Le marché du pétrole doit-il être régulé ?

Introduction

Au début du mois d'août 2005, le prix du baril de pétrole atteint 65 dollars et une note de la banque d'affaire Goldman Sachs envisage la possibilité d'un baril situé à 105 dollars à brève échéance. Le pic momentané des 41 dollars pour un baril lors de la première guerre du Golfe est nettement dépassé, et comme la situation semble perdurer (le prix du baril a oscillé autour de 55/65 dollars depuis avril 2005), certains évoquent un "3e choc pétrolier", et même un "changement de paradigme du marché pétrolier" compte tenu des craintes d'un épuisement précoce des réserves (du côté de l'offre) et de l'arrivée en force de la Chine (du côté de la demande). La maison pétrole brûle-t-elle ? Si oui, pourquoi, et que font les pompiers ? Excès de marché, défaut de régulation ? La présente étude a pour objet de présenter quelques pistes en vue de répondre à ces questions.

Des enjeux considérables

Beaucoup de pétrole a coulé dans les pipelines depuis la première "éruption" de l'histoire, devant le colonel Drake, en 1859 à Titusville (Pennsylvanie). Aujourd'hui comme hier, le marché du pétrole est hybride, caractérisé à la fois par des affrontements sans merci et par des petits arrangements (entre les Etats aujourd'hui, entre quelques grandes firmes hier). Le fait que le prix du pétrole soit soumis à des chocs géopolitiques (Document 1) ne signifie pas que les économistes n'ont rien à dire sur le sujet, eux qui ont réfléchi depuis longtemps aux multiples imperfections et défaillances qu'un marché est susceptible de rencontrer ou d'engendrer

Les notions de surplus et de rente différentielle

Les chiffres du pétrole ont de quoi faire perdre la tête. Ils relèvent de la rente, c'est-à-dire d'un revenu qui ne rémunère aucun facteur de production, un "surprofit". Chaque année, la vente mondiale des produits raffinés représente, toutes taxes comprises, une recette d'environ 2 000 milliards d'euros. Si l'on déduit de cette somme l'ensemble des coûts (exploration, production, transport, transformation…), il reste environ 1 500 milliards d'euros, qui représentent le surplus pétrolier mondial. Le "gâteau" à partager chaque année équivaut donc au PIB de la France.

La structure de répartition est approximativement la suivante : environ les deux tiers pour les Etats des pays consommateurs (via la fiscalité), le reste pour les producteurs (privés et publics). Dans un pays comme la Norvège, l'Etat engrange depuis une décennie des revenus pétroliers estimés à 80% de la rente totale. On parle de rente différentielle pour désigner, chez les producteurs où le pétrole est peu coûteux à extraire, soit l'écart entre le coût de production et le coût moyen (ce dernier est de l'ordre de 7 dollars par baril au niveau mondial), soit l'écart entre le coût de production et le coût marginal (ce dernier est le plus souvent inférieur à deux dollars par baril dans les pays du Golfe persique, il est rarement supérieur à 5-6 dollars ailleurs). Avec un baril au-delà de 50 dollars (un baril représentant 159 litres), on imagine que cette activité peut difficilement conduire à des pertes (pour les investisseurs) et constitue une manne fiscale appréciable (pour les Etats). A cette rente différentielle, bien connue depuis les travaux de David Ricardo sur la terre, s'ajoute une rente de monopole lorsque certains producteurs se regroupent pour restreindre l'offre et faire ainsi monter les prix. Nous y reviendrons.

Comment l'or noir affecte la croissance et l'inflation

Le marché pétrolier occupe une position originale dans l'analyse économique : c'est un exemple de cas, relativement peu fréquent, où les développements relatifs à un marché sectoriel peuvent avoir des conséquences significatives au niveau macroéconomique. Historiquement, la coïncidence, systématique depuis 1973 aux Etats-Unis, entre les phases de récessions et les "pics" pétroliers, est très troublante (Document 2) ; de même, le pétrole et l'inflation entretiennent des liens bien documentés (Document 3), quoique décroissants (mais comme, dans le même temps, notre tolérance à l'inflation a diminué elle aussi… cf. le dossier de politique monétaire, disponible sur ce site). Enfin, il existe assurément un lien entre les cours du dollar et les mouvements de prix du pétrole : depuis près d'un demi-siècle, le pétrole est généralement cher lorsque le dollar est faible, et réciproquement ; cette régularité empirique puise sa source dans le fait que le pouvoir d'achat hors zone dollar des pays exportateurs d'or noir diminue lorsque le dollar baisse face à l'euro ou au yen (le marché du pétrole ne connaît comme monnaie que le dollar, et les exportateurs achètent beaucoup de produits européens et japonais) : dès lors, les producteurs cherchent, le plus souvent via la fourchette de prix objectif de l'OPEP, à compenser ces pertes par la hausse des prix.

