Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle)

Arnaud Orain
enseignant d’économie à Sciences Po
Paris

Mots-clés : capitalisme, libéralisme économique, libre-échange/protectionnisme, concurrence/monopole, Transition énergétique. 

Résumé :

L’objet de l’ouvrage est de comprendre les mutations en cours du capitalisme à la lumière du passé. Le capitalisme actuel semble prendre une forme particulière, déjà rencontrée dans l’histoire, qui s’explique notamment par la rareté des ressources : le « capitalisme de la finitude ». Dès lors, assiste-t-on à un renversement paradigmatique : le protectionnisme est préféré au libre-échange ; le monopole est privilégié au détriment de la concurrence…

L’ouvrage :

« Le néolibéralisme est terminé ». C’est avec cette phrase retentissante qu’Arnaud Orain ouvre son essai. Un jugement définitif qui s’appuie sur des faits : la remise en cause du libre-échange – ou la montée du protectionnisme – et le retour d’une logique (néo)mercantiliste (c’est-à-dire d’une « conception autarcique du monde ») ; la moindre grande place accordée aux mécanismes concurrentiels, ce qui permet à des « compagnies-État » de dicter le jeu économique ; idée forte que la concentration industrielle est désormais le moyen d’affronter la vive concurrence internationale…

Bien sûr, il peut exister des « poches de résistance » (comme l’UE qui continue d’appliquer une politique de la concurrence relativement rigoureuse). Mais, pour l’auteur, à l’échelle macro-économique/mondiale, le néolibéralisme s’effondre. D’ailleurs, même en Europe, les logiques de concentration industrielle sont réclamées par les politiques et les entrepreneurs ; la Commission européenne autorise maintenant que les Etats-membres de l’Union européenne à subventionner leurs grandes firmes qui participent à la transition écologique et/ou sont fondamentales pour la souveraineté industrielle (et technologique). 

Pour montrer que le néolibéralisme n’est plus en cours, Arnaud Orain utilise l’histoire et l’analyse économique en distinguant deux grandes formes de capitalisme :

Voir le cours de Terminale : Quelles politiques économiques dans le cadre européen ?

  • Le capitalisme libéral (1815-1880 et entre 1945 et 2010) qui s’appuie sur le libre-échange et la concurrence. La période d’hyper-globalisation (1980-2010) est sans doute celle de l’épanouissement le plus avancé de ce capitalisme libéral tant elle était portée par l’idée de la « mondialisation heureuse » et que le monde devenait sans frontières. Cette vision libérale d’un monde qui pourrait apporter plus de richesse à tous (introduite notamment par Smith et Ricardo), serait venue se fracasser sur les limites écologiques de la planète et la stagnation séculaire.

    Regarder le débat

 

  

  • Le capitalisme de la finitude (qui a déjà existé dans le passé : XVIe-XVIIIe siècle – soit le grand « âge » du mercantilisme ; 1880-1945 avec la reprise du protectionnisme au cours de la première mondialisation – vers 1880 – et la période des « égoïsmes sacrés » des années 1930 ; et donc depuis 2010). 

En première analyse, le capitalisme de la finitude est un capitalisme beaucoup moins libéral que celui qui se développait lors de l’hyper-globalisation. 

Il est ici intéressant de constater qu’après d’autres (comme, par exemple, les « régulationnistes » Robert Boyer et Michel Aglietta), l’auteur ne confond pas capitalisme et libéralisme économique. Au cours de l’histoire, le capitalisme a pris des formes plus ou moins libérales. 

Il convient donc de ne pas assimiler abusivement les deux concepts (capitalisme/libéralisme économique) comme on pourrait en avoir la tentation. Par un faux paradoxe, les défenseurs occidentaux du capitalisme ne se montrent plus aujourd’hui favorables aux axiomes de la concurrence tant ils doutent désormais des bienfaits de la concurrence et du « laissez-faire » : Tik-tok pourrait être interdit aux États-Unis ; la politique de la concurrence américaine a laissé émerger des « géants industriels » donnant raison à Fernand Braudel qui expliquait que « le capitalisme a toujours été monopoliste » (La dynamique du capitalisme, 1976) – Thomas Philippon, dans The Great Reversal : How America Gave Up on Free Markets (2019), montre à quel point les règles de la concurrence outre-Atlantique se sont assouplies en raison de la pression des géants industriels ; avant Donald Trump, Joe Biden et Janet Yellen cherchait à promouvoir un « commerce entre amis » (« friendshoring ») ; et le protectionnisme a toujours été une « arme » de développement économique et sociale dans un cadre capitalisme. Le régionalisme n’a-t-il pas pris le pas sur le multilatéralisme depuis le milieu des années 2000 ? Aussi, le capitalisme de la finitude qui, selon Arnaud Orain, s’affirme à nouveau depuis 2010, avec de plus en plus de force, n’emprunte pas les codes du libéralisme économique… 

