Dans cet ouvrage, le prix Nobel d’économie étudie les relations complexes entre le progrès économique, le bien-être, et les inégalités (« je raconte l’histoire du progrès matériel, une histoire de croissance et d’inégalités »).
Angus Deaton y défend l’idée cruciale que « la vie est aujourd’hui meilleure qu’à aucune autre époque de l’histoire. Il y a plus de gens plus riches, et moins de gens vivant dans une pauvreté atroce. Nous vivons plus longtemps, et les parents n’ont plus l’habitude de voir mourir un sur quatre de leurs enfants » Mais il rappelle aussi que les inégalités sont dès lors souvent la conséquence du progrès : « pourtant, des millions de personnes connaissent encore les horreurs de la misère et de la mort prématurée, et les inégalités sont énormes ».
Le titre du livre d’Angus Deaton est inspiré du célèbre film où des prisonniers américains dans un camp allemand durant la Seconde Guerre mondiale, épris de liberté, déploient des trésors d’ingéniosité avec de faibles moyens pour dépasser tous les obstacles, et creusent un tunnel pour s’évader. La quête du progrès matériel et psychologique rappelle cette «grande évasion» pour l’auteur, puisqu’à long terme, les hommes cherchent toujours à trouver, dans un contexte aussi difficile soit-il, des moyens d’améliorer leur situation matérielle et psychologique et de s’extirper de la « prison » de la pauvreté, du dénuement et de la mauvaise santé.
La Révolution industrielle, à partir du XVIIIème siècle, a permis à l’Occident de dépasser les autres régions du monde, et fait partie de ces évasions historiques au cours desquelles la croissance économique moderne a permis à un très grand nombre d’individus d’échapper au destin tragique de la pauvreté et de la mort prématurée, malgré un creusement des inégalités de revenu.
Pour Angus Deaton, le bien-être peut se définir comme toutes les choses bonnes pour un individu, tout ce qui rend la vie meilleure. Pour lui, cela inclut le bien-être matériel, comme le revenu et la richesse, mais aussi le bien-être physique et psychologique, avec le niveau de santé et le bonheur ; et il faut inclure également l’éducation et la capacité à participer à la vie de la société civile par le biais de la démocratie et de l’Etat de droit.
La santé est en effet le point de départ incontournable pour analyser le bien-être : la santé inclut naturellement le fait d’être en vie et de vivre longtemps, mais aussi le fait d’être enbonne santé. On observe certes un lien positif entre espérance de vie et revenu : santé et richesse vont généralement de pair, mais cela n’est pas inévitable. Angus Deaton rappelle que parmi les pays riches, un revenu plus élevé se traduit par davantage d’années à vivre, même si le classement des pays en fonction de l’espérance de vie est loin d’être identique au classement selon le revenu. Et il cite notamment le cas des Etats-Unis qui consacrent aux soins de santé une part plus importante de leur revenu national que n’importe quel autre pays, alors que le Chili et le Costa Rica ont une espérance de vie comparable à celle des Etats-Unis alors que leur revenu ne représente qu’un quart de celui des Américains, et que leurs dépenses de santé en constituent à peine 12%. Preuve alors pour Angus Deaton « qu’il n’existe pas de lien direct entre revenu et santé, et encore moins entre santé et dépenses pour les soins de santé ».
Depuis les années 1960, presque tous les pays sont devenus plus riches et leurs habitants vivent plus longtemps, et la courbe associant espérance de vie et revenu s’élève aussi au fil des années. Fait remarquable : il n’y a pas un seul pays au monde où mortalité infantile ou juvénile ne soit à présent inférieure à ce qu’elle était en 1950. Mais si à très long terme le niveau de vie s’améliore dans la plupart des pays du monde, rien ne garantit qu’il y ait un lien automatique entre la croissance et la baisse de la pauvreté mondiale: il se peut que certaines personnes pauvres ne bénéficient d’aucune croissance, tandis que là où il y a croissance, celle-ci ne bénéficie qu’aux riches de chaque pays. Angus Deaton insiste aussi sur le caractère non linéaire de ce progrès : il évoque la famine chinoise à l’époque de Mao, la pandémie du Sida, l’effondrement de l’espérance de vie en Union soviétique, tandis qu’il rappelle que les trois fléaux que sont la maladie, la famine, la guerre et la mauvaise gouvernance politique n’échappent pas à une époque révolue.
Si la croissance rapide de la Chine et de l’Inde a permis à des centaines de millions d’êtres humains de procéder à leur « Grande évasion », elle a rendu le monde plus égalitaire, même « s’il existe entre les pays des différences presque inimaginables dans le niveau de vie matériel moyen, et (si) les écarts entre les riches et les pauvres à l’intérieur de chaque pays sont à peine moins larges ». Angus Deaton met en avant le rôle décisif de la recherche scientifiques et de la diffusion des idées dans l’amélioration du bien-être. Et il cite en exemple la découverte, la diffusion et l’adoption de la théorie microbienne au XIXème siècle qui a permis la chute de la mortalité juvénile en Grande- Bretagne et à travers le monde, dans un contexte où la révolution industrielle transformait les conditions de vie de millions d’êtres humains. La diffusion de ce type de savoir précieux pour les sociétés met certes du temps à changer les modes de vie, mais, désormais, « dans le monde riche, aujourd’hui, presque tout le monde apprend à l’école qu’il faut éviter les microbes en se lavant les mains, en se désinfectant et en manipulant correctement la nourriture et les détritus ». Dès lors, « le progrès scientifique est l’une des principales forces menant à des améliorations dans le bien-être humain ».
