Les Résistances à l'Europe

Coman, Ramona ; Lacroix, Justine (dir.)

L'ouvrage

Les trois rejets récents d'un traité européen par référendum, en France, aux Pays-Bas et en Irlande, ont confirmé les préoccupations sur une montée de la méfiance, voire sur un rejet de l'Union européenne. Ce sentiment, qui semblait être le fait de minorités politiques, il y a une vingtaine d'années, s'est généralisé dans la plupart des Etats membres de l'UE. Ce phénomène s'explique à la fois par des spécificités nationales et par des mouvements d'ampleur à l'échelle européenne. L'ouvrage collectif Les Résistances à l'Europe, qui rassemble des contributions en français et en anglais de chercheurs de plusieurs pays, propose cette double grille de lecture : un tour d'horizon dans les principaux ensembles culturels de l'Union européenne (anciens pays communistes, pays nordiques, pays fondateurs…) et quelques éléments d'ensemble transformant vingt-cinq situations nationales en une réalité européenne.

PECO, pays nordiques, pays fondateurs


Si elles restent dans l'ensemble attachés à la construction européenne, les populations des anciens pays du bloc communiste sont de moins en moins en nombreuses, depuis les référendums d'adhésion dans les années 2000, à marquer leur soutien au processus communautaire. L'exemple de la Roumanie, qui a rejoint l'Union européenne en 2007, est de ce point de vue intéressant. L'adhésion a contraint ce pays très centralisé à créer des autorités locales et régionales à même de gérer les fonds structurels, de sorte que beaucoup y ont vu une menace pour l'unité nationale. En outre, l'atlantisme roumain s'est développé contre une partie des Etats membres, notamment lors de la guerre contre l'Irak. Des interrogations sur l'impact du processus européen ont donc vu le jour dans l'ensemble des partis politiques (en particulier durant leur période d'opposition), au-delà de l'extrême-droite traditionnellement hostile à la construction européenne. Ce phénomène n'est pas propre à la Roumanie et semble toucher l'ensemble des nouveaux Etats membres, ainsi que le souligne Karen Henderson. La compétition économique entre les anciens pays industriels et les nouvelles économies de marché qui attirent les entreprises grâce à une fiscalité basse et des opportunités d'affaires considérables ne crée pas un sentiment de coopération nécessaire. En outre, ces pays ont récemment acquis la plénitude de leur souveraineté après cinquante années de domination soviétique et n'entendent pas l'abandonner d'emblée à un ensemble européen dont ils ne cernent pas toujours les fondements culturels.


Mais les Etats ayant adhéré depuis plus longtemps à l'Union européenne ne sont pas en reste en termes de méfiance vis-à-vis de l'Union européenne. Au Royaume-Uni, à l'évidence, l'appartenance à l'Union européenne est loin de faire l'unanimité, ce dont témoignent les succès électoraux récents du parti UKIP, qui a fleuri sur l'européanisation progressive des conservateurs. En Scandinavie, un mythe de l'identité nordique semble lutter contre l'appartenance européenne. La contribution de Michael Hastings éclaire les poussées de l'anti-européanisme, qui a conduit le Danemark et la Suède à rejeter l'euro et la Norvège à refuser l'adhésion à plusieurs reprises. "Il est important de ne pas considérer les cultures politiques comme de simples systèmes symboliques, mais plutôt comme des activités de cadrage, c'est-à-dire des pratiques culturelles dans des contextes d'interaction entre individus, entre réseaux et entre organisations recourant à des répertoires d'identification, de narration et d'argumentation, à des réserves de savoir et d'expérience" (p. 94). Or, cette référence culturelle valorise la petitesse et l'indépendance. Elle cultive un mythe de supériorité, à travers un modèle de troisième voie entre le socialisme et le marché, et met en avant la communauté, autant de valeurs perçues comme étant menacées par une construction européenne aveugle aux identités locales.

