Les institutions et la croissance

Introduction

Expliquer les écarts de croissance et de développement au niveau mondial constitue l'une des tâches centrales des économistes. Selon les propos mêmes de Robert E. Lucas (1988), il est difficile de penser à autre chose une fois que l'on a pris conscience de ces écarts1. Il est de plus en plus admis parmi les économistes que les différences constatées au niveau mondial doivent être expliquées non pas tant par l'accumulation quantitative des facteurs de production (capital humain et physique) que par les institutions qui organisent l'utilisation des ressources. Les institutions sont en effet devenues à la mode, notamment suite aux travaux de Douglas C. North qui s'est vu attribué le prix Nobel en 1993 (avec Robert W. Fogel). Des organismes internationaux comme le FMI ou la Banque mondiale font largement référence aux explications institutionnelles dans leurs préconisations, affermissant ainsi l'académisme de l'approche. En changeant adroitement certaines règles du jeu (normes sociales, normes juridiques, etc.) il doit être possible d'initier la croissance économique en particulier pour les PED. Le problème toutefois c'est que la notion même d'institutions manque de stabilité conceptuelle. Qu'un chef d'Etat ou qu'un organisme international souhaite agir sur les institutions de son pays ne dit pas comment opérer. Faut-il changer la loi mais laquelle ? Faut-il changer les mentalités, mais est-ce possible ? Comme pour toute action politique il conviendra de disposer d'un modèle sous-jacent du fonctionnement de la société. Or les institutions engagent, comme nous allons le voir, l'ensemble de la société.

De quoi parle-t-on ?

Selon la définition de North, qui fait largement autorité, les institutions permettent de réduire l'incertitude inhérente aux relations humaines. Elles sont vécues comme les « contraintes établies par les hommes qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles (comme les règles, les lois, les constitutions), de contraintes informelles (comme des normes de comportement, des conventions, des codes de conduite auto-imposés) et des caractéristiques de leur application » (D.C. North, 1994, p. 361). Cette définition a le mérite de catégoriser les institutions en créant 2 types dans lesquels peuvent se retrouver de nombreux chercheurs : que l'on songe par exemple à la typologie du contrôle social (formel et informel). Si nous définissons la croissance économique comme le résultat d'une synthèse cohérente des comportements individuels, le lien avec les institutions est manifeste. Nous obtenons alors la séquence suivante :  

Incertitude => Cadre institutionnel => Comportements => Croissance économique

Le problème, à partir de là, c'est que les institutions ne sont pas nécessairement efficientes. Elles peuvent conduire à la croissance comme à la stagnation. En ce sens, la croissance ne va pas de soi, ce qui constitue l'une des interrogations majeures de l'économie institutionnelle. Que le cadre institutionnel implique des règles juridiques et des règles sociales ne doit pas surprendre.

En ce qui concerne les règles formelles nous pouvons nous référer au rôle du système formel de propriété (privée) chez Hernando de Soto. Celui-ci se fonde sur des données édifiantes. La valeur totale de l'immobilier des pays du tiers monde et de l'ancien bloc communiste hors des circuits légaux représenterait 9 300 milliards de dollars en 1997, soit plus de 20 fois le montant total des ivnestissements directs étrangers dans le tiers-monde et les ex-pays communistes entre 1989 et 1999. Le capital y correspond à du capital mort, enfermé dans l'économie informelle. Nous comprenons alors qu'il devienne urgent d'instaurer des infrastructures juridiques pour donner « vie » à ces richesses. « En Occident, tout bien – tout terrain, toute maison, toute valeur mobilière – est formellement fixé dans des enregistrements tenus à jour et conformes aux règles du régime de propriété. Tout supplément de production, tout nouvel immeuble, produit ou objet ayant une valeur commerciale appartient formellement à quelqu'un », p. 60. Tout un ensemble de mécanismes et de procédures qui nous paraissent évidents sont à construire dans les pays en développement. Mais leur situation est finalement comparable à celle des Etats-Unis du XIXe siècle qui ont fini par entériner les appropriations sauvages des pionniers.