Si l’espérance de vie continue à augmenter grâce aux avancées de la médecine et à l’évolution du comportement, la réduction des inégalités planétaires en termes d’espérance de vie ne signifie pas automatiquement que le monde soit devenu meilleur, parce que l’espérance de vie ne reflète pas tous les aspects précieux de la santé, ou même de la mortalité. Certes, rappelle Angus Deaton, nous vivons dans un monde où la mortalité juvénile chute dans les pays pauvres, et où la mortalité des personnes âgées chute dans les pays riches, mais ces tendances ne font pas forcément du monde un endroit plus égalitaire. Et il précise que les inégalités restent énormes entre les régions du monde et s’inscrivent jusque dans les corps des êtres humains (à travers la taille des hommes et des femmes dans les divers pays du monde) : certes en moyenne, les habitants de la planète ont un corps qui devient plus grand et plus fort, avec de meilleures capacités cognitives, mais comme pour la mortalité et l’argent, la répartition de ces bienfaits est très inégale (« au rythme actuel, il faudra des siècles pour que les Boliviens, les Guatémaltèques, les Péruviens ou les Asiatiques deviennent aussi grands que les Européens d’aujourd’hui »).
La mondialisation a produit des bienfaits indéniables pour Angus Deaton : elle a réduit le coût du transport des biens et des informations d’un lieu à l’autre, et elle permet de fabriquer des produits et, de plus en plus, de proposer des services là où il est le plus efficace et le moins cher de le faire. Les connaissances et traitements nouveaux en matière de santé, les découvertes qui ont amélioré le niveau de vie matérielle ont rapidement été internationalisées, favorisant une uniformisation de la santé et des revenus dans les pays riches. Mais il précise aussi que la convergence des revenus moyens dans tous ces pays ne nous donne guère d’éléments sur ce qui se passait à l’intérieur de ces pays : « le fait que les pays se rapprochent ne signifie pas que tous les habitants du monde riche se rapprochent ».
Mais l’observation empirique montre que les écarts de taux de croissance et de niveaux de vie restent considérables entre les pays riches et les pays pauvres, et entre les pays pauvres et les pays émergents : le « miracle » de la croissance moderne n’a pas encore universellement porté tous ses fruits. De nombreuses régions n’ont pas connu cette « évasion » par rapport à la pauvreté et à la mort prématurée : « ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre en Europe ou en Amérique du Nord jouissent de tous les avantages du nouveau monde interconnecté. En même temps, il est difficile de voir quels bienfaits la mondialisation apporte aux citoyens d’un pays pauvre et isolé, dont la population est en mauvaise santé et ne reçoit qu’une instruction médiocre ».
Par ailleurs, beaucoup de pays riches, confrontés aux changements technologiques, à la concurrence des pays à bas salaires, ont aussi vu augmenter l’inégalité des revenus ces dernières années. Mais alors que les Etat-Nations en tant que communautés politiques peuvent décider du niveau tolérable des inégalités et de redistribution des richesses en leur sein, Angus Deaton montre que la situation internationale, dans une économie globalisée, est différente, car il n’y a pas de gouvernement mondial à même de résorber les inégalités internationales, et il n’existe d’ailleurs même pas de statistiques officielles sur l’inégalité planétaire entre les individus, qui pourrait ensuite légitimer une action de redistribution via une fiscalité progressive élaborée à l’échelle de la planète.
Dans la fin de son ouvrage, Angus Deaton s’attaque à la question de l’aide au développement. Selon lui, le sous-développement est avant tout dû à la corruption et à ses effets dévastateurs sur la gouvernance politique et la situation matérielle des populations. Lorsqu’un gouvernement accapare les richesses pour son clan, il ne contribue guère à la croissance, et si le gouvernement n’investit pas dans l’éducation et la santé, indispensables au développement économique, la population n’a guère de chance de bénéficier des progrès matériels et humains de la croissance. Or l’aide au développement est traditionnellement attribuée aux Etats, et elle a de fortes chances d’être canalisée par des gouvernements corrompus selon l’auteur, et la plupart des études aboutissent d’ailleurs à la conclusion que l’aide au développement n’aide pas au développement. Angus Deaton évoque alors l’idée de court-circuiter les gouvernements et de fournir l’aide directement aux populations, puisque l’on sait que des sommes très modestes peuvent avoir des effets spectaculaires en matière de santé ou d’agriculture lorsqu’elles sont ciblées directement sur ceux qui en ont besoin et qui savent comment amorcer une activité productive. Par exemple, il observe qu’un système de santé ne peut pas être géré de manière permanente depuis l’étranger. La conclusion d’Angus Deaton est même que l’aide au développement a plutôt des effets négatifs à long terme. Au final il en arrive à une conclusion pessimiste quant à l’aide au développement : « je pense que nous - ceux d’entre nous qui ont la chance d’être nés dans les bons pays - avons l’obligation morale d’aider à la réduction de la pauvreté et la mauvaise santé dans le monde. Ceux qui se sont évadés, ou qui ont du moins bénéficié du combat mené par leurs prédécesseurs, doivent aider ceux qui sont encore prisonniers (...)
Une partie de cette aide a clairement eu des effets bénéfiques - on ne peut contester l’efficacité de la lutte contre des maladies comme le Sida ou la variole - mais j’en suis venu à croire que, de manière générale, l’aide extérieure fait plus de mal que de bien ». Angus Deaton conseille alors aux gouvernements des pays avancés et aux organisations internationales de cesser leurs aides traditionnelles au nom de ce qu’il désigne comme la bonne conscience qui y est associée. Il suggère plutôt des pistes politiquement délicates à mettre en œuvre sur le plan économique et géopolitique, mais indispensables selon lui : fin des ventes d’armes, ouverture au commerce dans des domaines très sensibles comme l’agriculture, développement de médicaments pour traiter les maladies des pauvres et, plus généralement, arrêt des relations avec les régimes corrompus.
À propose de :