COURS 2 : Concurrence imparfaite et stratégies des firmes

Sommaire

La concurrence est un concept difficile à définir tant ses approches sont diverses. C’est pourtant un concept central de l’analyse des marchés. Définir la concurrence imparfaite suppose de nous situer par rapport à un concept théorique : celui de la concurrence pure et parfaite. Entre ces deux termes d’autres acceptions sont possibles.

 

 

La réflexion économique sur la concurrence a dégagé 4 niveaux différents de concurrence.

- La première forme de concurrence est la concurrence dite « pure et parfaite », née de la théorie néoclassique. Cette référence théorique issue des travaux de Frank Knight dans son ouvrage Risk, Uncertainty and Profit (1921), a institué un modèle de référence fondé sur cinq conditions :

 

  • l’atomicité du marché (de nombreux offreurs et demandeurs) ;
  • la transparence de l’information ;
  • l’homogénéité des produits ;
  • la libre-entrée et sortie sur le marché ;
  • la mobilité des facteurs de production (capital et travail).

Une deuxième approche est venue enrichir cette vision statique du jeu de la concurrence. C’est celle de Léon Walras qui explique, dans Eléments d'économie politique pure (1874), que la concurrence consiste en un mécanisme de formation des prix, par tâtonnement, sous l’action d’une institution qu’il nomme le « crieur ». Grâce au « crieur », Par contre, l’échange se réalise à un prix juste né de la confrontation entre les offreurs et les demandeurs.

Les économistes autrichiens ont apporté une lecture originale de la concurrence en en faisant un processus qui vise à sélectionner les entreprises les plus dynamiques et efficaces.

Parmi eux, l’économiste autrichien Friedrich von Hayek voit dans la concurrence un mécanisme dynamique qui permet de fixer les prix, ceux-ci opérant comme un « signal » pour les agents économiques. Dans Individualism & Economic Order (1948), il met l’accent sur la question de l’incertitude et de l’information sur le marché en montrant que celui-ci, par le jeu de la concurrence, permet d’envoyer le signal-prix.

Les économistes néo-classiques ont largement fait de l’existence de la concurrence une condition à la possibilité d’un optimum économique. V. Pareto (1848-1923) montre que si les conditions de concurrence pure et parfaite sont présentes, le marché fixe le prix juste, celui qui maximise l’utilité des différents agents économiques (l’utilité d’un agent économique ne peut augmenter sans réduire celle d’un autre agent). L’équilibre général, que recherche une partie des économistes néo-classiques, serait donc lié au mécanisme de la concurrence. C’est le sens du théorème de l’économie du bien-être formulé par Arrow Kenneth et Gérard Debreu. Le théorème d’Arrow-Debreu formule la possibilité d’un équilibre entre l’offre agrégée et la demande agrégée du fait d’un jeu de prix sur le marché parfaitement concurrentiel (en retenant l’hypothèse de rationalité des agents).

La concurrence est donc la condition permettant le prix juste. Du fait de la libre-entrée sur le marché, l’existence de surprofits temporaires conduit à un regain de concurrence (nouveaux entrants sur le marché) ce qui conduit à une hausse de l’offre et, in fine, ramène le prix à un niveau plus bas. En ce les conditions de la CPP évitent les surprofits liés à des situations de rente de monopole.

Autre vertu attribuée à la concurrence, elle favoriserait la diversité de l’offre et une hausse de la qualité des produits. Elle serait donc un moteur conduisant à l’innovation. D’ailleurs, on constate empiriquement qu’il existe un rapport entre le niveau de la concurrence dans un secteur et celui des dépenses en recherche et développement. Un certain nombre de rapports ont mis l’accent, ces dernières années, sur la corrélation entre concurrence et dynamisme de l’innovation mais également de l’emploi.

Plus globalement, de nombreux économistes mettent en avant la relation positive entre la concurrence et la croissance. Philippe Aghion montre que la concurrence incite à innover (pour échapper à la concurrence) et qu’ainsi elle contribue à la croissance par le biais de gains de productivité et d’effets de redistribution de richesses.

Nombreux sont les économistes qui, aujourd’hui, évoquent une baisse de la concurrence sur les marchés. Ainsi, T. Philippon analyse, dans son ouvrage The Great Reversal (2019), un processus de cartellisation de l'économie américaine, dans le sens où dans de nombreux secteurs, quelques oligopoles tournent le dos au marché et imposent leurs règles et leurs prix. L’économiste montre que la conséquence directe de cette absence de concurrence est le niveau des prix aux Etats-Unis, en particulier dans des secteurs tels que la téléphonie, le transport aérien ou les soins. C’est donc le pouvoir d’achat du consommateur qui est en jeu.

Dans la même logique, Joseph Stiglitz considère que si l'accroissement du pouvoir de marchés de certaines entreprises américaines est lié aux changements technologiques, il s’explique aussi largement par la capacité de ces entreprises à mettre en place des barrières à l'entrée sur le marché. Microsoft et les industries pharmaceutiques illustrent ces stratégies qui conduisent à des bénéfices très élevés pour les monopoles et à un creusement des inégalités qui affecte la croissance potentielle.