Les principaux canaux de transmission laissent apparaître qu'un choc pétrolier peut s'analyser à la fois comme un choc de demande et comme un choc d'offre :

  1. La hausse du prix du pétrole pousse mécaniquement les prix à la hausse (et la consommation à la baisse) à hauteur du poids des produits pétroliers dans le panier de consommation. Elle peut susciter une hausse de l'inflation sous-jacente par des effets dits de «second tour» (comme l'augmentation compensatoire des salaires).
  2. Un choc pétrolier affecte la profitabilité des firmes via le renchérissement des coûts de production, et partant déprime l'investissement et nuit au cours des actifs. Généralement, les périodes de "bear market" (baisse du prix des actions) sont associées, depuis les années 1970, à des phases haussières du prix du baril.
  3. Un impact supplémentaire peut advenir via le canal de la confiance (aversion au risque), et via la hausse des taux longs. Face à l'incertitude, les salariés ont tendance à différer leurs achats pour constituer une épargne de précaution. Les entreprises, inquiètes sur les perspectives de débouchés et contraintes sur leurs marges, adoptent un comportement d'attentisme, différant leurs projets d'investissement.
  4. A moyen terme, un choc pétrolier peut affecter la croissance potentielle si les marchés de biens et du travail entravent les nécessaires réallocations. Les chocs pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980 ont gravement affecté le rythme de croissance des gains de productivité dans les pays de l'OCDE (pour une revue de la littérature, voir par exemple Sylvain Leduc, 2002).

Les modèles économétriques tendent à modérer l'impact du phénomène pétrolier (Document 4) ; pourtant, estimés sur la base de comportements moyens observés depuis deux ou trois décennies, ils surestiment sans doute encore l'incidence des chocs. En effet, si les années 1970 continuent à hanter les esprits, les structures économiques et les politiques économiques ont changé : fin de la boucle prix-salaires et désindexation, nouveau policy-mix(politique monétaire visant la stabilité des prix), fin du contrôle des prix (qui a permis d'en finir avec les prix artificiellement bas et donc avec les pénuries), moins forte dépendance envers les importations pétrolières du fait de la montée en puissance des industries nucléaires et gazières, automobiles moins gourmandes en essence, marchés plus flexibles, plus grande couverture du risque pétrole par des contrats à terme, rôle "amortisseur" de la fiscalité des produits pétroliers (en France, le prix d'un litre d'essence est composé à 75% de taxes, c'est beaucoup plus qu'en 1973). Depuis 1999, les taux longs américains ont peu réagi à la hausse quasi-continue des cours du baril. Au total, la "facture pétrolière" au sens large n'est plus ce qu'elle était et de nombreux économistes remettent en cause son rôle central dans les fluctuations macroéconomiques (voir Robert Barsky et Lutz Kilian, 2004).

Les années 1970 sont révolues, et le rôle du pétrole était déjà surestimé à l'époque. Ce n'est pas le pétrole qui "fabriquait" la hausse des prix, du moins si l'on suit la formule célèbre de Milton Friedman selon laquelle l'inflation est toujours et partout un phénomène d'origine monétaire. Il n'était pour (presque) rien dans la hausse du taux du chômage ; Charles Bean notait que le second choc pétrolier (1979-1980) a causé une perte de pouvoir d'achat de 3,3% pour les pays de la CEE, et de 2,2% pour les Etats-Unis, or les gains de productivité ont été de l'ordre de 2% chaque année à cette époque. Le choc de demande était donc largement résorbé dès 1983 (voir le livre de Daniel Cohen, Les infortunes de la prospérité, p.103). Ceci dit, le choc d'offre, lié à la perte de rentabilité d'une partie du capital, a continué à être ressenti au-delà de cette date.

Par ailleurs, certains pays ont mis en oeuvre des stratégies résolues pour sécuriser leurs approvisionnements et, partant, rassurer les marchés. Par exemple, les Etats-Unis ont développé à partir de 1975 une réserve de pétrole stratégique capable de remplacer les importations venues du Golfe persique pour une durée de plus de 9 mois ; à l'usage, cette politique s'avère globalement moins coûteuse et moins distordante que de vouloir hâter le remplacement du pétrole par d'autres sources d'énergie (Document 5), du moins si l'on en croit les évaluations que les autorités américaines ont réalisées (voir en particulier le rapport 2004 du Council of Economic Advisors, chapitre 8).

