et politiques et a été nominé pour le prix Turgot, sous la présidence de Jean-Claude Trichet et en présence de Bruno Le Maire.

 

La question de l’inégalité est aujourd’hui très présente dans la littérature économique et les médias. Pour clarifier cette question difficile, il importe tout d’abord d’identifier et de mesurer ces inégalités qui ont un caractère multidimensionnel. Il importe également de faire le point sur l’action publique en la matière : quelles sont les politiques de lutte contre les inégalités qui sont les plus efficaces ? Enfin, l’action de lutte contre les inégalités n’a de sens que si celle-ci est légitime. Il faut alors se poser la question de l’arbitrage entre efficacité économique et équité. Et contrairement à une certaine vision libérale et néolibérale de l’économie, il semble bien que l’on puisse affirmer qu’un excès d’inégalité compromette le progrès économique et social.

L'ouvrage

Depuis les années 1980, on assiste à un fort accroissement des inégalités et des rentes, renforcé récemment par les chocs macroéconomiques que sont la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19.

Aujourd’hui, le problème des inégalités est tel que l’on considère qu’il est nécessaire de parvenir à renverser les tendances actuelles.

Pour y parvenir, il faut d’abord identifier correctement le caractère multidimensionnel des inégalités qui ne se limitent évidemment pas à la sphère monétaire. A l’image de l’OCDE dans sa publication Comment va la vie ?, l’idée est de parvenir à construire des « indices individuels de qualité de la vie » (voire un seul indice agrégé) intégrant toutes les dimensions repérées de l’inégalité.

Il faut ensuite s’interroger sur les instruments à mettre en œuvre pour remédier aux inégalités, c’est-à-dire aux politiques publiques. Certes, on peut penser que parmi celles-ci, la redistribution monétaire a une place de choix, et notamment le système de revenu universel préconisé par les auteurs, qui présente l’avantage d’être progressif et redistributif, tout en rationalisant le système fiscal avec un nombre réduit d’instruments. Mais si les inégalités de revenu et de patrimoine sont importantes, il est également nécessaire d’agir sur les autres composantes de l’inégalité. On pense bien sûr en premier lieu à l’accès généralisé à l’éducation et à la formation pour égaliser les opportunités entre les individus à tous les stades de la vie (théorie du capital humain), mais on pense aussi à la prise en charge des risques sociaux (maladie, chômage, vieillesse), aux politiques de lutte contre toutes les formes de ségrégation géographique et sociale, ou encore contre les multiples rentes de situation qui favorisent ceux qui en ont le moins besoin tout en contribuant à gâcher de nombreux talents et synergies positives.

Ce grand chantier de repérage et de lutte contre les inégalités est nécessaire parce-que la recherche de l’équité est complémentaire avec celle de l’efficacité de l’économie. Contrairement à ce que l’on pense généralement, il est vain d’opposer les tenants de la pensée « libérale » (opposés à l’idée de toute justice sociale) et ceux de la pensée « progressiste » (obsédés par l’égalité). Chez les libéraux eux-mêmes, la recherche de l’ « égalité d’opportunité » est un principe cardinal. Dans ces conditions, on peut considérer que l’équité découle des droits fondamentaux de l’individu. Parmi ceux-ci, le refus de la pauvreté, et du risque de pauvreté, apparaît comme fondamental. Et si l’on applique ces principes en matière de conduite des affaires économiques et sociales, cela signifie qu’il faut éviter de laisser se développer une « inégalité excessive » qui freine la productivité du travail, affaiblit la demande en biens de consommation, et crée des tensions sociales peu propices au bon déroulement des affaires.

Conformément au principe rawlsien, s’il est bien difficile de juger à partir de quand les inégalités sont excessives dans un territoire donné, on retiendra l’idée que celles-ci constituent un danger dès lors qu’elles ne sont pas comprises comme la contrepartie d’un ajustement sociétal à terme bénéfique à tous (comme une vague d’innovations par exemple).

I- Le caractère multidimensionnel des inégalités

Depuis les années 1980, on assiste à un fort accroissement des inégalités dans le monde, et cela sous l’influence de divers facteurs qui conjuguent leurs effets : la mondialisation, l’installation ou l’entretien de situations de rente, les chocs macroéconomiques comme la crise financière de 2008 ou la pandémie de Covid-19 dans lesquels les protections sociales n’ont pas toujours été bien réparties, la révolution numérique actuelle où on observe un progrès technique « biaisé » en faveur des travailleurs qualifiés.

 

Voir la question 1 du programme de terminale « Les inégalités économiques et sociales et leur évolution »

Aujourd’hui, le problème des inégalités est tel que l’on peut considérer que celles-ci menacent le fondement même de l’ordre social. Mais de quelles inégalités parle-t-on exactement ?