 

La politique de la concurrence est apparue tôt aux Etats-Unis. Dès 1890 est voté le Sherman Act et, quelques années plus tard le Clayton Act (1914) qui visaient à limiter la concentration d’entreprises pouvant mener à des situations de monopole ou d’oligopole. A l’époque, ces lois dites « anti-trust » visaient le secteur pétrolier et, plus particulièrement, la Standard Oil, entreprise de Rockfeller.

Dans les pays européens, le principe d’une politique de la concurrence est beaucoup plus tardif. Il faut attendre les années 1980 pour qu’un Conseil de la concurrence soit mis en place en France. Mais l’Union européenne va conduire à la mise en place d’une politique de la concurrence dans les différents Etats membres. Le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) institue une politique de la concurrence fondée sur plusieurs axes :

  • L’interdiction ou le contrôle des ententes entre entreprises ;
  • Le contrôle des abus de position dominante.  Des pratiques telles que le refus de vente, les prix prédateurs ou les ventes liées sont donc considérées comme des infractions.
  • Le contrôle des opérations de concentration : les opérations de fusion-acquisition sont donc sous surveillance ;
  • L’interdiction des aides accordées par un État membre si elles faussent la concurrence.

Mesurer le degré de concurrence ne va pas de soi ; déterminer un critère décisif pour juger d’une position de domination d’une entreprise sur un marché est également un exercice complexe. La part de marché détenue par l’entreprise est un indicateur. Encore faut-il déterminer à quel niveau le marché peut être considéré comme dominé par une entreprise. Le seuil de 40% de parts de marché est souvent celui que l’on retient pour refuser des opérations de fusion-acquisition. Par ailleurs, cette mesure suppose d’avoir cerné les bornes du marché concerné. Il faut déterminer le « marché pertinent » c’est-à-dire celui qui correspond à des produits homogènes donc substituables.

Le « paradoxe de la concurrence » tient à ce que les entreprises qui en louent l’efficacité n’ont de cesse de s’en préserver par des stratégies de croissance de leur pouvoir de marché qui vont de la mise en place de barrières à l’entrée à la constitution de positions oligopolistiques voire monopolistiques. En général, les marchés sont donc caractérisés par une concurrence imparfaite.

Les entreprises mettent en place diverses stratégies leur permettant de gagner des parts de marché et ainsi d’augmenter leurs profits. Il s’agit essentiellement pour elles de s’armer face aux concurrents et de gagner en pouvoir de marché.

Les stratégies peuvent être coopératives ou non coopératives. Les stratégies coopératives consistent à mettre en place des accords entre entreprises de façon à limiter la concurrence et, en particulier, la guerre des prix qu’elle génère.  Ces accords peuvent être des ententes illicites entre firmes de façon à réduire la concurrence sur les prix ou la concurrence géographique. Ce type d’arrangements n’est possible que dans le cadre de certaines structures de marché et permet à chacune d’obtenir des surprofits. Ces ententes peuvent être explicites ; on parlera alors de cartels. Dans les deux cas, le consommateur est bien évidemment lésé.  Mais, Emmanuel Combe montre que les cartels sont temporaires (sept ans en moyenne) car chaque firme a, dans la durée, intérêt à ne pas respecter ses engagements (Cartels et ententes, 2004).

Les stratégies des firmes peuvent ne pas s’appuyer sur la coopération mais au contraire de tout faire pour nuire, voire détruire le concurrent. Ces pratiques agressives peuvent prendre différentes formes : organiser des barrières à l’accès au marché à des concurrents, mener une politique de « prix prédateurs », mener des opérations de fusion-acquisition hostiles, etc. Pour être efficaces, ces stratégies nécessitent une configuration de marché spécifique dans le sens où la firme doit avoir une position dominante pour s’engager dans ce type de choix. L’entreprise doit donc disposer de ressources stratégiques (avance technologique, parts de marché, par exemple).

 

Les stratégies de domination du marché peuvent consister en une différenciation du produit. Bien loin de l’hypothèse d’homogénéité de la CPP, les firmes mettent en place un certain nombre de pratiques visant à échapper à la concurrence sur le produit lui-même. Les théories de la concurrence imparfaite ont donc remis en cause la CPP en tant que cadre jugé irréaliste. Ces pratiques ont commencé à être identifiées dès les années 1930 mais c’est dans les années 1960 que Kelvin Lancaster, dans un article publié en 1966 (A New Approach to Consumer Theory, publié dans le Journal of Political Economy) distingue les deux logiques de différenciation du produit. D’une part, la firme peut mener une différenciation horizontale c’est-à-dire que parmi des produits vendus à un prix identique, certains consommateurs préfèreront acheter une variante plutôt que l’autre, et ce sera l’inverse pour d’autres consommateurs. Ce sont donc les caractéristiques du produit qui déclenchent la consommation : préférence pour la marque, conditionnement, proximité du lieu de commercialisation, etc. La stratégie de différenciation verticale correspond aux cas où, à un prix identique, tous les consommateurs choisiront toujours un des produits plutôt qu’un autre.