La cartellisation du marché

"The best of all monopoly profits is a quiet life" : cette formule célèbre de John Hicks s'applique bien au marché pétrolier, où les producteurs mènent souvent une vie paisible et discrète. Le pétrole est un produit relativement homogène, le marché est globalement unifié (les prix des différents bruts exhibent les mêmes tendances à moyen terme, et les marges de raffinage tendent à fluctuer autour d'une moyenne), il y a atomicité des consommateurs à l'échelle mondiale, et les coûts d'entrée sur le marché ne sont pas si importants qu'on le dit (du moins pour le pétrole conventionnel et à terre, cf. la prolifération des forages aux Etats-Unis il y a plus d'un siècle) : on devrait donc pouvoir s'approcher de la concurrence pure et parfaite. Mais les producteurs se sont toujours organisés pour restreindre l'offre et pour verrouiller l'information. Du début du XX° siècle aux années 1960 environ, il faut incriminer les "majors" du pétrole (les "7 sœurs", dont cinq sont américaines et dont trois sont issues de la Standard Oil : Exxon, Mobil et Chevron) et, depuis 1970, les onze Etats membres de l'OPEP. On est donc passé de "Dallas, ton univers impitoyable" à "Ryad, ton univers sans pitié". De façon très classique (c'est le triptyque de l'économie industrielle), nous étudierons les comportements de marché (fautifs), la structure du marché (oligopolistique) et les résultats (mirifiques).

Les comportements : voler, tricher et mentir

Le tout en toute impunité, à très large échelle, et depuis longtemps. On se prendrait presque à rêver qu'un jour une entité supranationale (OMC ? "Direction générale de la concurrence pétrolière mondiale" ?) ou un Etat plus fort que les autres rétablissent un peu de concurrence et de transparence sur ce marché, mais… ce n'est pas vraiment d'actualité.

  1. Voler. C'est ce que font les monopoleurs à l'encontre des consommateurs, invariablement. D'où l'expression américaine "robber barons" (les barons voleurs), qui date de l'époque des grands trusts de la fin du XIXe siècle. Ce qu'il y a d'inquiétant, s'agissant du pétrole, c'est a/ qu'il ne s'agit pas d'une logique profitable à tous ou "à la Robin des bois" : alors qu'une part importante de la fortune des Rockefeller est allé à des fondations caritatives et/ou à des investissements productifs, les pétro-Etats modernes ne sont célèbres ni pour leur altruisme ni pour leur clairvoyance (cf. l'étude de cas sur le "mal hollandais", disponible sur ce site), et b/ que les consommateurs se sont habitués, ils ne s'indignent même plus. On estime pourtant que, pour chaque 10 dollars de hausse du prix du baril, les consommateurs du monde entier doivent sortir tous les jours de leur poche un milliard de dollars supplémentaires.
    Dans le rôle d'Ali Baba, prince des voleurs, l'Arabie saoudite, sorte de "banque centrale du pétrole".  Selon une boutade attribuée à Robert Mabro (professeur à Oxford, spécialiste réputé du marché du pétrole), l'Arabie et le marché se partagent, pour moitié chacun, la détermination du prix du brut : au premier les deux premiers chiffres avant la virgule, au second les deux chiffres suivants. Cela est dû à l'extraordinaire flexibilité de son offre (pour des raisons physiques, géologiques, les réserves saoudiennes constituent un véritable réservoir dont on module la production comme on manoeuvre des robinets) et à l'existence de capacités excédentaires significatives, qui en font le "fournisseur en dernier ressort".
  2. Tricher. C'est inévitable. Au sein d'un cartel pétrolier, comme au sein de toute association, certains agissent comme des passagers clandestins (free rider) de façon à bénéficier des avantages de l'association (en l'occurrence, des prix plus élevés que les prix de marché) tout en ne contribuant pas aux coûts (la production qu'il faut restreindre). C'est toute la question du respect des lignes de démarcation (pour les "7 sœurs", jadis) puis du respect des quotas (pour les membres de l'OPEP, de nos jours). L'ensemble peut être modélisé à l'aide des outils de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier, par exemple) à condition de ne pas oublier le caractère dissymétrique et hétérogène de l'OPEP. En premier lieu, l'Arabie saoudite joue le rôle du gendarme : on a dit qu'elle avait sciemment laissé les prix du baril s'effondrer à la fin des années 1990 afin de "discipliner" les autres exportateurs. Ensuite, il existe deux groupes de pays : les peu peuplés, comme ceux du Golfe, peuvent supporter les conséquences sociales de la discipline, tandis que les très peuplés, qui ont en outre des réserves plus faibles et des coûts moins favorables, comme le Nigeria, l'Algérie et l'Iran, peuvent être acculés à tricher. Logiquement, les tricheries sont plus tentantes lorsque les prix sont élevés. c'est aussi un fait bien documenté : les études empiriques soulignent toutes que les dérogations et les productions clandestines vont main dans la main avec les prix.
  3. Mentir. C'est essentiel à la survie d'un cartel. Dissimulation savante dans le cas de l'accord d'Achnacarry (c'est dans ce château écossais que les patrons des ancêtres de BP, Shell et Exxon organisèrent en 1928, dans le plus grand secret, le cartel pétrolier qui domina la marché mondial pour une vingtaine d'années : entente sur la répartition du marché, sur la modalité de détermination des prix et sur la régulation de la production) ; discours faussement altruiste dans le cas de l'OPEP. Cette dernière affirme ainsi régulièrement l'existence d'un "prix d'équilibre" du baril et soutien que la raison sociale du cartel est d'œuvrer "pour encadrer les prix dans des limites raisonnables". En réalité, l'élasticité de l'offre au prix est assez faible à court terme, du fait en particulier de la cartellisation (les difficultés techniques pour ajuster l'offre à la demande jouent un rôle second), ce qui explique que le pétrole est, au sein des matières premières, l'un des sous-jacents qui connaît historiquement la plus forte volatilité (Document 6). Dans les faits, la production de l'OPEP varie plus que celle des pays non OPEP, dans un sens le plus souvent pro-cyclique ; c'est donc un discours de "pompier pyromane" (pour une critique en règle des agissements de l'OPEP, se reporter à Morris Adelman, 2004, p.16-21). Il serait de toute façon contraire aux intérêts de l'OPEP de réduire la volatilité, qui joue le rôle d'une barrière à l'entrée dissuadant l'arrivée de nouveaux producteurs et freinant les investissements (cf. les travaux de Dixit et Pindick 1994 sur l'investissement en incertitude). Il faut également entretenir le flou artistique quant aux vrais coûts de production et quant aux réserves prouvées, de sorte que le marché pétrolier est un de ceux où l'information est la plus délicate à se procurer.