Il existe une multitude de dimensions pour appréhender les inégalités et une pluralité de raisons pour lesquelles on peut s’y opposer ou pas (en effet, contrairement à un certain préjugé égalitariste, toutes les inégalités ne sont pas « opposables » par nature). Les inégalités se situent bien sûr dans la sphère économique (revenu, dépense, patrimoine), mais aussi dans le domaine de la santé, celui de l’éducation (chances données dès l’enfance, diplômes, connaissances, aptitudes), de l’environnement de travail (dans le respect reçu ou dénié par la société), de la sécurité, ou encore de la qualité des services régaliens et de leur mobilisation diverse selon les individus.

Bien que cette question soit souvent controversée en raison de problèmes méthodologiques délicats, les statistiques disponibles de concentration des revenus, des salaires, ou encore des patrimoines, ne font pas tout à fait état d’une augmentation des inégalités économiques sur la longue période. En revanche, il est clairement établi que la perception publique de ces inégalités est en désaccord avec ce constat, ceci s’expliquant par le fait que cette perception publique ne s’appuie pas seulement sur leur dimension monétaire.

Dès lors, il n’est pas évident qu’un renforcement de l’appareil de redistribution conduirait beaucoup à une modification majeure de la perception publique de l’inégalité, puisqu’une telle opération ne modifierait pas, ou seulement à la marge, les questions relatives aux discriminations diverses, aux conditions de travail, à la précarité, ou encore celles liées à la santé ou à l’éducation.

Pour agir significativement sur cette perception, il faut d’abord entreprendre de mesurer le caractère multidimensionnel de l’inégalité. C’est d’ailleurs ce qu’essaie de faire l’OCDE dans sa publication Comment va la vie ? où elle essaie de quantifier d’une manière ou d’une autre les inégalités repérées dans différentes dimensions comme la discrimination salariale, les conditions de travail, l’accès aux soins, à l’éducation, ou encore à l’habitat. L’idée est de parvenir à construire des « indices individuels de qualité de la vie » intégrant toutes les dimensions observées de l’inégalité. Comme le souligne Philippe Aghion dans sa postface de l’ouvrage, une telle mesure est très importante, car elle permet, en disposant d’indices plus « granulaires » au niveau le plus individuel possible, de mieux analyser les coûts et les bénéfices des politiques publiques, et donc par là-même de mieux cibler leurs actions.

II- Les remèdes à l’inégalité

L’objectif de parvenir à une prospérité plus juste et plus inclusive n’est pas hors de portée, et les instruments sont multiples.

Evidemment, parmi ceux-ci, la redistribution monétaire tient une place de choix. Les deux auteurs se font les avocats d’un système de revenu universel comprenant un transfert effectué envers chaque personne, quel que soit son revenu avant redistribution, et garantissant un revenu minimum à chacun.

 

Voir le cours de classe préparatoire : Les politiques de lutte contre les inégalités- Mécanismes et concepts.

Ce revenu minimum, associé à un taux d’imposition qui augmente avec le revenu (fiscalité progressive), se solde par une redistribution positive pour les plus pauvres et une redistribution négative pour les revenus moyens et supérieurs. En France, actuellement, le Revenu de solidarité active (RSA), la prime d’activité, et la tranche à taux zéro de l’impôt sur le revenu jouent déjà partiellement ce rôle de revenu universel, sauf que ces dispositifs excluent les plus jeunes et que leur rôle disparaît dans un enchevêtrement complexe et opaque de prestations et de prélèvements. L’intérêt majeur de ce revenu universel serait la rationalisation du système redistributif en un nombre réduit d’instruments.

Mais comme l’inégalité est multidimensionnelle, le besoin d’une redistribution efficace ne doit pas conduire à ignorer les composantes non monétaires de l’inégalité et les politiques mises en œuvre pour les atténuer, à savoir les politiques de l’emploi, du logement, de l’éducation et de la santé, et également de la concurrence, cette dernière visant à éliminer les situations monopolistiques, d’ententes illicites, ou à proscrire le fonctionnement discriminatoire de certains marchés. Dans tous les cas, l’idée est de promouvoir une égalité des chances qui n’est certainement pas une égalité de résultat, mais qui doit s’accompagner d’un filet de sécurité au sens de John Rawls permettant de limiter les accidents de parcours en minimisant les aléas moraux.

S’il est donc légitime et souhaitable d’agir sur les différentes dimensions de l’inégalité, cela ne signifie pas pour autant que toutes les dépenses se justifient. En matière de protection sociale, il arrive parfois qu’une vision tronquée des inégalités (d’où l’importance des instruments de mesure « individuels » signalés plus haut) conduise à protéger des catégories pour lesquelles les aides ne sont pas vraiment nécessaires, et inversement à passer à côté des situations de ceux qui sont les plus démunis. C’est la raison pour laquelle la quête d’une croissance plus inclusive doit s’accompagner de la remise en cause de dispositifs qui ne remplissent plus leur mission, ou qui le font à un coût jugé trop élevé pour la collectivité.