Les pays fondateurs ne sont pas en reste. La Belgique, l'Allemagne et l'Italie connaissent, chacune à leur manière, des poussées de méfiance vis-à-vis de la construction européenne, ainsi qu'en attestent les articles de l'ouvrage consacrés à ces trois pays. Mais c'est sans conteste en France et aux Pays-Bas, les deux pays du refus du Traité constitutionnel européen, que cette méfiance s'est manifestée avec le plus de vigueur. Aux Pays-Bas, il faut y voir la trace de la rupture du consensus de l'après-guerre, Jusqu'en 1989, en effet, l'Europe n'était pas un sujet dans ce pays. Mais depuis quelques années, la mondialisation s'est révélée anxiogène dans un pays de plus en plus soumis à la volatilité de l'électorat et au vote protestataire, ainsi qu'à une poussée de l'extrême-droite. Quant à la France, la méfiance européenne est plus ancienne. Cette question occupe depuis longtemps les partis politiques et a provoqué de nombreuses scissions, aussi bien à gauche qu'à droite. Les élections européennes ont d'ailleurs permis l'éclosion de certaines formations qui ont pu faire entendre leur différence par rapport aux grands partis de gouvernement, qui semblaient partager une même vocation européenne. Le républicanisme, l'altermondialisme, mais aussi le localisme-ruralisme et le souverainisme partagent un degré élevé de critique de la construction européenne. Le RPR au moment du Traité de Maastricht, puis le PS en 2005 ont néanmoins été traversés par la question européenne, qui a provoqué en leur sein des divisions durables. Les courants les plus interrogateurs sur la construction européenne sont d'ailleurs nourris par des intellectuels prestigieux, comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent, qui fustigent une Europe sans tête, c'est-à-dire peu tournée vers son passé et sa culture, et sans corps, tournée vers une gouvernance alternative à la démocratie représentative héritée des Lumières, dont les philosophes français se réclament volontiers.

Des enseignements européens


Le développement d'une attitude de retrait vis-à-vis de l'Europe dans la plupart des Etats membres ne saurait être interprété comme le résultat de 27 situations nationales. S'il y a bien à ce phénomène des causes strictement internes, il est nécessaire de rechercher des lectures valables au niveau européen.
La première est méthodologique et parcourt cet ouvrage. Elle consiste à remettre en cause la distinction traditionnelle entre euroscepticisme soft, c'est-à-dire l'attitude consistant à accepter la construction européenne tout en en rejetant certaines des politiques actuellement conduites ou le mode de fonctionnement de l'Union, de l'euroscepticisme hard, critiquant en soi le phénomène de construction supranationale. Tous les contributeurs de Les Résistances à l'Europe sont d'accord pour trouver cette distinction beaucoup trop simpliste. Elle conduit à rassembler sous une même bannière des mouvements politiques fort différents, comme par exemple les conservateurs britanniques et les altermondialistes français ou allemands, qui ne nient pas la nécessité d'une Europe forte mais contestent les voies actuellement employées pour y parvenir, avec toutefois des préconisations radicalement opposées pour améliorer la construction européenne !

Graduées et politiquement différenciées, les résistances à l'Europe ont, ainsi que le démontre la contribution d'Antoine Roger, inspirée par les apports du politologue Peter Mair, quelque chose à voir avec l'effacement progressif des partis politiques du devant de la scène. La construction européenne induit, pour les systèmes politiques nationaux, des effets d'institutionnalisation, matérialisés directement par la conclusion d'alliances politiques au niveau européen (en particulier par la création de groupes au Parlement européen) et indirectement par les négociations entre les institutions et les groupes d'intérêt, caractère essentiel de la vie publique bruxelloise. Elle produit également des effets de pénétration, tangibles de façon immédiate lors des mobilisations nationales sur des projets législatifs (par exemple sur la directive Services dans le marché intérieur) et de façon indirecte au regard de l'indifférenciation croissante des programmes politiques, tous tenus de respecter l'acquis communautaire. Pour Antoine Roger, il ne fait guère de doutes que "les résistances à l'Union européenne sont (…) à mettre sur le compte d'une délégitimation des partis induite par l'Europe elle-même" (p. 34). Le processus de l'Union, délibératif et très ouvert, ne repose plus sur un arbitrage entre intérêts divergents des classes sociales, mais sur une nouvelle gouvernance éloignée des mécanismes traditionnels de la démocratie représentative.

