Travailleur (mais) pauvre

Gilbert Cette

Résumé 

En France comme dans les autres pays riches, la pauvreté laborieuse existe, et ce phénomène des working poor est antérieur aux crises économiques et/ou financières. Par rapport aux autres pays, la France se caractérise comme un pays qui a déployé des politiques variées et de grande ampleur pour réduire la pauvreté au travail, avec un certain succès, mais qui présentent l’inconvénient majeur de brider la mobilité sociale. Il serait donc souhaitable de développer de nouvelles orientations pour lutter contre la pauvreté laborieuse.

L’ouvrage

Le phénomène des travailleurs pauvres n’est pas né avec la crise des années 1970, les chocs pétroliers, puis les crises financières. Certes, ces crises se sont accompagnées d’un ralentissement des gains de productivité et de l’élévation du niveau de vie moyen, mais elles ne sont pas à l’origine de l’émergence des travailleurs pauvres, bien antérieure. Dès les années 1960,le débat sur les working poor était bien présent aux Etats-Unis, avant de se généraliser aux autres pays avancés. L’existence de travailleurs pauvres surprenait alors à une période où de forts gains de productivité soutenaient une croissance élevée et une augmentation continue du pouvoir d’achat et du niveau de vie économique moyen. Le progrès technique pouvait-il être une des causes, par un effet d’exclusion, de l’existence de travailleurs pauvres, voire de la pauvreté ?

Il est vrai que de nombreux métiers sont menacés par les transformations technologiques en cours, et notamment par la diffusion de l’économie numérique, et l’angoisse d’une déqualification des emplois du fait du progrès technique et, en conséquence, du renforcement d’un facteur de pauvreté laborieuse, a été largement abordée par la littérature économique. L’une des évolutions les plus notables et fréquemment évoquée est la polarisation de la distribution des salaires, qui correspond à une baisse de la part relative des rémunérations médianes et à l’augmentation de la part relative des rémunérations les plus basses et les plus élevées . Une telle polarisation sur les salaires a été observée dans différents pays et confirmée pour la France par Sylvain Catherine, Augustin Landier et David Thesmar (« Marché du travail : La grande fracture », Institut Montaigne, février 2015). Pour autant, concernant les risques d’une augmentation de la pauvreté laborieuse associée aux évolutions technologiques, le diagnostic est difficile, et d’autres causes doivent être recherchées.

L’ objectif de cet ouvrage est d’abord de quantifier ce phénomène de la pauvreté laborieuse et d’en caractériser les principaux facteurs. Si de nombreux indicateurs sont mobilisés pour évaluer la pauvreté  et plus particulièrement la pauvreté laborieuse, l’indicateur phare de nombreuses analyses est ainsi la proportion de personnes vivant dans un foyer dont le revenu moyen par unité de consommation est inférieur à un seuil relatif (50% ou 60% en général) du revenu médian de la population étudiée. Si on retient cet indicateur, il apparaît que la pauvreté est moins fréquente chez les personnes en emploi que chez les chômeurs et les inactifs dont les retraités. Il apparaît aussi que la pauvreté est  plus fréquente pour les personnes à temps partiel ou en contrats courts que pour les personnes à temps plein continu. Un autre enseignement est que le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population de même que le taux de pauvreté des travailleurs à temps plein sont en France assez bas, en comparaison d’autres pays avancés, et nettement inférieurs aux moyennes de la zone euro et de l’Union européenne.

Un deuxième objectif de l’ouvrage est d’analyser la légitimité et la nature des politiques visant à réduire la pauvreté laborieuse. De vastes politiques ont été déployées en France ces dernières décennies, qui ont certes réduit les risques de pauvreté transversale (travailleurs à un moment donné de leur histoire individuelle), mais ont eu l’effet pervers d’augmenter les risques de pauvreté longitudinale (pauvreté associée à la mobilité sociale des personnes, autant intragénérationnelle qu’intergénérationnelle).

Le dernier objectif de l’ouvrage est de proposer des préconisations concernant les orientations de politiques qu’il est légitime de déployer, en France particulièrement, pour lutter contre la pauvreté laborieuse. Quatre orientations sont proposées, les deux premières longitudinales, les deux autres transversales.

Voir la note de lecture du livre de Daniel Susskind « Un monde sans travail »

I- Les travailleurs pauvres

S’il y a de multiples manières d’appréhender la pauvreté, on retient généralement comme mesure de celle-ci une « pauvreté relative » qui est définie à partir de la distribution des revenus. Sont ainsi considérées comme pauvres les personnes dont les revenus sont inférieurs à un percentile de revenus, par exemple  le premier décile ou le premier quintile, ou à une fraction donnée, par exemple 50% ou 60% de la médiane des revenus. Le seuil de 60% de la médiane des revenus est de nos jours le plus fréquemment retenu.

