La tentation du repli

Philippe Moreau Defarges

L'ouvrage

Philippe Moreau Defarges décrypte dans ce livre l’histoire de la mondialisation, à la lumière des différentes phases de repli sur les espaces nationaux que le monde a déjà connu par le passé : pour lui, mondialisation et démondialisation constituent un seul et même « déferlement », car l’ouverture internationale déclenche inévitablement des chocs en retour. L’auteur définit la mondialisation comme « la multiplication des flux, des liens, des interdépendances entre les hommes, son moteur étant la quête de nouvelles ressources, de nouveaux horizons ». La démondialisation, quant à elle, « englobe toute réaction de rejet ou d’opposition à la mondialisation, rébellions et révoltes contre la modernisation, défense des entités ébranlées ou menacées par la mondialisation, et même innombrables tentatives de retour en arrière cherchant à reconstituer une pureté ou une identité perdue ». Philippe Moreau Defarges rappelle que chaque avancée de la mondialisation déclenche immédiatement des inquiétudes, des peurs et finalement des réactions de repli.

Si la mondialisation multiplie les richesses, les forces qu’elle déchaine bouleversent les équilibres nationaux, les hiérarchies sociales, les cultures, et créent des inégalités considérables. La mondialisation exalte la mobilité, la compétition, nécessite des réformes au sein des systèmes économiques nationaux sous la pression de l’extérieur : elle jette les nations dans la brutalité de la concurrence et nécessite de rester dans la course économique et scientifique, perpétuellement mesurée, évaluée par les classements internationaux. Mais la démondialisation, quant à elle, suppose le renfermement, le rationnement, et la satisfaction des besoins calée sur les richesses disponibles dans le pays : elle porte en elle le risque d’autres formes de tensions nationalistes et populistes, et peut conduire au rejet de la modernité, et même à la défiance face à l’idée même de progrès et d’innovation.

Lire le cours de CPGE sur la dynamique de la mondialisation économique :

La Terre « réunifiée » et les deux premières déferlantes de la mondialisation

Philippe Moreau Defarges situe la première déferlante de la mondialisation à l’époque des « Grandes Découvertes » du XVème/XVIème siècle : « l’aventure de Christophe Colomb résume la mondialisation, comme pari nécessaire, hasardeux et accouchant de résultats totalement inattendus ». Cette période entraîne ni plus ni moins la réunification biologique de la Terre et de l’Humanité, avec la rencontre violente et tragique des Amérindiens et des Européens. La mondialisation entraîne déjà l’innovation avec le succès, au départ incertain, lent mais inexorable, de la pomme de terre. Après celle des Croisades, cette époque exprime aussi la fièvre dominatrice et colonisatrice de l’Europe, qui a réduit ces peuples en esclavage, par la volonté insatiable des colonisateurs de trouver de la main-d’œuvre et d’instaurer le travail forcé. Mais Philippe Moreau Defarges rappelle que l’ouverture au monde n’avance jamais de manière uniforme, elle rebat aussi les cartes géopolitiques, crée de nouvelles alliances, et provoque des réactions contraires de fermetures des nations et des empires. En effet, la mondialisation favorise l’insertion dans les échanges, mais elle entraîne aussi la fermeture, les séparations, les classifications, et aussi la prolifération des racismes. Mais l’enjeu de cette toute première phase de la mondialisation est la formation d’une seule humanité agie par les mêmes valeurs et les mêmes croyances. Le libéralisme universaliste s’épanouit toutefois, bouscule les cadres de pensée de l’époque, et conduit aux grandes révolutions politiques de la fin du XVIIIème siècle qui abattront l’absolutisme monarchiste.

Lire la note de lecture sur l’ouvrage de Daniel Cohen :

La seconde « déferlante » de mondialisation/démondialisation se situe justement de la fin du XVIIIème siècle à la seconde moitié du XXème siècle : elle est conduite par l’Angleterre victorienne et ses moteurs sont la finance et l’industrialisation. Ses théoriciens, comme David Ricardo, expriment aussi l’idée centrale du libéralisme, selon laquelle la mondialisation est un jeu à somme positive, tous les pays bénéficiant d’une augmentation de la richesse mondiale, en vertu de la spécialisation et de la division internationale du travail. La multiplication des échanges est alors censée domestiquer les passions nationalistes en vertu du « doux commerce ». La révolution industrielle illustre néanmoins les contradictions de l’époque moderne : l’industrie favorise une élévation des niveaux de vie et une amélioration progressive des conditions de vie avec le textile, le chemin de fer ; mais ces progrès sont réalisés avec une extrême brutalité : cycles économiques, chômage, salaires insuffisants, conditions de travail effroyables d’une partie de la main-d’œuvre. Le libéralisme triomphant au XIXème siècle porte en lui une réaction des masses laborieuses et le creusement des inégalités favorise le succès du courant socialiste, à commencer par celui du socialisme scientifique de Marx. Les années 1850-1914 se traduisent ainsi par une forte ouverture au monde, avec un flot d’innovations techniques, des flux internationaux d’investissements, des nouveaux moyens de communication comme le télégraphe.

Mais pour Philippe Moreau Defarges, comme c’est le cas aujourd’hui, la mondialisation place tous les Etat-Nations à cette époque devant deux écueils : s’insérer ou ne pas s’insérer dans les flux internationaux, et se doter d’une légitimité adaptée à la modernité et à la mondialisation. Mais la fin du XIXème siècle offre déjà le spectacle du déploiement de forces qui poussent à la démondialisation : politiques protectionnistes, crises diplomatiques, tensions nationales…Jusqu’au cataclysme de 1914.