Sur ce point, le scandale Shell a permis de se faire une idée de certaines pratiques du secteur. Au cours de l'année 2004, le groupe a annoncé une surévaluation de 20% de ses réserves de pétrole et de gaz, avant de se rétracter, puis de faire machine arrière. Les actionnaires ont fait le ménage, la direction a été limogée, de nouvelles règles, plus transparentes, ont été adoptées qui ont conduit à une nette diminution des réserves d'or noir de la firme. Une atmosphère du type "Enron pétrolier" a plané sur les marchés pendant plusieurs mois. Par contagion, plusieurs autres groupes ont dû préciser l'état de leurs réserves, pour rassurer les marchés, et procéder à des audits plus rigoureux. Une régulation aussi prompte, médiatisée et efficace n'est pas disponible s'agissant des Etats membres de l'OPEP. Ils ont pourtant des capacités de dissimulation très supérieures à celles des compagnies internationales.

La structure : du déclin relatif de l'OPEP à une re-cartellisation

1/ On a observé une diversification des sources de pétrole dans les années 1980 et 1990.

La part de marché des pays de l'OPEP dans la production mondiale a beaucoup baissé, de 55% en 1973 à 35% en 1998. Dans le même esprit, en 1973, les 8 principaux producteurs assuraient 75% de la production mondiale, contre 54% en 2002. Le pouvoir de marché du cartel a donc décliné, ce qui explique pour partie les bas prix du baril au cours des années 1985-2000 (autour de 20 dollars environ, exception faite d'un pic passager lors de la première guerre du Golfe, et d'un creux très net en 1999 dû à une erreur d'anticipation de l'OPEP). Depuis 30 ans, les seuls pays où la production de pétrole augmente rapidement (Chine, Australie, Angola, Brésil…) sont "hors OPEP" (Document 7). Pourtant, le coût d'extraction est très faible (de 1 à 5 dollars le baril) au Koweït, au Qatar, en Arabie Saoudite, et élevé (de 7 à 15 dollars) au Canada, au Mexique, dans la mer du Nord, et dans certains cas en Russie.