Si on retient cet indicateur, on observe d’abord pour la France que le taux de pauvreté est assez stable sur les dernières décennies, aux alentours de 14% pour l’ensemble de la population et d’environ 5% pour les personnes travaillant à temps plein. Parmi les personnes en emploi, la pauvreté est plus fréquente pour les personnes à temps partiel ou en contrats courts que pour les personnes à temps plein. Ces constats suggèrent que l’emploi, ou plus précisément la quantité de travail, est une protection, certes incomplète cependant assez efficace, contre la pauvreté.

Quand on compare la France aux autres pays développés, on observe que le taux de pauvreté des travailleurs à temps plein ainsi que le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population sont, en France, inférieurs aux moyennes de la zone euro et de l’Union européenne. La France fait partie des pays dans lesquels ces deux taux de pauvreté sont bas comparativement à ceux des autres pays européens. Le taux de pauvreté des travailleurs à temps partiel est en revanche plus élevé en France qu’en moyenne dans la zone euro ou dans l’Union européenne, ce qui peut  tenir à de multiples facteurs, comme des temps partiels possiblement plus courts ou un plus grand nombre d’enfants dans les familles concernées par des emplois à temps partiel.

Et effet, s’il existe de nombreux facteurs de pauvreté des salariés comme la situation sur le marché du travail, la rémunération horaire et la quotité d’heures travaillées, la structure familiale, les politiques et les transferts sociaux, … , il est clair que les deux principaux facteurs de pauvreté sont le nombre d’heures travaillées et la situation familiale, bien avant le salaire horaire. Ce constat soulève la question des travailleurs à temps partiel contraint, ou des familles monoparentales où le parent travaille, le taux de pauvreté de ces deux populations étant nettement plus élevé que celui de l’ensemble des travailleurs. Cela suggère aussi que les politiques visant à réduire la pauvreté des travailleurs doivent prioritairement cibler ces deux types de population.

Voir l’actu-éco sur le taux de pauvreté et le fait d'actualité

II- Lutter contre la pauvreté des travailleurs

La France se caractérise par l’existence de vastes politiques qui ont été déployées ces dernières décennies pour lutter contre la pauvreté et la pauvreté laborieuse. Le pays se distingue par une multiplicité et une ingéniosité de politiques redistributives de nature et d’importance variées (Revenu de solidarité active, Prime d’activité, Allocation parentale d’éducation…). Une telle multiplicité n’est pas favorable à l’appropriation de ces dispositifs par les populations non qualifiées et fragiles concernées. Ces politiques relèvent en effet de diverses administrations publiques, obéissant à des modes de calcul et de revalorisation parfois très différents, chacun de ces dispositifs ayant un angle d’entrée spécifique qui explique sa création. Le résultat d’un tel foisonnement est une grande difficulté d’appropriation, en particulier par les personnes potentiellement bénéficiaires de tels dispositifs. Cet empilement de mesures relevant de logiques parfois contrastées peut aussi aboutir à des contradictions (par exemple, alors que certains dispositifs incitent à augmenter l’offre de travail, d’autres incitent au retrait d’activité). Il conduit enfin logiquement à une perte d’efficacité économique et sociale, qui s’ajoute au problème d’une efficacité peu confirmée par des analyses appropriées pour certains dispositifs individuellement considérés. Une simplification de cette carte des politiques de lutte contre la pauvreté serait souhaitable, mais jusqu’à présent, si elle a été parfois étudiée, elle n’a jamais été encore entreprise.

En tout cas, la redistribution monétaire réalisée en France est très importante. Et la prise en compte des effets redistributifs de l’ensemble des politiques publiques, y compris la fourniture, financée par l’impôt, de services publics universels (éducation, santé, sécurité…), augmente encore considérablement ce rôle redistributif. Après transferts monétaires, la France se situe parmi les pays à faible taux de pauvreté pour l’ensemble de la population et à faible taux de pauvreté pour les seuls travailleurs à temps plein, comme on l’a vu plus haut.

Une mention particulière doit être faite au SMIC, dont la hausse est souvent préconisée dans les débats publics comme un moyen de réduire la pauvreté laborieuse. Si on s’appuie sur les résultats de l’analyse économique, confortés par de nombreux travaux empiriques (voir notamment le Rapport du CAE « Salaire minimum et bas revenus », réalisé en 2008 par Pierre Cahuc, Gilbert Cette et André Zylberberg ), il semble bien que le salaire minimum soit un outil peu efficace pour réduire la pauvreté laborieuse. Son principal défaut est d’évincer de l’emploi (du fait de la sensibilité de la demande au coût du travail) les personnes les plus fragiles, qui sont le plus souvent des jeunes, des parents isolés avec enfant(s) et des personnes sans qualification.

Voir la note de lecture du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg « Les ennemis de l’emploi »

Un des inconvénients majeurs des politiques de lutte contre la pauvreté laborieuse réside dans les effets qu’elles exercent sur la demande et sur l’offre de travail, en introduisant des freins puissants à la mobilité ascendante en matière de revenu d’activité. Comme on vient de le signaler, ces politiques ont réduit les risques de pauvreté et de pauvreté laborieuse transversale, mais en affaiblissant les gains monétaires d’une mobilité individuelle ascendante des revenus d’activité, sans parler évidemment de la faible mobilité intergénérationnelle pour les personnes en situation de pauvreté, pour laquelle le rôle de l’école paraît central.