En ce qui concerne le rôle des institutions informelles, il suffit de dire que la croissance implique des mutations importantes, au minimum sectorielles, et n'est pas isolable du changement social. Comme le note Pierre Maillet (1979, p. 67), « [l]e prix de la croissance est aussi une acceptation du changement ». Que faire si les populations préfèrent la plage et le soleil au travail ? Les préférences de la population doivent être compatibles avec les exigences d'une croissance soutenue. Autre exemple : la défense de la réputation liée à la défense de l'honneur a pu jouer à une certaine époque un rôle majeur. « Dans l'Angleterre du XIXe siècle, l'actif le plus important d'un homme d'affaire fut certainement sa réputation comme « gentleman » même s'il n'était pas un gentleman de naissance ou par son activité », (Joel Mokyr, 2008, p. 17). La réputation, la confiance, font partie de toutes ces caractéristiques toujours actuelles qui favorisent les contrats, autorisent des relations de long terme favorables à la croissance économique. En langage économique, nous dirions qu'elles permettent de réduire les coûts de transaction, c'est-à-dire les coûts associés à l'organisation et au respect des contrats. 

Puisque les institutions renvoient à un cadre large, certaines risquent de ne pas pouvoir être changées rapidement et d'entrer en contradiction avec d'autres. Aussi n'est-il pas inintéressant de définir les institutions selon leur pesanteur sociale. C'est l'exercice auquel se livre par exemple Oliver E. Williamson qui identifie 4 types d'institutions selon leur fréquence de changement, renvoyant à 4 ordres théoriques. Au niveau le plus bas interviennent lesarrangements marginaux associés aux prix, quantités, etc. Ceux-ci sont continus et très bien expliqués par la théorie néo-classique. Ensuite interviennent les structures de gouvernance jouant sur la contractualisation des relations et pouvant durer plusieurs années. A un niveau supérieur encore, c'est l'environnement institutionnel qui est en cause et en particulier les institutions formelles au sens de North. Celles-ci jouissent d'une certaine pesanteur pouvant aller jusqu'au siècle. Enfin au niveau ultime nous trouvons les institutions informelles qui n'ont pas de finalité calculée et qui relèvent d'une théorie de la société. Ce sont les institutions les plus difficiles à changer puisqu'elles peuvent durer plusieurs siècles2. Dans une voie similaire à celle de Williamson, Gérard Roland distingue les institutions qui peuvent changer rapidement (fast-moving institutions) de celles qui ne le peuvent pas (slow-moving institutions). Nous retrouvons alors toujours la même logique. Les normes sociales ont plus de pesanteur que les lois par exemple qui peuvent être changées en une nuit. 

Notons enfin que les institutions peuvent aussi se distinguer selon leur mode d'apparition. Par exemple Karl Menger opposera institutions organiques (qui émanent spontanément des activités humaines) et institutions pragmatiques (créées par les hommes afin d'atteindre certains objectifs). Friedrich Hayek s'appuiera sur cette distinction pour distinguer l'ordre spontané (kosmos) de l'ordre construit (taxis). A ses yeux seul l'ordre spontané (marché,common law) est conforme au libéralisme. L'ordre spontané repose sur l'auto-organisation et n'est pas coordonné de manière consciente. Hayek avouera quand même que certaines décisions peuvent mener à des impasses et nécessitent l'action délibérée et consciente de la législation. 

Ce bref panorama nous montre que les institutions, vu leur étendue, risquent effectivement d'avoir un rôle à jouer sur la croissance. Comme l'indique Bernard Chavance (2001, p. 85) : « Outre le langage, la morale, la religion la famille, la monnaie, la propriété, le marché, celle-ci [la définition des institutions] recouvre, selon les auteurs, les conventions sociales, les coutumes, les habitudes, les routines, les règlements particuliers à une organisation, les règles légales, les contrats, les constitutions, les traités, les ordres, mais aussi les associations, la hiérarchie, l'entreprise, les organisations syndicales, patronales, professionnelles, les églises, les universités, les partis politiques, le gouvernement, les administrations, les tribunaux, l'Etat, les organisations internationales ». Mais n'est-ce pas prétendre, avec un ordre d'idées aussi large, que tout détermine tout et donc qu'il n'est plus possible d'expliquer quoi que ce soit ? Ne revenons-nous pas à prétendre qu'au final la cause de la croissance doit être trouvée dans la société elle-même, ce qui est fondamentalement tautologique ? Cette limite inhérente va à son tour se répercuter sur la nature des institutions. Sont-elles des causes agissantes ou le résultat du phénomène de croissance ? L'utilisation des tests économétriques apparaîtra alors comme une nécessité méthodologique.

