Ralentir ou périr : L’économie de la décroissance

Timothée Parrique

Résumé

Ce livre relate un triple défi : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet) ; dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet) ; et concevoir la décroissance comme une transition pour y parvenir (le trajet). Au fil des chapitres, une idée simple mais forte est défendue : la croissance capitaliste est devenue un problème existentiel. La survie de l’humanité dépend de notre capacité à changer de modèle économique.

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L’ouvrage

A l’issue de la seconde guerre mondiale, la croissance avait une fonction claire : relancer les économies, assurer le plein-emploi, éradiquer la pauvreté, enrichir la population en lui permettant un accès à des biens durables, faire l’Europe. Sa mesure par le PIB permettait d’évaluer la progression vers ces différentes finalités. Progressivement, au fil des décennies, l’indicateur est devenu l’objectif : la croissance pour la croissance, sans aucun but sous-jacent.

Mais produire pour produire est un objectif sans substance. Outre le sens que l’on donne à une production et une consommation sans cesse augmentées, se pose la question du gaspillage des ressources. Un taux de croissance de 2% par an fait doubler la taille de l’économie en 35 ans. C’est insensé sur le long terme. Maximiser la croissance, c’est mettre le pied sur l’accélérateur avec la certitude à terme de périr dans un effondrement social et écologique.

Dans ces conditions, il est légitime de parler d’atterrissage, de régime, de décroissance, de désescalade, de descente, d’harmonisation, de sobriété, ou suggérer n’importe quelle analogie pour évoquer la nécessité de remettre en cause la croissance productiviste. Le défi qui se tient devant nous est celui du moins, du plus léger, du plus lent, du plus petit. C’est le défi de la sobriété, de la frugalité, de la modération, et de la suffisance aussi. Mais il s’agit bien d’un atterrissage, non d’un crash, d’un régime, non d’une amputation, d’un ralentissement, pas d’un arrêt. Nous savons qu’il faut ralentir, et il va maintenant falloir imaginer comment planifier intelligemment cette transition pour qu’elle se fasse de façon démocratique, dans le souci de la justice sociale et du bien-être. Pour ce faire, il faut se libérer d’une mystique de la croissance, c’est-à-dire dénaturaliser la croissance comme phénomène. Nous devons de toute urgence porter un regard critique sur des pratiques que nous avons normalisées comme naturelles et universelles. Toute entreprise doit-elle faire du profit ? Devons-nous laisser les marchés décider de ce qu’il faut produire ? Un gouvernement doit-il viser l’augmentation du PIB ?

Pour l’auteur de ce livre, la croissance n’est pas une fatalité, mais un choix. Les implications de cette thèse sont importantes : si la croissance n’est pas inhérente aux sociétés modernes, mais plutôt à certaines institutions socialement construites, il est possible d’imaginer une économie qui puisse fonctionner sans forcément produire et consommer plus. C’est le défi de l’ouvrage : imaginer la décroissance comme transition vers une économie de la post-croissance.

On retrouve alors une double définition fondamentale. D’abord, la définition de la décroissance comme la « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ». Ensuite, celle de la post-croissance, qui vient après la décroissance, et qui fait référence à « une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance ».

Voir la notion du lexique « L’état stationnaire »

I- Les limites de la croissance

La croissance présente des limites écologiques, sociales et économiques.

Au niveau écologique, la question fondamentale est celle du découplage. Peut-on découpler économie et écologie, en d’autres termes développer la première sans détruire la seconde ?

L’hypothèse du découplage n’est pas nouvelle. Dans les années 1990, quelques économistes qui étudiaient le lien entre le PIB et certains impacts environnementaux spécifiques ont cru découvrir l’existence d’une courbe en cloche. En d’autres termes, la charge écologique ne serait corrélée au revenu que jusqu’à un certain point (le sommet de la cloche), à partir duquel la tendance s’inverserait : la croissance commencerait alors à verdir. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui « la courbe environnementale de Kuznets », point de départ de l’idée d’une réconciliation entre économie et écologie.