Voir la mise en activité à partir de la note de France stratégie « Protection contre la pauvreté et gains monétaires au travail depuis vingt ans

III- Conclusion et préconisations

L’auteur propose quatre orientations pour d’une part réduire la pauvreté laborieuse subie et d’autre part éviter, ou pour le moins réduire, certains effets des politiques existantes qui entretiennent voire dans certains cas amplifient la pauvreté laborieuse et brident la mobilité sociale.

Les deux premières orientations relèvent d’une dimension transversale (travailleurs à un moment donné de leur histoire individuelle). 

Une première orientation concerne les travailleurs à temps partiel et plus particulièrement dans une situation de temps partiel subi. En la matière, il faut se garder des solutions simplistes comme l’imposition d’une quotité de travail minimale pour les travailleurs à temps partiel qui peut avoir pour effet d’augmenter la pauvreté et non de la réduire. D’autres pistes peuvent être analysées en accompagnant le changement d’emploi des travailleurs enfermés dans le temps partiel subi, ou en visant à réduire les situations de temps partiel contraint en incitant à l’émergence de problématiques de temps choisi (Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, « Le développement du temps vraiment choisi », Droit social, 2002). 

Une seconde orientation concerne les travailleurs pauvres, souvent à temps partiel, avec de fortes charges familiales et souvent en situation monoparentale. Cette configuration familiale est, avec le nombre d’heures travaillées, un facteur important de la pauvreté laborieuse. Ici, c’est un soutien déterminé à la garde des enfants, un accès prioritaire aux structures adaptées ou une prise en charge plus complète des dépenses correspondantes qui peuvent être envisagés. 

Les deux orientations suivantes relèvent d’une dimension longitudinale (en rapport avec les mobilités intragénérationnelle et intergénérationnelle).

La troisième orientation concerne la mobilité individuelle sociale et plus exactement salariale des travailleurs au bas de l’échelle des revenus, parmi lesquels se rencontrent les travailleurs pauvres. La France est un des pays de l’OCDE dans lesquels les politiques publiques de soutien à l’emploi et au revenu des travailleurs les moins qualifiés désincitent le plus à la mobilité ascendante de ces travailleurs. Ce constat appelle une réflexion sereine sur les dispositifs de ces politiques publiques : quelle ampleur et quelle dégressivité des réductions ciblées de contributions sociales employeurs, et quelle transformation des minima sociaux et des soutiens aux bas revenus, pour éviter des taux de prélèvements marginaux implicites trop lourds ?

La quatrième orientation concerne la mobilité sociale intergénérationnelle. La formation initiale et la formation professionnelle exercent une influence essentielle sur de telles mobilités. A cet égard, au niveau de la formation initiale, et sur la base des résultats de l’OCDE, la France est un des pays avancés où les performances scolaires sont plus qu’ailleurs expliquées par le statut socio-économique de la famille et où les élèves ressentent le moins le soutien de leurs enseignants pour progresser dans leurs apprentissages. Il y a là un facteur de baisse de la mobilité intergénérationnelle ascendante qui appelle à une réforme de l’Education nationale pouvant trouver inspiration dans les pays où le diagnostic est plus favorable. Concernant la formation professionnelle, la réforme ambitieuse engagée en 2018 (via la loi Avenir Professionnel de septembre 2018) est encore trop récente pour en tirer un véritable bilan approfondi, qui devra être envisagé.

Voir le point d’actualité consacré à Ester Duflo prix Nobel d’économie 2019

Quatrième de couverture

Le travail n’est pas une protection parfaite contre la pauvreté. La pauvreté laborieuse existe.

Mais de qui et de quoi parle-t-on ? Quelle est l’ampleur du phénomène de pauvreté laborieuse ? Quelles sont les caractéristiques et les conditions de vie des personnes concernées ? Correspond-elle à des situations transitoires ou, au contraire, certains travailleurs connaissent-ils une telle situation de façon durable ? Quelles sont les réponses et les innovations de politique publique pouvant être efficaces pour réduire la pauvreté laborieuse ?

Comparée aux autres pays avancés, la France apparaît comme un pays déployant des politiques variées et de grande ampleur pour réduire la pauvreté au travail, mais au prix sans doute d’incitations affaiblies concernant la mobilité sociale. De nouvelles modalités d’action sont à inventer.

Au-delà, une réflexion s’impose : jusqu’où aller dans la lutte contre la pauvreté et comment réduire les possibles effets préjudiciables des politiques de lutte contre la pauvreté sur le niveau d’équilibre macroéconomique et la mobilité sociale ?

L’auteur

Gilbert Cette est Professeur à NEOMA Business School, où il enseigne la politique économique. Il a présidé le Groupe d’experts sur le Smic de 2017 à 2024. Il est spécialisé dans l’étude du marché du travail, de la productivité et de la croissance.

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