Facteur exogène ou endogène ?

La question de savoir si les institutions constituent ou non une variable exogène est essentielle à l'analyse. Or deux limites vont se présenter. Tout d'abord les institutions sont a priori en interaction avec la croissance. Une croissance soutenue nécessite peut-être les institutions adéquates mais elle permet en retour de dégager les ressources nécessaires à leur instauration. Songeons à la mise en place d'un système juridique performant par exemple. Schématiquement nous obtenons :

Institutions <=> Croissance

Prétendre ensuite que les institutions favorisent la croissance c'est implicitement admettre qu'elles sont isolables et autonomes en tant que variables. Or elles interagissent avec d'autres variables comme la géographie (latitude, maladies, journées de froid, enclavement, etc.) ou l'ouverture internationale qui peuvent constituer des causes plausibles de la croissance. Le schéma ci-dessous permet de rendre compte de l'ensemble des causalités évoquées.

 

 

Source : D. Rodrik, A. Subramanian (2003, p. 32) 

C'est pour tenter de surmonter les limites constatées que de nombreux travaux recourent à l'économétrie pour évaluer le rôle précis des variables et gommer certaines interactions (neutraliser l'effet de certaines variables). Dani Rodrik et Arvind Subramanian (2003, p. 32) vont jusqu'à prétendre que « si la Bolivie faisait l'acquisition des institutions de la qualité de celle de la Corée du sud, son PIB serait proche de 18 000 $ plutôt qu'à son niveau actuel de 2 700 $ ». Malgré sa nature entièrement exogène, la géographie ne jouerait de manière directe que faiblement sur le revenu et son action passerait en fait par les institutions. Cette idée est largement présente chez Acemoglu, Johnson et Robinson (2001) qui ont l'idée de prendre le cas des colonies, où les institutions furent créées ex-nihilo. Le caractère exogène de ces dernières paraît de ce fait incontestable. Les auteurs distinguent ainsi les colonies de peuplement où de « bonnes » institutions sont mises en place et les colonies d'extraction où règnent des institutions prédatrices3. La mise en place d'un type particulier de colonie et donc de cadre institutionnel est à son tour commandée par le taux de mortalité originel des pays colonisés. En effet les Européens n'étaient pas incités à peupler des lieux hostiles. Nous obtenons ainsi la séquence suivante :

localisation géographique => taux de mortalité => type de colonisation => type d'institutions => taux de croissance

La force de l'argumentation repose sur l'utilisation d'une variable instrumentale, le taux de mortalité pour expliquer le cadre institutionnel. Dans la mesure où ce taux n'explique plus rien aujourd'hui et que les institutions jouissent d'une certaine pesanteur, celles-ci peuvent bien constituer la cause efficiente de la croissance. 

Plus largement les travaux économétriques permettent d'identifier des corrélations pertinentes entre variables, que les théories sous-jacentes vont transformer en causalité. 

 

 

Source : D. Rodrik, A. Subramanian (2003), p. 33

Nous voyons au terme de cette évocation que les institutions jouent positivement sur la croissance si elles sont de bonne qualité. Mais comment définir de « bonnes » institutions ? La réponse ne va-t-elle pas dépendre du modèle institutionnel sous-jacent et donc de la conception de l'économie ? Comment être sûr qu'une action sur un type d'institutions donnera le résultat escompté sur l'ensemble de l'économie, c'est-à-dire sur l'ensemble des interactions impliquant un ensemble multiple d'institutions ?

 

Comment définir les « bonnes » institutions ?

