L'accès au marché de l'optique lunnetterie en Inde : Le cas d'Essilor

Introduction

Aujourd’hui, le groupe comporte 14 usines, 332 laboratoires de prescription et 29000 collaborateurs. Il est présent dans plus de 100 pays et un verre progressif sur deux est produit par Essilor. Le chiffre d’affaires de 3,9 millions d’euros en 2010 a augmenté de 19% par rapport à l’année 2009 et 80% de celui-ci est réalisé hors de France. La volonté d’innovation est réelle puisque le groupe consacre 4% de son chiffre d’affaires à la Recherche-développement.

Depuis la fin des années 90, le groupe cherche à étendre son positionnement sur l’ensemble des segments du marché de l’optique ophtalmique : renforcer sa présence sur le haut de gamme, développer celui de la moyenne gamme et pénétrer les marchés à forte croissance, notamment celui de l’Inde dès 1998. Déjà en 1999, un tiers des verres est fabriqué en Asie. Aujourd’hui, cette région concentre 26% des effectifs et le chiffre d’affaires d’Essilor a augmenté de 36,9% sur an entre 2009 et 2010 dans cette zone. Le marché indien est un marché attractif puisque seulement 7% de la population est équipée en lunettes. Il n’y a qu’un ophtalmologiste pour 10 000 à 20 000 habitants selon les régions. Or ce pays se caractérise par un faible niveau de vie. Le coût d’une paire de lunettes représente entre 3 et 15 jours de revenu moyen.

Comment l’entreprise Essilor a-t-elle adapté sa stratégie d’accès au marché local du sud de l’Inde pour tenir compte des caractéristiques du marché indien?

I) Le potentiel du marché indien : une intuition d'Essilor

A - La stratégie pour dépasser les contraintes d’accès.

 

Deux contraintes d’accès au marché de l’optique lunetterie existent : l’absence d’ophtalmologie dans les zones rurales et le revenu de la population à équiper. Pour acquérir ces lunettes, les personnes doivent se rendre en ville et donc consacrer deux jours de revenu environ pour payer le trajet. En effet, pour la prescription, le nombre d’ophtalmologistes est réduit et aussi essentiellement concentré dans les villes. Or les besoins se situent dans les zones rurales. Ce déplacement représente un manque à gagner en termes de revenu et nombreux sont ceux qui font le choix de ne pas s’équiper. Le revenu moyen est de moins 2 dollars en moyen et le coût moyen de la paire de lunettes d’entrée de gamme est entre 2,5 et 6 dollars. En fait, le prix de la monture fait la différence puisque le coût des verres est de 2 dollars. Comment alors dépasser ces contraintes ?

Le pari d’Essilor dans ce domaine est inspiré de la théorie du marché de la base de la pyramide de Prahalad (2005). Les personnes dont le revenu est inférieur à deux dollars par jour constituent un large marché. Selon cet auteur, 4 milliards de personnes dans le monde seraient concernées. Prahalad met en avant des critères d’accès. Ce marché constitue une opportunité pour les entreprises qui savent les identifier et innover pour y accéder. Les entreprises privées pour réussir à pénétrer ces marchés collaborent avec des organisations de la société civile, le gouvernement, les agences de développement et d’aide et les consommateurs du bas de la pyramide.

La pénétration du marché indien s’inscrit dans l’action de développement durable lancée par les organisations internationales qui ont identifié les besoins des populations. Selon l’OMS, 284 millions de personnes dans le monde présentent une déficience visuelle et 90% de ces personnes vivent dans les PED. Dans 80% des cas, cette déficience visuelle est évitable ou curable. L’OMS a lancé en 1999 un programme « vision 2020 », en partenariat avec l’Organisation Mondiale avec comme objectif d’éliminer la cécité évitable d’ici 2020. Pour ce faire, l’OMS a mis au point un partenariat avec des organisations du secteur privé, des gouvernements et des organisations de la société civile. En Inde, l’OMS a remarqué que la cataracte était plus précoce en raison du climat et de l’absence de protection solaire. La situation socio-économique explique aussi cette situation. Tous les âges sont concernés et plus particulièrement les femmes en raison de leur espérance de vie plus longue et d’un accès très limité au soin.

Essilor International a choisi d’adhérer en 2003 au pacte mondial de l’ONU incitant les entreprises à soutenir le développement durable dans un cadre international. Cette volonté d’Essilor de participer à cette action coïncide avec la mise en place fin 2002 par la direction générale du groupe d’une direction du développement durable. Essilor of India est crée en 2003.

L’accès à ce marché indien de l’optique lunetterie s’inscrit dans la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), c'est-à-dire la contribution des entreprises au développement durable. L’entreprise Essilor cherche à agir sur la pauvreté et accroître l’accès à la santé en choisissant de réduire la déficience visuelle évitable et curable. En effet, Essilor International s’inscrit dans ce droit à la vue et a lancé son programme « Mieux voir le monde ». En 2006, le second rapport de la contribution d’Essilor au développement durable est publié (le premier en 2003). Ce rapport décrit l’objectif de cette stratégie et les moyens utilisés. Il s’agit du volet sociétal de la RSE qui comporte aussi le développement de l’accès à l’éducation. Deux autres volets constituent la RSE, le volet social qui repose sur l’équité, le respect des droits des individus, et le volet environnement.

 

B - Les moyens utilisés

 

Le choix s’est porté en premier sur le dépistage des enfants dans les classes afin d’améliorer leur réussite scolaire. Entre 12 et 24% de la population jeune a besoin de porter des lunettes et les parents étaient très réticents. Pour eux, l’intérêt restait limité. C’est pourquoi le choix a été d’équiper d’abord les parents et ainsi leur montrer l’intérêt des lunettes, notamment en terme de poursuite de leur activité, puis équiper les enfants.

Essilor International, groupe peu centralisé, fort de son expérience au Brésil dans les années 60, décide dans un premier temps d’établir un partenariat avec les hôpitaux Aravind. En effet, le groupe avait su utiliser les compétences locales des différents métiers du secteur au Brésil pour mettre en place à la fois une filiale de distribution mais aussi une unité de production. Forte de son expérience, elle a développé des liens privilégiés avec les professionnels de l’ophtalmologie.

L’activité d’optique lunetterie a d’abord été créée dans des dispensaires au sein des hôpitaux Aravind. Dans ces hôpitaux, les personnes ayant un revenu élevé qui viennent se faire ausculter et opérer de la cataracte subventionnent les plus pauvres. De nombreuses personnes pauvres ont ainsi bénéficié dans ce cadre soit d’une opération de la cataracte soit de lunettes correctrices selon le diagnostic établi. Cependant, Aravind devant aller chercher les patients de plus en plus loin, la stratégie d’Essilor s’est adaptée.

Dans un deuxième temps, des kiosques en périphérie des villes ont été équipés d’un biomicroscope relié (via internet) aux hôpitaux de base au sein desquels un ophtalmologiste est chargé d’établir le diagnostic ophtalmique et d’identifier les personnes atteintes de la cataracte. Des dispensaires d’optique lunetterie fournissent en lunettes les personnes identifiées.

Dans un troisième temps, afin de cibler les populations des zones rurales, donc au cœur des villages, une solution logistique hybride est mise au point : des unités mobiles équipées du matériel ajustent les verres aux montures proposées. Les lunettes ont été d’abord proposées dans les bus d’Aravind. Puis un nouveau partenariat a été mis en place avec Sankara Nethralaya pour faire circuler d’autres bus. Ce sont les populations du Sud de l’Inde qui sont visées par ce partenariat. Les verres sont des verres d’entrée de gamme. La variété est suffisamment grande (250 à 300 montures) pour répondre au besoin de diversité des goûts. En 2006, 1500 personnes ont déjà bénéficié de ce programme. Ces unités suivent les unités de téléophtalmologie qui fonctionnent de la même façon que les kiosques.

Ainsi Essilor reste dans son cœur de métier à savoir le contrôle de la vue et les verres, et son action se situe dans l’économie formelle. Essilor a donc adapté l’expérience acquise d’un marché émergent à celui de l’Inde en développant des partenariats stratégiques successifs afin d’étendre les part de marché grâce à l’expérience acquise. Les relations établies avec les partenaires sont les relations à long terme Elles ont permis à Essilor d’avoir accès à des ressources comme les hôpitaux déjà existants, les kiosques, la connaissance du terrain des différents partenaires.

