Le couloir étroit. Les États, les sociétés, et la lutte éternelle pour la liberté

Daron ACEMOGLU, James A. ROBINSON

Daron Acemoglu et James Robinson consacrent cet ouvrage à la liberté, et s’interrogent sur le fait de savoir comment les sociétés humaines, au fil des époques et aujourd’hui, sont parvenues à l’atteindre ou non.

Ils retiennent dans cette fresque historique la conception philosophique de la liberté selon John Locke, pour lequel « la liberté naturelle de l’homme consiste à ne reconnaître aucun pouvoir souverain sur la terre, et de n’être point assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de qui que ce soit ». La liberté est donc avant toute chose l’absence d’arbitraire, de violence, de répression dégradante, et la possibilité pour les individus d’exercer leur libre arbitre et réaliser leurs aspirations. Or les auteurs rappellent que rares sont les régimes politiques dans l’Histoire qui ont véritablement réalisé cette aspiration de l’Homme, tandis que des millions de personnes en Afrique, au Moyen-Orient, ou en Amérique Latine, en sont encore privés.  

L’État et la société

Pour explorer les formes de l’État dans l’Histoire des sociétés humaines, et au sein des différentes aires géographiques, Daron Acemoglu et James Robinson s’appuient sur la conception du Léviathan au sens de Thomas Hobbes, selon laquelle le peuple peut décider de confier contractuellement sa liberté à l’État en l’échange de sa sécurité, mais ils la critiquent en rappelant que « la force ne fait pas le bien », et que l’État bureaucratique et totalitaire peut placer les individus sous un joug implacable et criminel, et rendre la vie misérable.

Dans cet ouvrage très riche en références historiques, les auteurs distinguent comme fil conducteur plusieurs formes de Léviathan :

- Le « Léviathan despotique » est celui qui ne rend aucun compte à la société et organise la répression des opposants, mû par « une volonté de puissance », comme sous l’Allemagne du Troisième Reich ou la Chine communiste de Mao, utilise la violence et la persécution. Il peut s’épanouir également dans des régimes autoritaires comme la Russie, le Guatemala, ou l’Arabie saoudite aujourd’hui.

- Le « Léviathan absent » est caractéristique des sociétés où les pouvoirs publics sont trop faibles pour assurer la sécurité sur l’ensemble du territoire, et où la société civile tente de s’auto-organiser pour contrôler la violence. C’est le cas du peuple Akan du Ghana moderne et de la Côte d’Ivoire, du système politique au Liban. Mais ce peut être aussi le Congo moderne, où règne un haut niveau de violence et d’insécurité.

Daron Acemoglu et James Robinson évoquent la « cage des normes » pour désigner l’ensemble des règles sociales qui structurent les sociétés et gouvernent de nombreux aspects de la vie humaine, autant qu’elles expliquent la hiérarchie sociale. Ainsi en est-il du système des castes en Inde, extrêmement prégnant dans les comportements, alors que l’État demeure faible malgré un système politique démocratique.

- Le « Léviathan enchaîné » est celui qui est capable d’appliquer les lois, de dompter la violence, de résoudre les conflits et de fournir des services publics, mais qui est encore apprivoisé et dompté par une société affirmée et bien organisée. C’est le système d’équilibre des pouvoirs de la vallée d’Oxaca dans le Mexique ancien vers 500 avant J.-C., celui des communes italiennes du Moyen-Âge (à l’instar de Sienne), de l’Angleterre depuis la Magna Carta et le Bill of Rights, ou de la Constitution des États-Unis rédigée à la fin du XVIIIème siècle, ou bien celui de la Corée du Sud de nos jours. Pourtant, le Léviathan enchaîné est fragile et il a une « double face de Janus » : il peut à tout moment, si la société ne tient pas suffisamment fermement les chaînes, dériver vers un État despotique. Les constitutionnalistes américains ont ainsi pris grand soin de maintenir, dès l’origine, un équilibre entre l’État fédéral et les États fédérés, entre l’État central et l’échelon local. Néanmoins, la vie dans un Léviathan enchaîné n’empêche pas l’existence d’un système esclavagiste comme les États-Unis l’ont connu, et même la persistance encore aujourd’hui d’inégalités socio-économiques très fortes, et de certaines discriminations envers les afro-américains. Mais en tout état de cause, à long terme, seul le « Léviathan enchaîné » peut conduire les sociétés vers la liberté et le progrès humain. Le Léviathan enchaîné ne surplombe pas la société, il est à ses côtés.