Voir la notion Capitalisme

Il convient donc de ne pas assimiler abusivement les deux concepts (capitalisme/libéralisme économique) comme on pourrait en avoir la tentation. Par un faux paradoxe, les défenseurs occidentaux du capitalisme ne se montrent plus aujourd’hui favorables aux axiomes de la concurrence tant ils doutent désormais des bienfaits de la concurrence et du « laissez-faire » : Tik-tok pourrait être interdit aux États-Unis ; la politique de la concurrence américaine a laissé émerger des « géants industriels » donnant raison à Fernand Braudel qui expliquait que « le capitalisme a toujours été monopoliste » (La dynamique du capitalisme, 1976) – Thomas Philippon, dans The Great Reversal : How America Gave Up on Free Markets (2019), montre à quel point les règles de la concurrence outre-Atlantique se sont assouplies en raison de la pression des géants industriels ; avant Donald Trump, Joe Biden et Janet Yellen cherchait à promouvoir un « commerce entre amis » (« friendshoring ») ; et le protectionnisme a toujours été une « arme » de développement économique et sociale dans un cadre capitalisme. Le régionalisme n’a-t-il pas pris le pas sur le multilatéralisme depuis le milieu des années 2000 ? Aussi, le capitalisme de la finitude qui, selon Arnaud Orain, s’affirme à nouveau depuis 2010, avec de plus en plus de force, n’emprunte pas les codes du libéralisme économique…

Voir les différentes ressources sur le site Melchior :

Alors, qu’est-ce que ce capitalisme de la finitude ?

Il s’agit d’une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs (terres, mines, zone maritimes, personnes esclavagisées, entrepôts, satellites, données numériques) menée par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier hors du principe concurrentiel.

Le capitalisme de la finitude a trois grandes caractéristiques :

1) La fermeture et la privatisation des mers (entrainant un brouillage entre marine marchande et marine de guerre) ;

2) La relégation au second plan des mécanismes de marché ; avec moins de prix libres, un recul du multilatéralisme (hausse des droits de douane/guerres commerciales), moins de concurrence et une prise de pouvoir de « compagnies-État » (comme les « 7 magnifiques »). Ce sont les grandes entreprises de technologie mais pas seulement (il y a généralement un renforcement des monopoles et des ententes d’oligopoles) ;

3) Ces grandes entreprises sont pourvues d’attributs souverains par leur gigantisme (entrepôts) et leurs chaines logistiques. Elles développent des atouts en termes de souveraineté, en particulier autour de l’information.

Comment expliquer le « retour » de ce capitalisme de la finitude ? Avec l’assurance grandissante que le monde est fini, il se développe le sentiment angoissant d’être au « bord de la falaise », ce qui lui (re)donne une immense légitimité. Puisque le monde manquera de ressources, chacun (nations et « compagnies-État ») cherche à se les accaparer dans la précipitation.

Par exemple, si Donald Trump veut faire du Canada le 51e État des États-Unis depuis qu’il se trouve à nouveau dans le bureau ovale, c’est en raison des ressources hydriques débordantes de son voisin ; s’il a refusé de continuer à aider « gratuitement » les Ukrainiens, c’est pour obtenir un accès aux métaux rares abondants sur le territoire de l’Ukraine etc.   

Contrairement au capitalisme libéral, le capitalisme de la finitude ne promet pas une croissance universelle des richesses (revendiquées par Smith à partir de son concept d’avantages absolus et par Ricardo autour de sa réflexion sur les apports des avantages comparatifs). 

Voir le cours de Prépa & Sup : cours et corrigés MODULE 3 : La mondialisation économique et financière La dynamique de la mondialisation économique

Comme on ne pense plus que la croissance des richesses globales est possible, autrement dit que le commerce international est un « jeu à somme positive », il y a une course à la saisie (des ressources existantes) qui se développe et ne cesse de s’affirmer. Le monde apparait finalement trop petit. On est de retour dans un monde de « convoitise » (et un commerce international perçu comme un « jeu à somme nulle » à l’instar de ce que pensaient les mercantilistes ou les dirigeants des années 1930). Avec le capitalisme de la finitude, on assiste ainsi à un développement des logiques de prédation sur les terres, les données… On assiste à une volonté frénétique d’accaparement : compétition débridée – voire guerrière – pour s’accaparer les ressources (notamment naturelles) et l’information.

Il faut noter que la transition écologique, qui doit maintenir l’habitabilité de la planète et empêcher un changement climatique trop important, nécessite une quantité très importante de certaines ressources (comme les métaux rares) qui sont si fortement disputées. Si on ajoute la recherche de souveraineté technologique, la demande mondiale de ces ressources se situe à un niveau qui n’avait jamais été atteint dans l’histoire.

Voir la note de lecture :

C’est parce que l’idée que le monde est fini est maintenant acquise que l’on assite à un retour à ce capitalisme de la finitude. Les nations et les « compagnies-État » se sentent à l’étroit dans ce capitalisme de la rareté qui n’est pas près de se démentir – tant il existe une offre nécessairement bornée pour une demande qui ne se restreint pas (en raison de la croissance démographique à l’échelle mondiale et de la volonté de gagner en souveraineté). 