Comment se fait-il que les pays de l'OPEP, qui bénéficient des réserves les plus importantes et des coûts d'exploitation les plus faibles, aient vu leur part de marché baisser ? Cela peut s'expliquer en partie par le fait que la hausse de la demande mondiale de pétrole (de 47 millions de barils/jour en 1970 à plus de 80 millions aujourd'hui) profite davantage aux pays non membres de l'OPEP, dont la sensibilité de l'offre à la demande est plus forte (pour des raisons politiques), qu'aux pays de l'OPEP. De même, le coût d'extraction dans les pays producteurs non membres de l'OPEP a beaucoup baissé, du fait des efforts d'investissement qui ont été réalisés. En conséquence, l'avantage comparatif de l'OPEP en termes de coût de production a diminué.

Notons par ailleurs que les pays de l'OPEP jouent avec les deux objectifs (revenus et parts de marché) selon les circonstances et selon les rapports de force internes. Le plus souvent, les pays du Golfe poussent à une logique de parts de marché lorsque les prix sont hauts, pour ne pas inciter à la mise en exploitation des gisements dans les pays non-OPEP, et à une logique de revenu lorsque les prix sont bas. Au contraire, les pays plus peuplés poussent presque toujours à une logique de soutien des cours pour financer leur développement. Les non OPEP, eux, ne peuvent pas procéder à ce type d'arbitrage prix/volume car, côté production, leurs coûts sont supérieurs et, côté réserves, le temps ne travaille pas pour eux (les pays de l'OPEP détiennent 68% des réserves prouvées, Document 8) : ils produisent, intensifient leurs efforts lorsque les prix sont hauts, et c'est tout.

2/ Depuis quelques années, la tendance s'inverse. Compte tenu de la répartition des réserves mondiales évoquées plus haut, ce n'est pas étonnant et il faudrait la découverte prochaine de plusieurs Caspienne ou de plusieurs Angola pour que l'OPEP ne retrouve pas une part de marché supérieure à 55% d'ici 2015. Attention toutefois à ne pas dresser des liens trop simples entre production OPEP et prix du baril (Document 9). Part de marché et pouvoir de marché sont deux choses distinctes. Par exemple, la part de marché de l'OPEP sera mécaniquement dopée par le retour du brut irakien, mais son pouvoir de marché ne s'en trouvera pas forcément accru si cela tend à accroître les dissensions au sein du cartel. Par ailleurs, ce n'est pas le retour d'un pouvoir de marché élevé pour les membres de l'OPEP qui explique l'essentiel de la hausse des prix des années 2002-2005, car les capacités de production du cartel ont rarement été aussi sollicitées (Document 10) ; encore que la non augmentation (plus ou moins consciente) de ces capacités tout au long des années 1990 puisse être invoquée comme une des dimensions du problème. Pour le choc des années 2002-2005, le fond du problème réside plutôt dans les capacités de production insuffisantes des raffineries dans les pays de l'OCDE, puisque la plupart des installations existantes ne sont pas adaptées au pétrole qui est le plus demandé aujourd'hui (en particulier pour des raisons de réglementation environnementale), le pétrole léger, mais au pétrole lourd venu des pays du Golfe.

Les résultats

Pour savoir si la concurrence imparfaite règne, le meilleur moyen n'est sans doute pas de regarder quelles sont les marges, les profits ou les recettes des acteurs concernés (Etats,majors), en niveau et en tendance. L'exercice souvent est trompeur, les autorités de la concurrence le reconnaissent de plus en plus. Néanmoins, il peut être instructif. On "découvre" :

  1. Que les grandes compagnies internationales ne sont pas menacées par la faillite. Les profits du secteur sont élevés, même lorsque le baril se situe en dessous de 20 dollars ; le ratio q de Tobin est très élevé ; l'endettement faible ; les capitalisations boursières parmi les plus importantes. Le contexte actuel ne gâche pas la fête : 80 milliards de dollars de profits en 2004 pour les 5 plus grandes firmes du secteur ; parmi les 5 firmes réalisant le plus de profits dans le monde cette année-là, 4 appartiennent au secteur pétrolier...
  2. Que certains Etats reçoivent chaque année une sorte de "super plan Marshall pétrolier" : pour une année comme 2003, qui n'a rien eu d'exceptionnelle, les revenus dus au pétrole atteignent 82 milliards de dollars en Arabie Saoudite, 27 en Iran, 25 aux Emirats, 22 au Nigeria, 19 au Venezuela et au Koweït, 13 en Libye… Quand on sait que la plupart de ces pays sont également parmi les plus importants exportateurs de gaz…

Au total, on est manifestement loin des prix de concurrence parfaite. Ces derniers seraient d'environ 10 dollars pour un baril si l'on se fie aux coûts de production officiels moyens dans le monde majorés d'une prime de risque historiquement moyenne (30% environ). Ils ont été observés pour la dernière fois en décembre 1998… avant que l'OPEP, guidée par l'Arabie saoudite (et aidée par le Venezuela, Document 11), ne reprenne la main. Il est vrai qu'à ce prix, qui en termes réels se situait au niveau des prix de 1973 (avant le premier choc), même le Mexique, la Russie et la Norvège commençaient à restreindre leur production, ce qui n'est pas dans leurs habitudes.

Depuis 2003-2004, certains membres de l'OPEP commencent à se demander si les prix n'ont pas atteint des niveaux tels que la "poule aux œufs d'or" est menacée : production des pays non OPEP rentabilisée, arrivée en force des pétroles non conventionnels, relance de certains programmes nucléaires. Ils souhaiteraient donc un retour des prix vers une fourchette jugée "optimale" par le cartel pour maximiser ses revenus tout en stabilisant sa part de marché : 22-28 dollars en 2000, aujourd'hui plutôt 40 dollars compte tenu de la dépréciation du dollar. Mais si l'OPEP est encore capable de faire monter les prix, elle fait depuis plusieurs années la preuve de son incapacité à les faire baisser, soit parce que certains de ses membres sont faibles de volonté (le groupe des pays très peuplés), soit parce qu'ils ne disposent pas du savoir-faire pour dynamiser suffisamment leur production (en lien avec l'exclusion dont sont victimes les compagnies internationales dans de nombreux pays). Comme le souligne Jean-Marie Chevalier, 2004), "dans le contexte actuel, l'OPEP ne sert plus à rien. Tous les robinets sont à fond".

Une logique économique, malgré tout

Comme le note Robert Schiller (professeur à Yale, spécialiste réputé des marchés financiers), nous avons tendance à ne pas penser aux prix du pétrole comme étant déterminés par les attentes de prix futurs. On se figure souvent le marché pétrolier comme un lieu où les seules logiques à l'œuvre sont soit uniquement étatiques-géopolitiques, stato-centrées, soit, au contraire, uniquement psychologiques-spéculatives ("l'exubérance irrationnelle", vilipendée par l'Agence Internationale pour l'Energie – AIE). Comme si des choses comme l'offre et la demande, les anticipations et les incitations, les avantages comparatifs et le progrès technique ne jouaient aucun rôle. Comme si l'analyse économique n'était d'aucune utilité. Mais c'est une illusion : si ce secteur présente des spécificités (perturbations politiques, incertitudes de tous ordres, cartellisation), nous l'avons vu, il suit au quotidien des logiques économiques très traditionnelles. Les éléments suivants en témoignent.

Le pétrole ne tombe pas du ciel

Un bon point de départ serait d'oublier la notion de "ressources naturelles", archi-trompeuse.Une ressource n'est JAMAIS naturelle. C'est particulièrement vrai du pétrole. En effet, ce dernier ne prend de la valeur que dans un certain système économique (à quoi servait-il avant l'invention du moteur diesel ? à presque rien). De plus, il faut le trouver, le transformer, le distribuer. Les bédouins auraient pu continuer à parcourir le désert saoudien pendant des siècles sans la moindre chance d'exploiter le précieux liquide. L'idée est première, le pétrole second. Et les institutions viennent avant les ressources. Autrement dit, "l'abondance des ressources naturelles" est largement endogène, socialement construite et non pas géologiquement déterminée. Pour des explications plus approfondies et une application à l'histoire minière des Etats-Unis, on peut consulter le travail de Paul David et de Gavin Wright. Ces réflexions commandent pour une part la question de l'avenir du pétrole et l'appréciation des réserves...

Un marché spot

Depuis le milieu des années 1980, la détermination du prix du pétrole repose principalement sur des mécanismes de marché. Si l'OPEP conserve un pouvoir d'influence significatif, les cours résultent essentiellement de l'interaction d'acteurs offreurs et demandeurs suffisamment nombreux pour que prévale in fine un mode concurrentiel (quoique partiellement contrôlé) de fixation du prix.