Dans la littérature académique les institutions sont largement définies en référence au bon fonctionnement du marché. Elles ont pour fonction de le réguler, le stabiliser et le légitimer (ainsi que l'ordre marchand)4. Les institutions seront qualifiées de bonne qualité si elles garantissent ces fonctions. Nous y trouvons, selon les travaux, la protection des droits de propriété, l'existence d'un Etat de droit, la modicité du fardeau réglementaire, l'absence de corruption, etc. Une telle démarche s'inscrit de toute évidence dans le cadre de ce qu'on appelle la nouvelle économie institutionnelle qui se distingue de l'institutionnalisme historique pour sa confiance dans les mécanismes marchands. Si la nouvelle économie institutionnelle est issue des travaux de Ronald Coase, North ou Williamson, l'institutionnalisme historique fait référence à des auteurs comme Thorstein Veblen ou John R. Commons nettement plus critiques vis-à-vis du fonctionnement du capitalisme. Aussi n'est-il pas étonnant que la distinction entre économistes orthodoxes (se référant à l'économie standard néo-classique) et hétérodoxes se retrouve au sujet des courants institutionnalistes5. La définition des bonnes institutions risque alors de dépendre des courants de pensée associés. C'est sans doute pour cette raison que Pranab Bardhan (2005) se demande dans une contribution au titre évocateur : « Les institutions sont essentielles, mais lesquelles » (« Institutions matter, but which ones ? ») ? Contrairement à Acemoglu, Jonhson et Robinson (2001) que nous avons évoqué plus haut, Bardhan préfère utiliser la variable « tradition étatique » plutôt que « taux de mortalité des colonisateurs ». Elle est selon lui mieux à même de rendre « compte des forces historiques majeures qui ont un impact sur la structure institutionnelle économique et sociale d'une ex-colonie », (p. 4). Remarquons d'ailleurs que le rôle de l'Etat, en tant que « producteur d'ordre social », constitue une figure majeure de la nouvelle économie institutionnelle elle-même. Plus largement la démarche de Bardhan interroge la question de la variable endogène pertinente. C'est généralement le PIB ou le PNB par tête qui sont retenus. Or Bardhan montre que les droits accordés aux citoyens sont d'autant plus significatifs que l'on retient un indicateur de développement. Nous pouvons d'ailleurs élargir ce point de vue. En effet malgré une certaine prise de conscience mondiale depuis le rapport Brundtland, la croissance, mesurée par le PIB ou le PNB, demeure l'objectif « idéologique » des pays. Même l'Indicateur de développement humain (IDH), censé mesurer le niveau de développement, retient aussi le PIB/habitant, à côté de l'espérance de vie, du taux de scolarisation et du taux d'alphabétisation. En supposant que les « institutions standard mondiales » permettent d'accroître le taux de croissance, est-ce vraiment l'objectif le plus souhaitable, et à terme le plus soutenable (et donc le plus réalisable) ? 

Sans aller jusqu'à une remise en cause des variables endogènes. Rodrik (2003, p. 13),remarque que les pays qui ont réussi dans la mise en marche de la croissance sont ceux qui ont combiné des « éléments hétérodoxes avec des hérésies locales ». Il faut entendre par « éléments hétérodoxes » les pratiques de la bonne gouvernance liées, comme nous l'avons vu précédemment, au respect des droits de propriété, à l'absence de corruption, etc. Il peut exister pour Rodrik plusieurs manières de protéger les droits de propriété par exemple. Ainsi la Chine sécurise les investissements privés, notamment étrangers, par un partenariat privé/public. La protection des droits ne repose pas sur l'impossibilité légale d'expropriation, comme dans les pays capitalistes, mais sur le fait que l'Etat, en prélevant une part des bénéfices, n'a aucun intérêt à exproprier. Il s'agit en somme d'un « mix » entre propriété publique et propriété privée. La prise en compte des cas particuliers suppose d'établir, comme l'indiquent Hausman, Rodrik et Velasco (2006), le « bon diagnostic ». Or à des diagnostics différents devront correspondre des réformes institutionnelles différentes. Par conséquent des réformes sur une grande échelle, à l'image des politiques d'ajustement structurel menées il y a encore quelques années par le FMI ou la Banque mondiale, sont pernicieuses. Au contraire, des « accélérations de croissance » sont possibles à partir de mesures limitées mais ciblées (R. Hausmann, L. Pritchett, D. Rodrik, 2004). Toutefois le discours des organismes internationaux a-t-il vraiment évolué dans le fond ? Est-il devenu plus soucieux des « hétérodoxies locales » ? Chang Ha-Joon (2006) en doute fortement. Pour lui la nouvelle politique institutionnelle traduit toujours une « tentative [pour] surmonter les échecs répétés des politiques orthodoxes dans le monde réel », (pp. 53-54). Le marché reste fondamentalement la norme et l'échec des politiques résulte de l'absence des institutions conformes initiales. « En d'autres termes, l'argument institutionnel est mobilisé comme moyen de protéger les principes fondamentaux de la science économique orthodoxe, face à son incapacité à expliquer ce qui se passe dans le monde réel », (H. J. Chang, 2006, p. 54). Ainsi malgré un renouvellement dans la terminologie (on ne parle plus d'ajustement structurel), les pratiques des organismes internationaux n'ont fondamentalement pas évolué et la croissance n'a pas vraiment été relancée, si ce n'est amorcée, dans les pays du Sud. 