II) Portée et limites de la stratégie d'Essilor

A - Un impact sur le développement du pays

 

Des impacts économiques peuvent être mis en avant. Essilor, à travers sa filiale en Inde, effectue de l’investissement direct à l’étranger. Il s’agit de financer aussi des projets d’installation d’opticiens en ville. Ainsi l’objectif de la RSE d’Essilor est de faire émerger des entrepreneurs, des initiatives privées. Ces entrepreneurs sont acteurs de leur projet. Les valeurs entrepreneuriales peuvent ainsi se diffuser progressivement au sein de la population urbaine. Des effets d’entraînement sont possibles. La mise en place de 12 vans a crée une petite centaine d’emplois directs. Des emplois en zone urbaine sont aussi créés directement à travers les magasins d’optiques, mais aussi de façon indirecte avec le revenu de ces entrepreneurs qui est dépensé.

Le secteur ophtalmologie bénéfice de transfert de technologie. En effet ces hôpitaux Aravind bénéficient des techniques modernes des appareils de dépistage et d’opération de la cataracte. Parallèlement, les chirurgiens sont formés à l’utilisation de ces technologies. Les opérations sont réalisées à la chaîne (2 500 opérations par an), ce qui permet de réduire le coût de l’intervention et d’accroitre l’efficacité. En 2009, les hôpitaux Aravind étaient classés au 8ème rang mondial au regard des critères d’efficacité chirurgicale. Ainsi ces transferts agissent sur le développement économique de ce secteur spécifique de la santé.

En améliorant la vue des populations notamment dans les zones rurales, le groupe Essilor agit sur la réduction de la pauvreté. Ces personnes détectées et équipées peuvent continuer à exercer leur activité, être plus efficaces. Le revenu et donc le niveau de vie de la famille peut se maintenir.

Des impacts sociaux peuvent être mis également en évidence. Le partenariat avec Aravind montre comment l’on peut agir sur la réduction des inégalités. Dans l’hôpital, les hauts revenus, qui viennent se faire détecter et opérer, financent les diagnostics et les opérations des plus pauvres. L’examen de l’œil est gratuit. Ce sont les services qui changent: les chambres ne sont pas particulières et le confort est différent. Dans ce cadre, il en est de même pour l’optique lunetterie pratiquée par la filiale d’Essilor. Le produit, les verres entrée de gamme, est identique : seules les montures sont différentes et adaptées au revenu de la personne. Le prix augmente avec la gamme proposée. De plus, lors des tournées dans les zones rurales, le nombre de modèles de monture permet de rendre une certaine dignité à la personne. A travers ce choix, le groupe met en avant le respect des goûts de la personne, même si le revenu est faible.

La stratégie d’Essilor qui consiste à suivre les tournées Aravind dans les zones rurales et le second partenariat agissent sur la réduction des inégalités en termes d’accès aux spécialistes entre les zones urbaines et rurales. Dans les villages de plus de 5000 habitants, 40% des patients reçus sont équipés en lunettes. L’accès au service de santé permet d’améliorer un indicateur de développement : l’Indice de Pauvreté Humaine (PNUD 1997). A travers l’amélioration de la santé visuelle, l’éducation à la santé se met en place. Parallèlement, les ophtalmologistes et des opticiens sont plus nombreux à être formés. Avec un plus large accès au service d’ophtalmologie, les populations indiennes voient leurs conditions de vie et leur niveau d’éducation augmenter. En effet, l’équipement progressif des enfants permet un niveau plus élevé d’éducation. Les enfants équipés ne sont plus déscolarisés et peuvent acquérir davantage de connaissances et donc avoir des possibilités d’accès à des emplois. Le niveau d’instruction une fois adulte sera meilleur. Or, le taux d’alphabétisation est un élément composant l’Indice de développement humain.