Dans un monde qui connait un ralentissement global de la productivité (comme le démontrent les tenants de la stagnation séculaire comme Robert Gordon), ce sont des vagues impérialistes qui déferlent (Trump qui veut changer le nom le Golfe du Mexique – en Golfe d’Amérique – mais aussi la Chine à Taiwan ou encore la Russie en Ukraine). C’est donc aussi le retour de la géopolitique qui transforme la nature du capitalisme. Le rapport de force s’impose, mais c’est pour mieux masquer une logique de prédation qui tend à s’universaliser.

Voir exercice : Interview de R. Gordon : vers la fin d’un âge d’or de la croissance ?

Le capitalisme de la finitude rejette le principe de la concurrence et lui préfère celui de la conquête. Il s’agit de gagner en appauvrissant son voisin, à l’image de la pensée mercantiliste ou du protectionnisme de la période des égoïsmes sacrés après la crise de 1929… car la concurrence ne ferait que des perdants (il s’agit bien de néo-mercantilisme). Ce retour à une forme de capitalisme de la rareté et de la prédation conduit à se placer résolument du côté du producteur – et non plus du côté du consommateur comme dans le capitalisme libéral avec un libre-échange qui augmente le surplus du consommateur ; c’est aussi la recherche de la puissance plutôt que l’abondance (perçue comme potentiellement universelle dans le cadre du capitalisme libéral) ; l’autarcie plutôt que libre-échange ; la concentration industrielle plutôt que concurrence…

La croyance dans les vertus de la mondialisation se serait inversée. Désormais, avec le capitalisme de la finitude, on pense que la mondialisation ne provoque pas de gains nets. Pourquoi ? Car il y a trop de compétiteurs et, surtout, des compétiteurs mieux armés. 

Ainsi, les États-Unis se montrent favorables au libre-échange tant qu’ils sont dominants. Ils ont mis en place la mondialisation libérale après la Seconde Guerre mondiale car cela servait leurs intérêts. Ce n’est plus le cas aujourd’hui car la Chine a rattrapé son retard technologique tout en continuant à se montrer plus compétitif sur le plan des prix ; il faut donc récuser le libre-échange (et saborder l’OMC) pour mieux se protéger de la puissance chinoise… Trump s’y emploie mais son action doit seulement se voir comme la représentation paradigmatique du capitalisme de la finitude.

Dans ce cadre, au-delà des États-Unis, les vainqueurs d’hier tentent de se passer des vainqueurs d’aujourd’hui sur leurs territoires nationaux (les droits de douane de Trump visent aussi à réindustrialiser le territoire américain) et voudraient voir les règles des échanges internationaux se modifier du fait d’une concurrence devenue « injuste ». C’est ce explique le retour des stratégies néo-mercantilistes.

Et pour faire face à la nouvelle puissance des émergents, les pays développés développent à leur tour des politiques de puissance, pour gagner en souveraineté et se montrer capable d’arracher une partie des ressources que tout le monde se dispute. Car le capitalisme de la finitude a inscrit dans les consciences une réalité intangible : « il n’y en aura pas pour tout le monde » (comme l’indique Arnaud Orain dans la toute dernière phrase se son livre).

Quatrième de couverture :

L’utopie néolibérale d’une croissance globale et continue des richesses est désormais derrière nous. Mais le capitalisme n’est pas mort pour autant. Sa forme actuelle n’est ni réellement nouvelle ni totalement inconnue., car elle est propre à tous les âges où domine le sentiment angoissant d’un monde « fini », borné et limité, qu’il faut s’accaparer dans la précipitation. Ce capitalisme se caractérise par la privatisation et la militarisation des mers, un « commerce » monopolistique et rentier qui s’exerce au sein d’empires territoriaux, l’appropriation des espaces physiques et cybers par de gigantesques compagnies privées aux prérogatives souveraines, qui dictent leurs rythmes.

Dans cet essai, Arnaud Orain dévoile ce « capitalisme de la finitude » et en éclaire les mécanismes aux trois périodes où il s’épanouit : XVIe-XVIIIe siècle, 1880-1945, 2010 à nos jours. L’auteur offre une tout nouvelle perspective sur l’histoire mondiale et éclaire les grands enjeux de notre temps.

L’auteur :

Arnaud Orain, économiste et historien, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a récemment publié Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant (Gallimard, 2023).

Questions pour vérifier l’acquis et vous entraîner sur le thème :

1) Pourquoi l’auteur forge-t-il le concept de « capitalisme de la finitude » ?

2) Quelles en sont les grandes caractéristiques selon l’auteur ?

3) Pourquoi ne faut-il pas confondre capitalisme et libéralisme économique ?

4) Pourquoi le libre-échange n’est-il plus plébiscité aujourd’hui, par les États-Unis en particulier ?

5) Comment peut-on expliquer que les acteurs économiques (nations et grandes firmes) paraissent s’être lancés dans une logique de prédation ?

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