La défense des bonnes institutions peut enfin se révéler polémique lorsqu'elle engage non plus des courants de pensée mais des traditions juridiques nationales. C'est précisément le cas depuis que la Banque mondiale a commencé à publier ses rapports annuels « Doing Business » en 2003. Les systèmes de common law y sont systématiquement valorisés au détriment des systèmes de droit codifié pour ce qui est de favoriser la croissance économique. Il y aurait entre autres une lenteur, une complexité et un coût des procédures qui n'existeraient pas dans le common law plus proche du marché et de ses rapports flexibles. Le common lawaccorderait aussi plus de garanties aux libertés individuelles et d'autonomie de la sphère juridique par rapport à l'Etat et au politique. Ainsi Paul G. Mahoney (2001) montre, tests économétriques à l'appui, que sur la période 1960-1992, les pays de common law ont connu une croissance par tête annuelle en moyenne 0,64 % plus rapide que ceux du droit civil. Cette perspective reprend en fait l'argumentation de Hayek sur la supériorité des procédures marchandes dont le common law est une expression singulière. 

La controverse sur la supériorité du common law été telle en France qu'un programme « Attractivité économique du droit » a été lancé sous le patronage du ministère de la Justice6. Par ailleurs de nombreuses conférences se sont déroulées pour évaluer l'apport du droit codifié7Si de nombreux auteurs s'accordent sur l'importance démocratique d'une mesure de l'efficacité du droit, ils restent beaucoup plus nuancés quant à la méthodologie utilisée. Par exemple certains travaux recourent à une mesure des règles juridiques formelles, c'est-à-dire à celles contenues dans les livres (« law in the books ») mais ignorent ce qu'elles deviennent dans la réalité. De telles analyses ignorent le « gap » entre « l'énoncé des normes écrites et leur mise en oeuvre, ce qui est une hypothèse que l'on peut qualifier d'héroïque » (Thierry Kirat, 2005, p. 20). Cette hypothèse a en effet été largement démentie par la sociologie juridique et rejoint une critique plus générale sur l'articulation entre les types d'institutions, formelles et informelles. Nous pouvons effectivement nous attendre à ce que les institutions forment une certaine cohérence et que le droit, en particulier, s'insère dans une tradition culturelle. A quoi bon alors évoquer la supériorité d'un droit sur un autre ? Est-ce à dire que l'on vise la suppression des régimes juridiques jugés inefficients ? Ne faut-il pas au fond tenir compte, pour reprendre la terminologie northienne, des institutions informelles auxquelles s'articulent les institutions formelles ? 

 

De l'improbable théorie universelle à la surestimation de l'explication institutionnelle ?

L'articulation entre les types d'institutions engageant cohérence institutionnelle et théorie du changement institutionnel ne pouvait que constituer l'aboutissement de cette présentation. C'est l'une des limites de l'économie institutionnelle qui n'est pas unifiée et ne peut que proposer des explications partielles difficilement généralisables. En termes pratiques, se posera par exemple la question des transplants. En distinguant les « fast-moving » et les «slow-moving institutions », Roland invite par exemple le lecteur à réfléchir à l' « importation » des institutions. Ce qui marche dans un pays avec une certaine cohérence institutionnelle peut ne pas fonctionner dans un autre. Cette question s'est posée et continue de se poser en ce qui concerne la force d'attraction du modèle danois de flexisécurité. Dans quelle mesure peut-on importer ce modèle en France ? Quelles sont les institutions qui le supportent ? De toute façon les approches en termes de diversités du capitalisme nous ont montré qu'il existait tout un ensemble varié de configurations viables. Les comparaisons sont souvent difficiles. S'appuyant sur les performances des marchés nationaux du travail en Europe sur la période 1980-1990, Jean-Paul Fitoussi et Olivier Passet (2000, p. 23) prétendent que « l'hétérogénéité institutionnelle des pays ayant réussi à endiguer le chômage conduit à la présomption qu'il existe une multiplicité de « stratégies gagnantes », d'une part, et que, d'autre part, c'est la configuration des variables institutionnelles davantage que la conformité de chacune aux a priori théoriques, qui importe8 ». 