La différenciation verticale, telle que l’a analysé Edward Chamberlin dans The Theory of Economic Competition (1933) débouche sur une concurrence monopolistique. Chaque firme parvient à distinguer son produit, en faisant ainsi un produit unique, ce qui lui donne une position monopolistique. En même temps, ce produit, par sa proximité avec des biens substituables, est tout de même en concurrence avec d’autres.

Les prolongements des analyses de Chamberlin, par Lancaster en particulier, montrent que, sur le long terme, la logique de concurrence joue plus nettement son rôle et conduit à limiter les surprofits. (Variety, equity and efficiency, 1979).  

François Lévêque, dans Les habits neufs de la concurrence, publié en 2017, explique que les entreprises sont aujourd’hui soumises à une double pression sur les marchés, les poussant d’une part à différencier fortement et ainsi maximiser la marge unitaire et, d’autre part à proposer des produits quasi identiques à ceux des concurrents de façon à maximiser la quantité vendue également. 

La remise en cause de la condition d’atomicité est une autre source de concurrence imparfaite. Le monopole, le duopole et l’oligopole conduisent à des stratégies éloignées du modèle de CPP.

Le monopole

Ainsi, dans le cadre du monopole, l’entreprise est « price maker », faiseuse de prix, ce qui lui donne un pouvoir de marché important. Mais la demande est une fonction décroissante du prix. L’élasticité-prix de la demande est donc ce qui, in fine, limite le pouvoir de marché de la firme. L’entreprise doit donc définir la quantité qui lui permet de maximiser son profit mais dans le cas du monopole, plus la production est importante, plus le prix sera faible, ce qui conduit à une recette marginale inférieure à la recette moyenne.

L’équilibre de monopole peut donc se traduire ainsi Comme dans la situation de CPP, le producteur produit jusqu’à ce que le prix égalise la recette marginale et le coût marginal. Cela correspond au point E*, la dernière unité produite devant rapporter autant (la recette marginale) que ce qu’elle coûte (le coût marginal). Cette quantité Q* sur la courbe de demande (A) permet de déduire le prix p* que le producteur doit fixer.  La rente de monopole correspond donc à la différence entre le prix p* et le coût moyen pour la quantité produite Q*, multipliée par cette quantité vendue.

Le duopole

On doit l’analyse du duopole au mathématicien Augustin Cournot (1801-1877) qui en a modélisé le fonctionnement en 1838, dans Recherches sur les principes mathématiques de la théorie de la richesse. Cournot montre que dans une structure de marché de duopole, les entreprises ne coopèrent pas et sont donc tenues d’anticiper le volume de production de la firme concurrente. Les prix étant fixés par le marché, chaque entreprise détermine son niveau de production en fonction de la prévision qu’elle fait de la quantité produite par son concurrent. Les deux entreprises prennent donc leurs décisions dans une logique de réactions réciproques. La concurrence se joue donc sur les quantités offertes sur le marché. L’équilibre est un équilibre de Nash (chaque joueur joue sa meilleure stratégie en réponse à la stratégie de l’autre joueur) qui nécessite donc que les deux entreprises maximisent leur profit en même temps. Chacune des deux entreprises pouvant potentiellement augmenter ses profits en coopérant (ententes), cet « équilibre de Cournot-Nash », ne débouche donc pas sur une situation optimale.

D’autres modèles ont remis en cause cette analyse du duopole pour mettre en avant la forte probabilité d’une guerre des prix. Ainsi, Joseph Bertrand montre dans sa Théorie mathématique de la richesse sociale (1883) que la concurrence par les quantités risque d’être remplacée par une concurrence par les prix. Dans ce modèle de compétition entre entreprises, on aboutit donc à une situation dite de « paradoxe de Bertrand » puisque, malgré leur pouvoir de marché, on atteint finalement un équilibre de CPP :  le prix diminue et atteint, à terme, le niveau du coût marginal. Ce raisonnement est lui-même remis en cause en 1934 par Heinrich von Stackelberg (dans Structure de marché et équilibre), car il n’intègre pas la possibilité qu’une des deux entreprises ait une position dominante sur le marché. Or, cette configuration modifie complètement les comportements stratégiques des firmes. En effet, dans le cas d’une concurrence asymétrique, une des deux firmes a un avantage informationnel et profite donc de son avantage. L’entreprise dominante choisit donc indépendamment de l’autre la quantité qui maximise son profit (en égalisant coût marginal et recette marginale), son concurrent étant amené à s’adapter selon une fonction de réaction pour fixer sa quantité produite.

 

 

Dans les situations de concurrence imparfaite, les consommateurs sont les grands perdants. D’une part, l’équilibre de monopole conduit à un prix supérieur ; d’autre part, la quantité proposée sera inférieure à celle de l’équilibre en CPP. Par ailleurs, les offreurs bénéficient de surprofits. Finalement, le surplus total est plus faible qu’en CPP, l’optimum social est donc réduit par rapport à la CPP.

La concurrence imparfaite est donc à l’origine d’une inefficacité à la fois au niveau de l’allocation des richesses produites et de sa distribution entre producteur et consommateur.

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