Après la Première Guerre Mondiale, et la mondialisation comme jeu à somme nulle (une guerre sanglante de territoires), la quête d’un jeu à somme positive reprend de plus belle avec deux grands traités multilatéraux en 1919, avec la Société des Nations (SDN) et l’Organisation internationale du Travail (OIT). Après la conflagration des nations dans un conflit meurtrier, on voit s’ébaucher un embryon de gouvernance mondiale (encadrement de la force, justice internationale, équilibre entre les partenaires sociaux).

Après les années 1920 « rugissantes » (roaring twenties), la Grande Dépression qui ravage les économies américaines et européennes après 1929 conduit au triomphe de la démondialisation, au retour au protectionnisme des égoïsmes sacrés des nations, et à la fermeture des empires autarciques (Allemagne, Japon), jusqu’au drame absolu de la Seconde Guerre…Mondiale : « la prochaine mondialisation naîtra d’une épreuve de force apocalyptique ».

Philippe Moreau Defarges note que la Guerre Froide (1947-1991) aboutit à la défaite de l’autosuffisance socialiste : « pour les Occidentaux, la Grande Réouverture implique la défaite et la destruction de l’ultime empire autarcique, né de l’utopisme du XIXème siècle : l’Union soviétique ». L’auteur rappelle que la déferlante de la mondialisation après la chute de l’URSS a pu laisser penser, à tort, à la « fin de l’Histoire », avec la mondialisation universaliste et démocratique, avec l’individualisme et l’économie de marché : « mais le passé ne meurt jamais, il s’enfuit pour mieux resurgir là où personne ne le guettait. Les vieilles passions se remodèlent pour se couler dans le présent. Après la mondialisation, la démondialisation ? »

 

La Terre « connectée ou/et ligotée » : la troisième déferlante de la mondialisation  

La nouvelle poussée de la mondialisation depuis les années 1990 intègre toutes les activités et les parties du monde à des vitesses et à un degré jamais atteint auparavant. Philippe Moreau Defarges montre que les Etats « ne sont plus ce qu’ils croient être toujours –des monades, des forteresses, des entités souveraines- mais des carrefours de flux, d’interdépendances, de plus en plus pris dans des enchevêtrements de traités, de bureaucraties publiques et privées ». La Terre devient alors un espace social unique, et l’espace et le temps sont brutalement et massivement rétrécis. La mondialisation contemporaine, en faisant de la Terre un espace unique d’échanges et de circulations, crée un marché planétaire et intensifie la concurrence à tous les niveaux, Etats, entreprises, universités…Mais la rapidité de transmission des crises économiques légitime des efforts renouvelés d’édification d’une gouvernance mondiale (« problèmes planétarisés, solutions planétaires »). Par ailleurs, la mondialisation exalte la mobilité et le nomadisme des facteurs de production (travail, capital), mais l’individu reste un être de droits qu’en tant que membre d’un Etat souverain. Et l’Etat souverain suppose la sédentarisation : l’enracinement et l’identification à un territoire, à une communauté symbolique, sont difficiles à dépasser, et elles enclenchent les forces qui peuvent mener à la démondialisation. La question de plus en plus vive des migrations internationales agit comme un révélateur des tensions du droit dans la mondialisation et du dilemme permanent de l’Etat souverain, entre ouverture et fermeture. Le territoire protège tout autant qu’il rend vulnérable dans une économie ouverte.

Mais ce n’est pas le seul dilemme : la mondialisation porte en elle un autre « couple explosif » : lorsque la dynamique des inégalités économiques qu’elle produit avec la compétition généralisée vient percuter l’idéal d’égalité sur lequel les sociétés démocratiques sont bâties. La mondialisation génère des gagnants et des perdants, elle « déchire les tissus sociaux nationaux entre ceux (professions, régions…) qui s’avancent dans la mondialisation et ceux qui en sont exclus (…) L’horizontalité des liens économiques internationaux disloque la solidarité des verticalités étatiques ».

Philippe Moreau Defarges estime ainsi que la démondialisation fait aujourd’hui partie de nos avenirs possibles : les Etats sont aujourd’hui confrontés, comme par le passé, au défi de chercher un équilibre toujours précaire entre insertion dans les échanges et les réseaux internationaux et préservation du contrôle du territoire. Mais sans perdre de vue que « l’Humanité est irrémédiablement une. Les enjeux de redistribution et de solidarité, estime-t-il, tout en gardant des dimensions locales, nationales, continentales, sont finalement planétaires ».

Lire le fait d’actualité sur la mondialisation et les inégalités :

Quatrième de couverture

Toute expansion porte en elle la tentation du repli. Toute mondialisation accouche de son mouvement contraire, la démondialisation. Philippe Moreau Defarges nous propose avec ce livre une histoire du monde, de sa conquête par les hommes, des flux et reflux de leurs avancées. Trois mondialisations-démondialisations se sont succédé depuis les grandes découvertes à la Renaissance. La dernière, qui a débuté à la fin du XXe siècle, opère actuellement un retournement spectaculaire dont la politique de Donald Trump est sans doute le symptôme le plus évident. Après avoir dressé un panorama de ces trois mondialisations et des réactions de rejet qu'elles ont suscitées - fermeture des empires, idéologies défensives... -, Philippe Moreau Defarges s'interroge : la démondialisation est-elle porteuse d'un avenir pour l'humanité ? Faut-il renoncer au magnifique moteur qu'est l'idée de progrès ? Ecrit d'une plume nerveuse, parcourant les « fleuves boueux de l'histoire », ce livre explore une thématique fondamentale de notre humanité et de son devenir.

L’auteur

  • Ancien diplomate, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), Philippe Moreau Defarges a enseigné à Sciences Po (Paris) et codirigé le rapport RAMSES (IFRI). Il est l'auteur d'ouvrages d'histoire des relations internationales et de géopolitique qui ont été de grands succès de librairie.

 

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