C'est sans doute aussi le propre des théories de la croissance et à laquelle n'échapperait pas l'approche institutionnelle que de se croire universelle. Charles Kenny et David Williams (2001) remettent ainsi en cause l'universalisme épistémologique (tout est connaissable et formulable en lois universelles) et l'universalisme ontologique (économie et processus économique sont superposables et la réalité d'un pays est transposable dans celle d'un autre) qui caractérisent les théories de la croissance. Remarquons que l'universalisme ontologique transparaît clairement dans les propos précédents de Rodrik et Subramanian au sujet de la Bolivie et de la Corée du Sud. Peut-être que le problème de la nouvelle économie institutionnelle dont s'inspire ce type de réflexion est de ne pouvoir prétendre, faute de théorie des prix, à la normativité dont jouit l'économie standard. Sans point de comparaison solide avec lequel orienter la réalité elle se fonde sur la supériorité non démontrée, des mécanismes marchands et des processus implicites de sélection des règles efficaces9.

Mettant en avant les limites de l'économie institutionnelle certaines approches vont proposer des modèles alternatifs de croissance. Nous pouvons nous appuyer sur deux types d'approches. Les premières mettent en avant le rôle de la géographie et du climat, les secondes le rôle de la sélection naturelle. Nous avons vu dans le deuxième point que les auteurs se devaient de gommer l'action des variables pertinentes pour isoler le rôle propre des institutions. Or même Rodrik (2004, p. 5) pourtant partisan de la causalité institutionnelle reconnaît qu'il est « juste de rappeler que la communauté scientifique reste divisée sur la signification de la géographie comme déterminant direct du niveau de revenu » – sous-entendu que l'approche géographique a des fondements tout aussi valables que l'approche institutionnelle. Il n'est donc pas certain que les institutions soient une cause universelle de croissance. Il convient alors de prendre en compte d'autres variables comme la géographie. Jeffrey Sachs s'engouffrera dans cette brèche, affirmant que les institutions « ne posent pas problème » (« Institutions don't matter ») et qu'il faut réfuter le « fondamentalisme institutionnel10 ». Sachs conteste fondamentalement la prétention universaliste des approches dites institutionnelles. « En jetant aux oubliettes les explications à facteur unique et en comprenant que la pauvreté procède peut-être autant du paludisme que du taux de change nous serons bien plus créatifs et ouverts d'esprit dans notre approche des pays pauvres », (Sachs, 2003, p. 41). Le paludisme joue en effet sur la santé et la productivité des travailleurs et entraîne un taux de mortalité infantile intolérable. Dans ce cas de « bonnes » institutions ne seront pas susceptibles de remédier au problème11. A quoi bon mettre en place dans les pays à paludisme endémique un système formel de propriété comme le proclame par exemple Soto (2005) ?  

Dans le même temps s'est développée une approche alternative fondée sur la sélection naturelle. Nous pouvons y associer les contributions de Gregrory Clark et d'Oded Galor. Il s'agit alors d'expliquer selon eux la croissance à long terme et en particulier la cassure qui s'est opérée autour de 1800. Il faut croire que les mécanismes de la sélection naturelle ont joué sur la composition de la population favorisant la révolution industrielle. Dès le Moyen-Âge opère une sélection des plus riches selon Clark dont les enfants vont remplir les strates basses de la hiérarchie sociale. Cela lui fera écrire sur un ton volontiers polémique, que nous sommes génétiquement capitalistes. Pour Galor la sélection naturelle va jouer sur la stratégie de reproduction en favorisant la qualité de la descendance au détriment la quantité. Il arrivera ainsi un moment où la population sera mature pour utiliser un progrès technique favorable à la croissance auto-entretenue permettant d'élever durablement le revenu par tête. 

Nous voyons donc qu'il existe des alternatives plausibles à l'explication institutionnelle, ce qui montre à quel point le débat reste ouvert et passionnant. 