Or, à la fin des années 2010, de nombreux travaux sur les liens entre la croissance économique et l’usage des matériaux, de l’énergie, de l’eau, des émissions de gaz à effet de serre, de l’usage des sols, de la pollution de l’eau, ou encore de la perte de la biodiversité, ont établi que le découplage absolu, c’est-à-dire la situation dans laquelle la croissance du PIC coïncide avec la baisse des émissions, n’existe pas. Le découplage, quand il existe, n’est que relatif, ce qui signifie par exemple que si on examine le lien entre le PIB et les émissions de gaz à effet de serre, ces émissions diminuent certes, mais pas assez rapidement pour compenser l’augmentation simultanée de la production sur une période donnée. En d’autres termes, la croissance « verte », célébrée par les gouvernements et les agences internationales, ne l’a jamais vraiment été. La production ne peut pas se faire contre la nature, et toute économie qui dégrade ses écosystèmes scie la branche sur laquelle elle repose.

Au niveau social, l’idée développée par l’auteur est que l’augmentation exponentielle de l’activité marchande se heurte aux sociosystèmes qui la soutiennent, et qui ne peuvent croître indéfiniment car ils dépendent du temps qu’on leur dédie. Toute activité économique s’appuie sur une activité extra-économique. La force productive est encastrée dans une sphère plus large de la reproduction sociale, qui la supporte, et dont elle ne peut pas s’émanciper. Cette reproduction sociale inclut les tâches domestiques, l’entraide au sein des familles ou entre proches, mais aussi la réciprocité, le travail informel, le bénévolat, l’engagement associatif et militant, et de manière générale, toutes ces petites actions qui accommodent le vivre ensemble. L’expansion de l’économie marchande doit rester proportionnelle à cette infrastructure qui la soutient, et une croissance trop intense du marché agit comme une force de dissolution sociale. Ajoutons à cela qu’il y a une autre limite sociale de la croissance, qui est que certaines choses ne peuvent être marchandisées, sous peine de conduire à leur dégradation. On ne peut étendre la logique commerciale à des sphères sociales dont les logiques sont différentes.

Au niveau économique, la croissance n’a pas permis de résoudre la pauvreté. L’INSEE estime aujourd’hui environ à 10 millions les personnes pauvres en France métropolitaine. La croissance n’a pas permis non plus de réduire les inégalités, d’améliorer les services publics, ou d’accroître le bien-être. La période récente montre plutôt l’inverse : 10% des Français les plus riches possèdent plus de la moitié de la richesse nationale, et la moitié la plus pauvre ne possède que 4,9% du patrimoine total. Quant à la question du bien-être, on sait depuis 1974 avec Easterlin qu’à partir d’un certain niveau, il n’y a pas corrélation entre le PIB et le bonheur des individus. Le « paradoxe d’Easterlin » fait ainsi référence à une situation où les économies continuent de s’enrichir sans pour autant augmenter le bien-être des citoyens. D’après l’auteur, tout cela prouve que la question fondamentale n’est pas celle de l’augmentation du PIB, mais la question de la répartition. On peut faire disparaître la pauvreté en réduisant les inégalités par la redistribution des richesses existantes. On peut aussi trouver du travail pour chaque demandeur d’emploi sans forcément augmenter la production matérielle. Il faut pour cela remplacer la question de la recherche de la croissance par des questions fondamentales : De quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment voulons-nous vivre ? Et que voulons-nous produire ?

Voir le cours de classe préparatoire « La soutenabilité de la croissance et du développement »

II- Le paradigme de la décroissance

Le concept de décroissance a connu trois acceptions successives.