B - Perspectives et défis de ce modèle d’accès au marché

Ce modèle d’accès au marché doit relever plusieurs défis pour pouvoir s’étendre. Tout d’abord, les campagnes de dépistage dépendent du rythme fixé par Aravind. En effet, le dépistage de la cataracte est la priorité. Or, le rythme est relativement rapide. La détection d’autres maladies oculaires prend davantage de temps. Ici le partenariat admet des limites. La seconde difficulté se situe au niveau du choix à opérer entre augmenter le nombre de vans et développer les enseignes d’optique dans les villes. La rentabilité des vans est faible. Pour couvrir une plus grande zone, Essilor Communities devrait augmenter fortement le nombre de vans. Cette solution semble cependant peu efficace. Les opticiens installés dans les villes pourraient investir vers les zones rurales afin de développer leur activité. Or, leur choix consiste plutôt à proposer une montée en gamme suite à l’augmentation du pouvoir d’achat des urbains. Les zones rurales sont alors moins attrayantes. Les opticiens ne sont pas incités à investir dans un nombre de vans plus importants. Ici l’extension des parts de marché passe par un nouveau modèle de distribution à trouver pour dépasser ces blocages.

L’ Etat indien, comme l’Etat chinois, ne fait pas de cette santé visuelle une de ses priorités. Le nombre de professionnels de la vue formés n’est pas suffisant d’autant que ce sont les acteurs locaux qui assurent leur formation. L’Etat indien n’a pas lancé de campagne dans cette direction. Il cherche à lutter contre le choléra, la malaria, le sida, la mise en place d’un planning familial dont les effets sont visibles très rapidement et chiffrables. Les effets positifs de l’amélioration de la vue sont difficiles à quantifier notamment l’impact en terme de productivité, en terme financier. Ainsi le manque de professionnels formés au niveau national constitue un goulet d’étranglement.

Le groupe souhaite se développer dans une nouvelle zone géographique, l’Afrique et notamment l’Afrique du Sud. Ce pays est essentiellement urbain et le choix de dispensaire dans les villes semble être un choix efficace en termes de stratégie de distribution. Les ophtalmologistes sont des salariés de l’administration. Dans ce pays, les spécialistes ne sont pas comme en Chine des salariés des entreprises privées. Pour pénétrer le marché chinois, le groupe se heurte à la configuration du pays. L’efficacité est de cibler les grandes villes car les infrastructures sont insuffisantes pour cibler les nombreuses zones rurales

Conclusion

Le groupe Essilor adapte le modèle de distribution initié au départ au Brésil au marché qu’il souhaite pénétrer. Comme le met en évidence Prahalad dans sa théorie de la base de la pyramide, ce marché existe à condition d’innover pour y accéder. Essilor a fait le choix de s’associer à des partenaires locaux : Aravanid puis Sankara Nethralaya, pour mettre en place un mode de distribution concentrique. D’abord les zones urbaines au sein des hôpitaux, puis les zones rurales de plus en plus larges. Le choix de pénétrer le marché indien est lié aux perspectives de vente qui s’inscrivent dans une démarche de développement durable. L’action du groupe agit sur la réduction des inégalités d’accès aux soins ophtalmiques, à l’éducation, et permet aussi l’émergence d’entrepreneurs. Des effets économiques plus difficilement chiffrables existent comme les créations d’emplois, une productivité plus élevée, une amélioration des conditions de vie. Cependant, des difficultés pour étendre ce modèle existent, notamment le manque de politiques publiques de santé et la volonté faible des opticiens urbains pour investir dans les campagnes. Le modèle de départ doit être dépassé pour que Essilor International gagne encore des parts de marché en Inde et s’insère sur les différents segments du marché. En outre, pour pénétrer les marchés chinois et sud africains le groupe va adapter son modèle de distribution aux caractéristiques des marchés en se basant aussi sur la théorie de Prahalad.

 

Questions sur l'étude de cas :

1-    Montrer que l'accès au marché indien s'inscrit dans l'histoire du groupe Essilor ?
2-    Pourquoi le marché indien de l'optique lunetterie est-il un marché porteur ?
3-    Quelles sont les contraintes d'accès à ce marché ?
4-    Caractériser le modèle du marché du bas de la pyramide 
5-    Caractériser la politique de Responsabilité Sociale des Entreprises mise en place par le groupe Essilor ?
6-    Comment le groupe Essilor fait-il face aux contraintes d'accès à ce marché ?
7-    Caractériser les impacts économiques et sociaux de l'action d'Essilor en Inde  ?
8-    Quelle est l'action de l'Etat indien en matière de politique de santé  ?
9-    Les partenariats locaux ne comportent-ils que des avantages ?
10-  Le groupe Essilor peut-il utiliser la même stratégie pour s'implanter en Afrique du Sud ?

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