 

Conclusion

Mettre en relation les institutions et la croissance apparaît au final comme une tâche passionnante mais difficile. Même si nous pressentions bien que les institutions devaient avoir un rôle à jouer sur les performances économiques, le modèle qui doit en rendre compte n'est pas encore disponible. Tout au plus sommes-nous en présence d'explications partielles, voir partiales et/ou historiquement circonscrites. Par honnêteté, il convient d'ajouter qu'aucun modèle économique ne peut viser, sans critiques, l'universalité, ce qui interroge plus largement la capacité des sciences économiques à être une science « dure ». Et pour être encore plus honnête, ajoutons qu'au quotidien, les acteurs économiques, bien que confrontés aux contraintes institutionnelles, n'en parviennent pas moins à conduire leurs activités.

 

Notes

1. « Y a-t-il une action que le gouvernement indien pourrait entreprendre qui conduirait l’économie indienne à croître comme l’Indonésie ou l’Egypte ? Si oui, comment exactement?  Si non, quelle est la nature de l’Inde qui la rend ainsi? Les conséquences pour le bien-être humain impliquées dans des questions comme celles-ci sont simplement prenantes : une fois que l’on commence à y penser, il est difficile de penser à autre chose » (R.E. Lucas, 1988, p. 5).
2. Comme l’indique par ailleurs Lant Pritchett (2006, p. 21), citant un économiste dont il préfère taire le nom,  « on peut définir les politiques comme ce qui peut être changé à dessein, et les institutions comme ce qui ne peut pas l’être ».
3. La qualité des institutions dépend notamment du régime de propriété mis en place, l’existence de droits de propriété (property rights) bien définis étant un signe d’efficacité.
4. Cf. D. Rodrik et A. Subramanian (2003). L’idée de norme libérale sous-jacente à la conception des institutions n’est pas nouvelle. Nous la trouvons chez Jacques Rueff (1945) dont la terminologie, pourtant éclairante, en termes de vrais et  faux droits de propriété n’a pas fait école. Selon une lecture désormais classique, Rueff lit l’échange marchand comme un échange de droits de propriété. Ainsi dans l’échange seul varie le contenu (les richesses échangées), le contenant restant le même (les droits de propriété). Les vrais droits sont alors ceux dont la valeur à été fixée sur un marché concurrentiel flexible. Les faux droits sont ceux qui ne trouvent pas de contrepartie en termes de richesses, ce qui caractérise toute particulièrement les économies inflationnistes.   
5. Pour une présentation des auteurs et des courants, cf. Chavance (2007). 
6. La Fondation pour le droit continental tout comme l’association Henri Capitant des amis de la culture juridique française se sont associées à ce projet de réévaluation à travers contributions et colloques. 
7. Citons la rencontre qui s’est tenue le 24 mai 2005 à la Cour de cassation  (organisée par la Chaire Régulation de Sciences Po, la Cour de cassation et la Banque mondiale) sur le thème « L'évolution méthodologique de Doing Business » et qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif : Mesurer l’efficacité économique du droit.
8. « […] chaque expérience de pays est singulière : elle s’inscrit dans une tradition, une culture, un système anthropologique spécifiques. Elle est comme un précipité qui résulte de la combinaison d’éléments chimiquement purs dont le nombre, la qualité et la pondération sont déterminés par l’histoire du pays. Importer l’un de ces éléments, pour le mélanger à d’autres, provenant d’une histoire différente, ne pourra jamais donner le même précipité », (J.-P. Fitoussi, O. Passet, 2000, p. 12).     
9. Cf. E. Brousseau (1999). 
10. En mettant en avant la thèse géographique, J. Sachs poursuit les travaux de J. Diamond (cf. notamment Jared Diamond, 2000).   
11. Pour une présentation du débat paludisme/institutions comme causes de la croissance, je me permets de renvoyer à D. Longuépée (2006).