Lire la note de Dani Rodrik sur l’État dans la mondialisation

Rester dans le couloir

Toute l’argumentation de Daron Acemoglu et James Robinson consiste à démontrer que la liberté n’a pu se déployer que tardivement, et qui plus est, le long d’un étroit couloir. Ils évoquent l’effet « Reine de Cœur » en référence au livre de Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir : Alice y fait une course avec la Reine de Cœur et tente de maintenir sa position, en ayant l’impression, malgré tous ses efforts, de demeurer sur place. Si le paysage ne change pas autour d’elle, la Reine de Cœur lui explique alors que dans le pays où elle se trouve, on est obligé de courir tant que l’on peut, pour rester au même endroit. Les auteurs considèrent que, toute comme Alice et la Reine de Cœur, la société et l’État sont engagés dans cette course éperdue avec le Léviathan : si la société s’essouffle, elle laisse le Léviathan enchaîné devenir menaçant et despotique, et si elle le dépasse ostensiblement, le Léviathan devient absent et la désagrégation sociale menace. L’effet Reine de Cœur permet à la société, comme dans la cité Athénienne de l’époque de Solon, de domestiquer l’État et de construire des équilibres politiques subtils, avec l’expression démocratique du peuple face aux élites, même si les inégalités ont persisté entre les catégories de la population. A l’image d’Athènes, la création d’un Léviathan enchaîné doit s’appuyer sur une société qui coopère, s’organise collectivement et prend part à la vie politique.

Mais une fois le Léviathan enchaîné dans le couloir de la liberté, les sociétés décident de lui laisser plus ou moins de latitude pour satisfaire les besoins des citoyens, en termes de services publics et de système de redistribution. C’est ce que les auteurs appellent la stratégie de « confiance et de vérification », soit faire confiance à l’État pour acquérir plus de pouvoirs, mais en même temps augmenter le contrôle sur lui, et corriger les défaillances du marché et l’allocation des ressources.

Lire le cours de spécialité SES en terminale sur la croissance économique :

Le développement économique dans le couloir

Daron Acemoglu et James Robinson insistent dans cet ouvrage sur les conditions de la croissance économique : le « Léviathan despotique » peut certes assurer l’ordre et la sécurité dans la société, voire gagner la guerre, contrôler les ressources économiques et piloter une « croissance despotique ». Mais il peut aussi dériver, et cela est souvent le cas, vers une prédation des richesses et une monopolisation des bénéfices de l’expansion pour lui-même ou pour financer une bureaucratie tentaculaire avec une taxation étouffante. Les auteurs ont développé l’idée, dans leurs travaux antérieurs, que la croissance économique dépend de la sécurisation des droits de propriété du commerce et des investissements, mais repose aussi sur l’innovation et l’amélioration de la productivité. Mais l’innovation a besoin de créativité et de liberté pour s’épanouir (« les individus doivent agir sans peur, expérimenter et tracer leur propre chemin avec leurs propres idées, même si ce n’est pas ce que les autres voudraient voir. C’est une situation difficile à maintenir dans le despotisme »). Ainsi, le Léviathan despotique, sans institutions solides pour protéger le marché, n’est pas à même de favoriser les conditions d’une croissance économique durable. Seul le Léviathan enchaîné peut générer des opportunités et des incitations à l’activité économique à grande échelle et susciter l’investissement, expérimentation et innovation. L’Europe féodale a su ainsi progressivement s’installer dans le couloir à l’époque de la Révolution industrielle, en desserrant la cage des normes (grâce à l’esprit des Lumières, l’affaiblissement de l’obscurantisme religieux, les progrès de la raison individuelle, etc.), et avec pour berceau l’Angleterre, patrie des inventeurs, notamment dans le textile. Mais d’autres pays comme la Chine sont restés à cette époque prisonniers de la « cage des normes » qui a asphyxié l’innovation et la créativité.