La première acception est celle de la décroissance comme objection de croissance. Cette idée apparaît suite à deux ouvrages qui ont posé les termes du débat au début des années 1970. Le premier ouvrage est celui de l’économiste Georgescu-Roegen (« The Entropy Law and the Economic Process », 1971), qui propose une nouvelle approche de l’économie, qu’il appelle la bioéconomie, et qui nourrira plus tard l’émergence du courant de l’économie écologique. Selon Georgescu-Roegen, la production économique doit être considérée comme une extension du processus biologique et, en tant que telle, se conformer aux principes de la thermodynamique et de l’évolution. La production s’accompagne d’une dissipation irréversible de l’énergie et de la matière. Rien ne se perd, rien ne se crée, et tout se transforme (premier principe de la thermodynamique), et si cette transformation dégrade les ressources qu’elle utilise (second principe, dit d’entropie), cela veut dire qu’il ne peut pas y avoir de croissance matérielle infinie dans un monde fini. Le deuxième ouvrage est « Les limites à la croissance » (« The Limits to Growth »), fruit de plusieurs années de travail d’une petite équipe de modélisateurs du Massachussetts Institute of Technology (MIT), dirigé par Dennis et Donatella Meadows. Appliquant une nouvelle technique de modélisation (la dynamique des systèmes), ils construisent « World 3 », un modèle sur ordinateur qu’ils utilisent pour simuler douze scénarios prospectifs étudiant l’évolution de la production industrielle, la croissance démographique, la production de nourriture, la raréfaction des ressources, et la pollution. Leurs conclusions sont sans appel : toute croissance exponentielle de la production et de la population finira tôt ou tard par outrepasser les limites écologiques de la planète. De la confluence de ces deux travaux va émerger l’idée de l’objection de croissance. Etre objecteur de croissance, c’est s’alarmer des courbes de croissance qui viendront bientôt épuiser les ressources naturelles, mettre en danger les écosystèmes, et dégrader le vivre ensemble. A l’image des objecteurs de conscience, les objecteurs de croissance s’opposent à l’augmentation permanente de la production et de la consommation.

Quelques décennies plus tard naît la décroissance, comme un désir non seulement de réduire la taille de l’économie, mais de sortir de la croissance. Il est vrai que 30 ans après les années 1970, les limites écologiques ne sont plus devant nous, mais derrière nous. Le GIEC informe alors sur l’état inquiétant du climat, les spécialistes de l’énergie annoncent un « pic pétrolier », les écologistes sonnent l’alerte. Si le maître mot de l’objection de croissance des années 1970 était « réduction », celui de la décroissance des années 2000 est « émancipation ». Le nouveau projet de la décroissance vise à déconstruire le récit de la croissance, ainsi que celui des idéologies qui l’alimentent : l’économisme qui pense que les réalités économiques sont premières, le néolibéralisme et sa gouvernance par les marchés, l’extractivisme et l’exploitation sans fin de la nature, le capitalisme et sa dévotion pour l’accumulation du capital, le commercialisme comme transformation du monde en marchandises, le consumérisme et ses besoins illimités, le techno-scientisme comme refus des limites. En même temps, au début des années 2000 apparaît le slogan de la « décroissance soutenable ». Par rapport aux années 1970, la décroissance n’est plus simplement une stratégie écologique, elle devient une philosophie centrée sur des valeurs comme l’autonomie, la coopération, la suffisance, le partage, la convivialité et la sollicitude.

La troisième acception est celle de la post-croissance, qui vient après la réduction de la production et de la consommation. Il n’y a pas de différence théorique entre le concept de décroissance et celui de la post-croissance, qui décrivent tous deux une économie fonctionnant selon les valeurs associées à la décroissance. Mais alors que l’économie en décroissance produit et consomme de moins en moins, l’économie en post-croissance est une économie stationnaire, donc comme son nom l’indique une économie stable, dans laquelle le ralentissement ou l’annulation des taux de croissance sont des phénomènes pérennes et poursuivis de manière volontaire, à la différence de la « stagnation séculaire » décrite par les économistes, décrivant une économie qui n’arrive plus à croître pour les raisons les plus diverses. Cette économie stationnaire repose sur quatre points cardinaux qui sont ceux de la soutenabilité (relations harmonieuses avec la nature), de la démocratie (décisions prises ensemble), de la justice (richesse équitablement partagée), et du bien-être de chacun, qui découle des trois points précédents.

Voir l’Actu-éco : « La décroissance comme modèle économique »

III- Le chemin vers la décroissance

En quoi consiste concrètement la décroissance ?