 

Bibliographie

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  • Maillet P. (1979) : La croissance économique, PUF, Que-sais-je ? 
  • Mokyr J. (2008) : « The institutional origin of the industrial revolution », Draft, Disponible sur : http://faculty.wcas.northwestern.edu/~jmokyr/Institutional-Origins-4.PDF
  • North D.C. (1994) : « Economic performance through time », American Economic Review, vol. 84, n°3, juin 
  • Pritchett L. (2006): « La quête continue », Finances et Développement, mars, pp. 18-22, disponible sur :http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2006/03/pdf/pritchet.pdf
  • Roland G. (2004) : « Fast-moving and slow-moving institutions », DICE report, 2, disponible sur : http://www.ifo.de/DocCIDL/dicereport204-forum3.pdf
  • Rodrik D. et A. Subramanian (2003): « La primauté des institutions », Finances & Développement, Juin, pp. 31-34, disponible sur :http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2003/06/pdf/rodrik.pdf
  • Rueff J. (1945) : L'Ordre social, Plon 
  • Sachs J.D. (2003): « Les institutions n'expliquent pas tout », Finance & Développement, juin, pp. 38-41, disponible sur :http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2003/06/pdf/sachs.pdf 
  • Soto H. (de) : (2005) : Le Mystère du capital, Flammarion, traduction de The Mystery of Capital, 2000  
  • Williamson O.E. (2000) : « The new institutional economics : taking stock, looking ahead », Journal of Economic Literature, Vol. XXXVIII, pp. 595-613

 

notes

 

Notes

1. « Y a-t-il une action que le gouvernement indien pourrait entreprendre qui conduirait l’économie indienne à croître comme l’Indonésie ou l’Egypte ? Si oui, comment exactement?  Si non, quelle est la nature de l’Inde qui la rend ainsi? Les conséquences pour le bien-être humain impliquées dans des questions comme celles-ci sont simplement prenantes : une fois que l’on commence à y penser, il est difficile de penser à autre chose » (R.E. Lucas, 1988, p. 5).
2. Comme l’indique par ailleurs Lant Pritchett (2006, p. 21), citant un économiste dont il préfère taire le nom,  « on peut définir les politiques comme ce qui peut être changé à dessein, et les institutions comme ce qui ne peut pas l’être ».
3. La qualité des institutions dépend notamment du régime de propriété mis en place, l’existence de droits de propriété (property rights) bien définis étant un signe d’efficacité.
4. Cf. D. Rodrik et A. Subramanian (2003). L’idée de norme libérale sous-jacente à la conception des institutions n’est pas nouvelle. Nous la trouvons chez Jacques Rueff (1945) dont la terminologie, pourtant éclairante, en termes de vrais et  faux droits de propriété n’a pas fait école. Selon une lecture désormais classique, Rueff lit l’échange marchand comme un échange de droits de propriété. Ainsi dans l’échange seul varie le contenu (les richesses échangées), le contenant restant le même (les droits de propriété). Les vrais droits sont alors ceux dont la valeur à été fixée sur un marché concurrentiel flexible. Les faux droits sont ceux qui ne trouvent pas de contrepartie en termes de richesses, ce qui caractérise toute particulièrement les économies inflationnistes.   
5. Pour une présentation des auteurs et des courants, cf. Chavance (2007).
6. La Fondation pour le droit continental tout comme l’association Henri Capitant des amis de la culture juridique française se sont associées à ce projet de réévaluation à travers contributions et colloques.
7. Citons la rencontre qui s’est tenue le 24 mai 2005 à la Cour de cassation  (organisée par la Chaire Régulation de Sciences Po, la Cour de cassation et la Banque mondiale) sur le thème « L'évolution méthodologique de Doing Business » et qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif : Mesurer l’efficacité économique du droit.
8. « […] chaque expérience de pays est singulière : elle s’inscrit dans une tradition, une culture, un système anthropologique spécifiques. Elle est comme un précipité qui résulte de la combinaison d’éléments chimiquement purs dont le nombre, la qualité et la pondération sont déterminés par l’histoire du pays. Importer l’un de ces éléments, pour le mélanger à d’autres, provenant d’une histoire différente, ne pourra jamais donner le même précipité », (J.-P. Fitoussi, O. Passet, 2000, p. 12).    
9. Cf. E. Brousseau (1999).
10. En mettant en avant la thèse géographique, J. Sachs poursuit les travaux de J. Diamond (cf. notamment Jared Diamond, 2000).  
11. Pour une présentation du débat paludisme/institutions comme causes de la croissance, je me permets de renvoyer à D. Longuépée (2006).

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