 

Lire la synthèse sur les institutions et la croissance

Daron Acemoglu et James Robinson estiment que « l’Histoire n’est pas le destin » : au gré des évènements, les nations, en suivant leur chemin, peuvent entrer et sortir du couloir, même si leur histoire singulière détermine la forme du couloir, en fonction de conditions économiques, politiques et sociales spécifiques. Le monde multipolaire actuel reste aussi constitué de « Léviathans de papier », d’État très fragiles et prédateurs, face à des sociétés faibles et désorganisées, où la violence et la domination se déchaînent dans la société civile, en Afrique et en Amérique Latine.

Mais les régions du Léviathan enchaîné ne sont pas à l’abri de « sortir du couloir » : à mesure que la confiance dans les institutions et la légitimité des élites s’érode, comme on le perçoit aujourd’hui aux États-Unis et en Europe, et que les bénéfices de la mondialisation et de la prospérité économique sont inégalement répartis, les forces politiques populistes s’engouffrent dans la brèche, et la marche vers le Léviathan despotique n’est pas exclue. Ainsi, « il n’est pas seulement difficile de créer un Léviathan enchaîné, il faut aussi travailler dur pour vivre avec ». Daron Acemoglu et James Robinson considèrent que le Léviathan enchaîné est un travail perpétuel, et citant l’exemple de la Suède et se ses réformes économiques, ils plaident pour que l’État laisse davantage d’espace aux compromis sociaux et aux partenaires sociaux. La société doit ainsi susciter un effet « Reine de Cœur » et renforcer la légitimité des institutions démocratiques protectrices des libertés.

 

 

Quatrième de couverture

Pourquoi certains États sombrent-ils dans l'autoritarisme ou l'anarchie alors que d'autres défendent les libertés individuelles ? La plupart des sociétés ont connu, au cours des siècles, des périodes où les forts ont dominé les faibles et où la liberté humaine a été étouffée par la force, les coutumes et les normes. Soit les États ont été trop faibles pour protéger les individus face à ces menaces, soit ils ont été trop forts pour que les individus se protègent eux-mêmes. La liberté n'émerge que lorsqu'un équilibre est trouvé entre l'État et la société. Daron Acemoglu et James A. Robinson emmènent le lecteur dans un voyage à travers le temps, de l'American Civil Rights Movement à l'histoire ancienne et récente de l'Europe, en passant par la civilisation zapotèque vers 500 avant J.-C, l'histoire impériale chinoise, le colonialisme dans le Pacifique et le système de castes de l'Inde... pour comprendre comment s'est tantôt élargi, et tantôt rétréci, le couloir menant à la liberté. Aujourd'hui, nous sommes en pleine période de déstabilisation. Nous avons plus que jamais besoin de liberté, et pourtant le couloir de la liberté est de plus en plus étroit et dangereux. Le danger qui se profile à l'horizon n'est pas " seulement " la perte de notre liberté politique ; c'est aussi celui de la désintégration de la prospérité et de la sécurité qui dépendent essentiellement de la liberté. A l'opposé du couloir de la liberté se dessine la voie de la ruine.

Les auteurs

Daron ACEMOGLU est professeur au MIT. Il a reçu la médaille John Bates Clark en 2005, le prix Erwin Plein Nemmers en 2012 et le prix BBVA Frontiers of Knowledge en économie, finances et gestion en 2016, pour l'ensemble de ses travaux. Il est régulièrement cité parmi les probables candidats au prix Nobel d'économie.


James A. ROBINSON, politologue et économiste, est professeur à l'université de Chicago. Spécialiste de l'Amérique latine et de l'Afrique, il mène actuellement des recherches en Bolivie, en Afrique et en Colombie où il enseigne depuis des années à l'université des Andes de Bogotá.

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