Produire et consommer- c’est le B.ABA de la croissance. Une économie en croissance produit et consomme plus d’une année sur l’autre, tandis qu’une économie en décroissance produit et consomme moins. Cette décroissance a pour conséquence une baisse du PIB.

La stratégie de décroissance poursuit quatre objectifs. Le premier objectif est d’abord d’alléger l’empreinte écologique. En effet, actuellement, notre économie n’est pas « soutenable », ce qui signifie qu’elle dépasse les capacités de régénération des ressources naturelles qu’elle consomme ainsi que les capacités d’assimilation et de recyclage des écosystèmes dans lesquels elle rejette ses déchets. Un autre objectif est la planification démocratique de cette baisse de la production et de la consommation. A cet égard, il faut distinguer la décroissance de la récession (ralentissement de l’activité économique se traduisant par une croissance négative du PIB) et de l’effondrement (issue inévitable selon l’auteur pour une économie en croissance). La décroissance est le résultat d’une transition intentionnelle qui vise à décroître. Cette transition est planifiée parce que le système capitaliste actuel, livré à lui-même, va à l’encontre d’un objectif de décroissance. Le troisième objectif est celui de la justice sociale. C’est une logique de « contraction et convergence » : décroissance pour les privilégiés, et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin. Dans un monde aux contraintes environnementales de plus en plus serrées, nous devons partager nos budgets écologiques de manière plus équitable. Enfin, le dernier objectif est celui du bien-être. Par exemple, une politique de décroissance harmonieuse consisterait à étendre l’accès à des services publics de qualité, via la gratuité. Santé, éducation, transports en commun, gestion de l’eau, accès à internet, téléphonie, et autres biens et services essentiels seraient financés collectivement par cotisations selon le modèle de la gratuité socialisée, et gérés de la manière la plus locale et démocratique possible dans une logique de non-lucrativité.

Mais la décroissance n’est qu’une étape. Une économie n’a pas vocation à décroître jusqu’à disparaître complétement. La réduction de la production et de la consommation n’est qu’une phase transitoire. La deuxième phase du processus est la post-croissance, qui se définit comme « une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance ». On retrouve les quatre objectifs décrits ci-dessus, mais dans une perspective différente : non plus comme les contenus d’une transition temporaire, mais comme les principes de fonctionnement d’une économie pérenne. Beaucoup de concepts existent pour décrire le changement de paradigme économique qui caractérise la société de post-croissance : « sobriété conviviale », « hédonisme alternatif », « simplicité volontaire », « post-matérialisme », « déconsommation », ou encore « minimalisme ». C’est une économie sans bullshit jobs, débarrassée de la production lucrative avec des prix honnêtes encadrés par des planchers et des plafonds oscillant autour des coûts de production, avec des gratuités partagées. C’est en fait une économie du bon sens. A quoi bon créer des emplois (qui n’épanouissent personne) pour produire (d’une manière écologiquement insoutenable) afin d’augmenter le pouvoir d’achat, et tout ça pour consommer des choses dont on pourrait se passer ?

Voir le cours de classe préparatoire « La soutenabilité de la croissance et du développement : Principales définitions »

Quatrième de couverture

Loin d’être le remède miracle aux crises actuelles auxquelles nous faisons face, la croissance économique en est la cause première. Derrière ce phénomène mystérieux qui déchaîne les passions, il y a tout un système économique qu’il est urgent de mieux comprendre.

Dans cet essai d’économie accessible à tous, Timothée Parrique vient déconstruire l’une des plus grandes mythologies contemporaines : la poursuite de la croissance. Nous n’avons pas besoin de produire plus pour éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, créer de l’emploi, financer les services publics, et améliorer notre qualité de vie. Au contraire, cette obsession moderne pour l’accumulation est un frein au progrès social et un accélérateur d’effondrements écologiques.

Entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir. Choix facile car une économie peut tout à fait prospérer sans croissance, à condition de repenser complètement son organisation.

C’est le projet de ce livre : explorer la décroissance comme chemin de transition vers une économie de la post-croissance.

L’auteur

Timothée Parrique est chercheur en économie écologique à l’Université de Lund en Suède.

 

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