III- Le dépassement de l’arbitrage équité-efficacité

Le message principal de l’ouvrage de Yann Coatanlem et Antonio de Lecea, c’est qu’il existe une complémentarité forte entre l’équité, que l’on pourrait définir sommairement comme un niveau modéré des inégalités, et l’efficacité de l’économie, que l’on appréhende par la croissance du revenu national et/ou son inflexion vers un développement plus durable. En d’autres termes, le fossé que l’on entretient entre une pensée « libérale », qui serait opposée à toute justice sociale, et une pensée « progressiste », obsédée par l’égalité, est bien artificiel. Faut-il rappeler que l’égalité d’opportunité est un des fondements de la pensée libérale ? En effet, même chez les plus grands philosophes libéraux, la liberté n’est pas un concept sans limite. C’est la plus grande liberté possible une fois prise en compte la nécessité de règles de droit qui visent à éviter les abus de liberté dès lors qu’elle empiète sur celle des autres et établissent de justes dédommagements en cas de non-respect.

L’équité découle des droits fondamentaux de l’individu, qu’il s’agit de sanctuariser dans un cadre constitutionnel pour les protéger des atteintes de la « dictature » de la majorité ou des minorités. Parmi ceux-ci, le refus de la pauvreté, et du risque de pauvreté, apparaît aux deux auteurs comme fondamental. De même, l’accès au numérique est de plus en plus indispensable pour accéder à un grand nombre de services publics et privés de première nécessité. On peut citer également l’égalité des chances pour les individus comme pour les entreprises, ou encore les risques extrêmes et les pratiques abusives de pouvoir de marché qui doivent être pris en charges et corrigés par la puissance publique.

Dans ces conditions, éviter de laisser se développer une « inégalité excessive » est une recommandation élémentaire en matière de politique économique et sociale. Les inégalités trop importantes freinent la productivité des travailleurs, constituent un facteur de ralentissement de la demande de biens de consommation, et créent des tensions sociales peu propices au fonctionnement satisfaisant de la société.

Toute la question est de savoir quel est le niveau à partir duquel les inégalités peuvent être jugées excessives. Il est vrai que notre connaissance des causes et des conséquences des inégalités est encore très insuffisante pour établir ce que peut être la cote d’alerte en matière d’inégalité, et cela d’autant plus que cette cote est variable selon les sociétés concernées. A l’évidence, les économies nordiques fonctionnent très bien avec des niveaux d’inégalités de revenu bas au regard des standards internationaux, alors qu’à l’inverse les Etats-Unis, au moins jusqu’à un certain point, ont pu retrouver la croissance économique dans le contexte d’une augmentation marquée des inégalités depuis les années 1980.

Mais il n’en reste pas moins que ce livre nous enseigne que toute augmentation des inégalités comporte un danger dès lors qu’elle n’est pas comprise comme la contrepartie d’un ajustement sociétal à terme bénéfique pour tous (thèse de Rawls). D’où l’importance de la mesure des différentes dimensions de l’inégalité, soit par un ensemble d’indicateurs partiels, soit par un indicateur unique agrégé basé sur les indices individuels de qualité de la vie.

Voir le cours de terminale « Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice sociale ?

Quatrième de couverture

Peut-on imaginer une croissance porteuse d’équité et d’égalité des chances, plus que d’inégalités comme elle l’est souvent aujourd’hui ? La réponse de ce livre, documentée et convaincante, est : oui. Les gouvernements en ont les moyens. Encore faut-il qu’ils les utilisent. Un livre important, sur un sujet central (Olivier Blanchard).

Le livre de Yann Coatanlem et Antonio de Lecea montre de façon lumineuse combien, dans le combat contre les inégalités, la recherche de la justice et celle de l’efficacité économique font cause commune, ouvrant ainsi la voie vers l’indispensable rénovation du capitalisme (Michel Camdessus).

Enfin un ouvrage sur les inégalités qui couvre l’ensemble du sujet avec méthode et rigueur, dans une vision complète de la condition humaine dans la société ! Le résultat est l’ouvrage de référence qui manquait, et qui devrait être le livre de chevet de tous les candidats à des responsabilités politiques (André Lévy-Lang).

Il ne peut y avoir de progrès sans contrôle des inégalités. Contrairement aux idées reçues, il existe de nombreuses convergences de pensée entre les libéraux et les progressistes dans la défense d’un Etat démocratique fort pour contrer les effets pervers de l’économie de marché, notamment mondialisée (Christian Gollier).

Puisse ce livre guider ceux qui cherchent le Graal économique-conjuguer harmonieusement efficacité et équité- à trouver les bons chemins pour y parvenir. Ce serait salutaire (Denis Kessler).

Les auteurs

Yann Coatanlem est économiste, président du think tank franco-américain Club Praxis, membre du conseil d’administration de Paris School of Economics, et auteur du Gouvernement des citoyens (Puf, prix 2018 de l’Académie des Sciences morales et politiques).

 

Antonio de Lecea est économiste, professeur et consultant, ancien conseiller économique du président et directeur des Affaires économiques et financières internationales à la Commission européenne, et vice-ambassadeur économique à la Délégation de l’Union européenne aux Etats-Unis.

Voir le cours de classe préparatoire « Les politiques de lutte contre les inégalités- Mécanismes et concepts

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