Le marché fonctionne depuis les années 1980 comme un marché authentiquement mondial et techniquement unifié. 3000 traders interconnectés peuvent arbitrer rapidement entre les différents prix proposés. Cela est possible parce que les coûts de transport sont faibles (1,4 dollars par baril entre le Golfe persique et les marchés occidentaux), ce qui n'est pas le cas pour le gaz. À côté du marché physique (au comptant ou à livraison différée) s'est développé le marché à terme, qui permet aux opérateurs de se couvrir des variations de prix en transférant le risque vers des intervenants financiers. Le marché du pétrole n'est plus qu'un immense marché spot, une "grande bassine" (la formule est de Morris Adelman, professeur au MIT, un des principaux experts du marché pétrolier) dans laquelle se déversent toutes les productions et dans laquelle puisent tous les consommateurs. C'est un marché très "liquide", très vaste : le plus grand marché de commodities du monde, environ 10 % des flux du commence international dans son ensemble.

L'intégration s'est accentuée avec la multiplication des instruments dérivés (futures, options,swaps), qui ont accru la transparence et la fluidité du marché (hélas, la plupart des PME n'ont pas la taille critique pour bénéficier de ces innovations). Depuis l'apparition de contrats à terme sur les bourses de New York (NYMEX) et de Londres (IPE), le marché du pétrole est donc à la fois physique et financier, avec des marchés du "pétrole papier" dont le montant des transactions représente environ quatre fois le volume des consommations physiques. Les contrats sont de plus en plus sophistiqués et permettent une couverture, un "raffinage" du risque toujours plus efficient ; ils aboutissent à un marché parfaitement anonyme, ignorant la notion de frontière, de sorte qu'un embargo sélectif (ou, à l'inverse, un boycott) contre un grand pays n'est plus une menace crédible.

Quant à la spéculation, si elle peut amplifier l'incidence des "nouvelles" sur le niveau des cours et accroître la volatilité à court terme, voire favoriser l'apparition de bulles "auto-réalisatrices", elle ne peut à elle seule créer une tendance durable d'évolution des prix qui s'écarterait trop des fondamentaux du marché (les positions doivent être tôt ou tard dénouées, et l'existence du marché "physique" constitue une puissante force de rappel), elle tend (à moyen terme) à stabiliser les cours autour d'une "zone d'équilibre" : en acceptant de se porter comme contrepartie d'opérations de couverture, les spéculateurs tendent à fluidifier le marché et à le stabiliser. Et la pratique des marchés financiers montre que c'est plutôt la volatilité qui attire les spéculations que l'inverse (voir Lasserre Frédéric, 2003).

L'impératif du libre-échange… et le "ni-ni"

Les Etats-Unis sont importateurs nets depuis la fin des années 1940, à une époque où ils étaient encore (et de loin) les premiers producteurs de pétrole dans le monde. Aujourd'hui, près de 60% de leur pétrole vient de l'étranger. Certains réclament une indépendance pétrolière, quel serait le prix à payer d'une telle politique ? Les économistes misent généralement sur une élasticité aux prix de 0,04% pour la production domestique et de environ - 0,5% pour la demande. Cela signifie qu'une augmentation de 500 % des prix du pétrole serait nécessaire pour égaliser l'offre et la demande intérieures sur une période de 10 ans. Les automobilistes américains devraient rouler 60% moins qu'avant pour maintenir leur pouvoir d'achat, et les prix des plastiques et des autres dérivés du pétrole exploseraient. Par contagion, toutes les industries seraient touchées. Au total, le pays souffrirait d'une perte de 80 milliards de dollars chaque année, perte qui grandirait dans le temps à mesure de la déplétion des réserves nationales. Les Américains seraient indépendants… et pauvres (voir les travaux de Michael Cox pour la Fed de Dallas, rapport annuel 2002 sur les gains liés au libre-échange). Plus généralement, l'idéal, du point de vue de la maximisation du bien-être des consommateurs du monde entier, serait donc un libre-échange mondial pour les produits pétroliers, qui aboutirait à ne produire qu'au Moyen-Orient, région où les coûts de production sont les plus bas, et à n'exploiter les autres gisements que dans un second temps, après la déplétion des gisements les plus vastes ; un tel scénario est rendu impossible en raison de considérations politiques liées au peu de confiance que l'on peut accorder aux pays du Moyen-Orient. On aboutit dès lors à un compromis, auquel tout le monde semble s'être habitué depuis longtemps : ni libre-échange, ni protectionnisme.