L'article introductif de Florence Delmotte apporte de ce point de vue un éclairage utile, en allant puiser dans la sociologie historique quelques éléments théoriques. "La sociologie historique, celle de Norbert Elias en particulier, affirme (…) que la discordance entre les plans "objectif" - institutionnel - et "subjectif" - du ressort des consciences individuelles et collectives - tient au moins pour partie à la prégnance d'un habitus social latent de type national toujours largement dominant, plutôt qu'elle n'est due aux différences observables entre les habitus nationaux, ou aux traits culturels spécifiques de certains d'entre eux" (p. 21).

L'attitude de retrait par rapport à la construction européenne observée dans tous les Etats membres, loin de diviser les Européens, semble au contraire les rapprocher, puisqu'elle souligne l'attachement des peuples à l'Etat-nation, invention européenne. Les Européens semblent à la recherche d'un modèle politique continental proche de leurs cultures nationales, dans lequel ils retrouvent les fondamentaux de la démocratie représentative et de la vie politique partisane. Cette lecture s'avère utile pour comprendre les difficultés que rencontre l'Union européenne pour se doter d'un cadre institutionnel à la fois efficace et consensuel.

 

Les auteurs

  • Justine Lacroix est professeur en sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles.
  • Ramona Coman est assistante à l'Institut universitaire européen de Florence.

 

 

Quatrième de couverture

La question d'une hostilité, latente ou déclarée, vis-à-vis du procès d'intégration européenne est désormais d'une actualité évidente. Pour la première fois dans son histoire, la construction européenne pourrait être interrompue, ou du moins sérieusement ralentie, par la désaffection des électorats et de certains de ses dirigeants. Pourtant, tant les objectifs que les formes prises par les mouvements d'opposition à l'intégration européenne diffèrent grandement d'un pays à l'autre. D'une part, ces "résistances à l'Europe" expriment des valeurs issues de cultures politiques particulières. D'autre part, le choix d'un acteur politique de "s'opposer" à la construction européenne est largement fonction des perspectives stratégiques ouvertes par un tel positionnement dans les différents contextes nationaux. Enfin, les "résistances à l'Europe" sont issues de matrices idéologiques souvent si opposées entre elles qu'aucun "front commun" ne paraît envisageable. Loin de s'imposer comme une nouvelle mouvance transnationale, la critique de la construction européenne demeure ainsi un phénomène national profondément enraciné dans des traditions distinctes. Pour cette raison, cet ouvrage structure l'étude des "résistances à l'Europe" pays par pays. Par souci d'éviter toute convergence artificielle, des cas nationaux ont été sélectionnés en vue de confronter différents contextes intellectuels et politiques.
 

 

 

Table des matières

Présentation

Partie I : Identités, partis et valeurs
Les résistances à l'Europe au prisme de la sociologie historique de Norbert Elias, par Florence Delmotte
Les résistances partisanes à l'intégration européenne : Un objet de comparaison à consolider, par Antoine Roger
La contestation des "nouvelles politiques" de l'Union : un indicateur de clivages axiologiques dans les positionnements partisans sur l'Union européenne ? par Cécile Leconte

Partie II : La Grande-Bretagne et les pays du Nord
Is British Euroscepticism still unique? National exceptionalism in comparative perspective, par Robert Harmsen
Nordicité et euroscepticisme, par Michel Hastings

Partie III : Les pays fondateurs
Resistance to Europe as a carrier of mass-elite incongruence : The case of the Netherlands, par Harmen Binnema & Ben Crum
La faute à Rousseau ? Les conditions d'activation de quatre idéologies critiques de la construction européenne en France, par Olivier Rozenberg
Une Europe sans corps ni tête. La pensée française après le 29 mai, par Justine Lacroix
Les variantes idéologiques des oppositions à l'Union européenne en Allemagne, par Sophie Heine
Addressing Europe: How domestic actors perceive European Institutions and how they try to influence them.The Italian case in comparative perspective, par Donatella della Porta and Manuela
Les réticences à l'Europe dans un pays europhile. Le cas de la Belgique, par Jean-Benoit Pilet et Emilie van Haute

Partie IV : Les pays d'Europe centrale et orientale
The new Member States: from europhobia to euroscepticism, par Karen Henderson
Les résistances à l'Europe en Roumanie, par Ramona Coman
Euroscepticism in Estonia: a pre- and post-accession divide? par Vello Pettai

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements