Patrick Artus : La perte de valeur de la monnaie (épisode 9)

Professeur associé à PSE - Ecole d'économie de Paris
Conseiller économique de Natixis

Les Banques Centrales des pays de l’OCDE vont, en 2020 et sans doute au-delà, monétiser les déficits publics liés à la crise du Covid, c’est-à-dire acheter les obligations émises par les Etats pour financer ces déficits publics et payer en créant de la monnaie. On attend en 2020 un déficit public de l’ensemble des pays de l’OCDE de 14% du Produit Intérieur Brut et une augmentation de la quantité de monnaie offerte par les Banques Centrales de l’OCDE de 10 000 milliards de dollars, c’est-à-dire de 70% (14 000 milliards de dollars au début de 2020, 24 000 milliards de dollars à la fin de 2020). Il y a donc une expansion monétaire considérable, et en conséquence la perte de valeur de la monnaie, puisque l’offre de monnaie est excessive.

Nous voulons ici définir plus précisément ce concept de perte de valeur de la monnaie, et nous demander qui souffre de la perte de valeur de la monnaie.

Augmentation de l’offre de monnaie dans un seul pays

Si un seul pays de l’OCDE menait une politique monétaire très expansionniste et augmentait considérablement l’offre de monnaie, la perte de valeur de la monnaie du pays se ferait vis-à-vis des monnaies des autres pays : il y aurait une forte dépréciation du taux de change du pays qui mène seul une politique d’expansion monétaire. C’est ce qu’on observe aujourd’hui dans les pays émergents, mais tous les pays de l’OCDE mènent symétriquement cette politique d’expansion monétaire considérable, et en conséquence les taux de change entre les pays de l’OCDE (Etats-Unis, zone euro, Royaume-Uni, Japon...) restent très stables.

Le cas traditionnel : perte de valeur de la monnaie par rapport aux biens et services

Dans le cas traditionnel du passé, la perte de valeur de la monnaie a lieu vis-à-vis des biens et services, c’est-à-dire qu’une quantité donnée de monnaie permet d’acheter moins de biens et services. On peut bien sûr présenter cela comme de l’inflation des biens et services, mais il s‘agit bien d’une perte de valeur de la monnaie. Les perdants sont les détenteurs de monnaie, et on parle de taxe inflationniste (de seigneuriage), c’est-à-dire de la taxation des détenteurs d’actifs monétaire par l’inflation.

Ce cas traditionnel de perte de valeur de la monnaie a disparu dans les économies contemporaines où il n’y a plus de corrélation entre l’offre de monnaie et les prix des biens et services. Ceci résulte de ce qu’un supplément d’offre de monnaie et l’anticipation induite de la perte de valeur de la monnaie ne conduisent plus, par précaution, à des achats de biens et services.

Le cas contemporain : perte de valeur de la monnaie par rapport aux actifs.

Dans les économies contemporaines, la perte de valeur de la monnaie a lieu vis-à-vis des actifs c’est-à-dire qu’une quantité donnée de monnaie permet d’acheter moins d’actifs financiers (actions, obligations) ou d’actifs immobiliers ; on peut présenter cela comme de l’inflation des prix des actifs, mais il s’agit bien d’une perte de valeur de la monnaie par rapport aux autres actifs. Cette corrélation entre la quantité de monnaie et les prix des actifs vient du mécanisme de rééquilibrage de portefeuille. Si les agents économiques ont initialement une part trop élevée de la monnaie dans leurs patrimoines par rapport à ce qu’ils souhaitent, à la suite d’une hausse forte de l’offre de monnaie, ils achètent d’autres actifs financiers et immobiliers avec cette monnaie excédentaire, et, à l’équilibre, la quantité de monnaie reste bien sûr la même mais les prix des autres actifs ont augmenté, ce qui rééquilibre la structure des portefeuilles.

Les perdants sont alors ceux qui doivent acheter des actifs à partir d’une détention de monnaie (liée à leur revenu en particulier). On voit que les perdants sont les jeunes, qui doivent épargner en vue de leur retraite future, qui doivent acheter un logement.

Le cas le pire : perte de valeur de toutes les monnaies publiques

On l’a déjà dit plus haut, tous les pays de l’OCDE mènent cette politique d’expansion monétaire très rapide. Il en résulte et il va en résulter une perte de la valeur de la monnaie dans les pays de l’OCDE vis-à-vis, on l’a vu, des actifs financiers et immobiliers dans une optique de placement de la richesse. Mais le cas le pire serait qu’il y ait perte de valeur des monnaies publiques dans les pays de l’OCDE comme monnaie de transaction et non seulement comme monnaie de placement : les résidents des pays de l’OCDE ne voudraient plus utiliser les monnaies officielles comme moyen de payer leurs dépenses dans le futur en raison de l’anticipation de la perte de valeur de ces monnaies. Ils se retourneraient alors vers d‘autres monnaies de transaction, comme les crypto-monnaies privées (le prix du Bitcoin est d’ailleurs passé de 5400 dollars avant la crise du Covid à 9400 dollars mi-mai 2020). La disparition de la demande pour les monnaies officielles publiques comme monnaie de transition génèrerait une crise épouvantable où les monnaies privées remplaceraient les monnaies publiques, où les prix des biens et services exprimés dans les monnaies publiques seraient en hyperinflation.

Des menaces d’intensités différentes

La politique monétaire très expansionniste menée dans les pays de l’OCDE va certainement conduire à des bulles sur les prix des actifs, en particulier sur l’immobilier. Nous avons vu qu’il faut interpréter cela comme une baisse de valeur de la monnaie par rapport aux actifs. Elle est défavorable aux jeunes qui doivent acheter un logement et épargner, ce qui est la forme contemporaine de la taxe inflationniste.

Mais il pourrait y avoir pire : la perte de la valeur des monnaies publiques, remplacées par des monnaies privées comme monnaies de transaction. Les Banques Centrales, qui émettent les monnaies publiques, disparaîtraient donc au profit des institutions émettant les monnaies privées.

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