Le jeu des acteurs privés reste prépondérant

Le secteur pétrolier est assez largement guidé par des entreprises privées, intégrées verticalement et engagées dans un processus d'internationalisation (Shell et Schlumberger, par exemple, font partie des très rares firmes authentiquement transnationales). Ces firmes sont aussi engagées dans un mouvement de fusions-acquisitions (Document 12), mais de nouveaux acteurs apparaissent constamment qui étendent globalement la concurrence entre elles. Aucune n'est price-maker (la plus importante d'entre elles, ExxonMobil, représente moins de 4% de l'approvisionnement pétrolier mondial). Les firmes privées internationales ne contrôlent certes qu'une part mineure des réserves et ne réalisent que 16 % de la production mondiale, contre près de 50% pour les entreprises d'Etat (la saoudienne Aramco, l'iranienne INOC, la mexicaine Pemex, la vénézuelienne PDV…) ; mais ces dernières sont souvent peu matures financièrement et technologiquement, elles restent assez largement nationales et passives, ce sont (en dépit de leurs progrès) des rentières ; surtout, les activités stratégiques se situent, en amont, du côté de l'exploration et, surtout, en aval, dans le raffinage et la distribution : activités bien plus rentables que la production, dans lesquelles les firmes internationales excellent. Même si les ingérences politiques existent bel et bien (ainsi a-t-on pu dire à une certaine époque de la compagnie Elf qu'elle représentait un Etat dans l'Etat et la "voix de la France" en Afrique), elles ne sont pas centrales et ne sont pas si distordantes (comme dans le monde cycliste : quand tout le monde triche, s'agit-il encore de tricheries ?). Au total, on est bien en présence d'un marché âprement disputé, où les logiques économiques et financières l'emportent dans la plupart des cas.

La preuve que les mécanismes du marché et les incitations jouent, au moins à la marge : lorsque les prix montent, les investissements d'exploration-production des compagnies suivent. C'est un fait bien documenté: depuis le début des années 1990, l'élasticité des investissements au prix du baril reste en moyenne de l'ordre de 0,4-0,5, une augmentation de 10% du prix se traduisant en moyenne par une progression de 4 à 5% des dépenses un an plus tard. Ce sont les Etats qui, de nos jours, cherchent parfois à restreindre l'offre : les entreprises, elles, s'enorgueillissent de produire de plus en plus (exemple : le groupe Total, qui augmente de 5% sa production chaque année en moyenne depuis 1999, et qui communique beaucoup autour de ce résultat) et ne pratiquent, comme "manipulation", que du yield management très répandu dans d'autres secteurs (optimisation des revenus : par exemple, stocker le pétrole quand les prix sont bas, et déstocker quand ils sont hauts, à l'aide de quelques navires), et, comme "entente", que des consortiums reflétant des stratégies de mutualisation des risques politiques et technologiques (exemple : les majors associées sur le site gigantesque mais risqué de Kashagan au Kazakhstan).

Conclusion

  1. Le secteur pétrolier, peut-être parce qu'il est trop vaste, trop profitable et trop stratégique pour être laissé aux lois "simples" qui régissent la plupart des autrescommodities, relève à la fois d'une logique de marché et d'une logique d'oligopole, à mi-chemin de l'économie (en régime de croisière) et de la politique (dans les moments de crise), du libre-échange et du protectionnisme. Cette organisation bancale ne donne pas de très bons résultats si l'on en juge par le niveau très élevé (et croissant) de volatilité des prix, qui occasionne des pertes en bien-être importantes pour les producteurs et (dans une moindre mesure) pour les consommateurs. Elle ne permet pas non plus une claire imputation des responsabilités. On se retrouve un peu dans la situation des régimes de change semi-fixes ou semi-flottants, qui finissent souvent par cumuler les inconvénients des régimes purs sans bénéficier de leurs avantages. L'avènement d'un "nouvel âge" du pétrole, celui où le pic de production commence à apparaître à l'horizon et où la question des réserves ultimes commence à se poser, permettra-t-il de clarifier les règles du jeu de ce secteur dans le sens d'une gestion moins heurtée ?.
  2. En attendant, le mieux est de ne pas perdre de temps avec les différentes utopies qui se proposent d'organiser le marché pétrolier à l'aide de mécanismes compensatoires, du type Stabex (le mécanisme de financement chargé de stabiliser les recettes d'exportation des produits agricoles, crée en 1975 dans le cadre de la Convention de Lomé signée entre la CEE et les États ACP). Outre les complications politiques, inévitables à l'échelle mondiale, ce type de projet (financé par qui ?) aurait bien du mal, comme le Stabex, à stabiliser les recettes d'exportation et n'irait probablement pas dans le sens d'une diversification des économies concernées.

 

Bibliographie

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  • Leduc Sylvain (2002), "Oil Prices Strike Back", Business Review, Fed de Philadelphie, 1er trimestre, p. 21-30
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