Le monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen

L'ouvrage

Si Keynes prophétisait dans les années 1930 que grâce aux gains de productivité et à la croissance, le problème économique serait résolu, en couvrant les besoins humains et afin de pouvoir enfin se consacrer à des tâches culturelles plus nobles, force est de constater que la recherche de la prospérité matérielle demeure, plus que jamais, la quête de nos sociétés contemporaines.

Le sociologue Ronald Inglehart soutenait également dans ses écrits l’idée que dans les sociétés post-matérialistes, la couverture des besoins fondamentaux allait ouvrir un espace de liberté et de créativité pour s’adonner à des satisfactions plus culturelles tournées vers des enjeux de société, car les individus seraient débarrassés des contingences de la nécessité matérielle, en particulier grâce à l’Etat Providence et aux progrès de la scolarisation.

Or ces prévisions optimistes de Keynes et Inglehart ont été déjouées, alors même que nos sociétés sont à nouveau travaillées par l’insécurité économique et la peur du lendemain.

Le paradoxe de notre temps est que nous vivons les prémisses d’une révolution industrielle majeure, celle de la société du numérique…mais sans croissance. Ainsi en Europe, depuis trente ans, le rythme de la croissance économique n’a fait que ralentir, étouffant la promesse d’un progrès économique soutenu.

Daniel Cohen se plonge dans l’histoire de l’Humanité et rappelle que la croissance est « une idée neuve, qui ne date que des deux derniers siècles », qui résulte de deux « big bang », celui de la révolution agricole et celui de la révolution scientifique.

Aujourd’hui la planète fait face à un autre « big bang », où l’homme est confronté à un monde clos, et où les ressources s’épuisent (le passage d’un monde dominé par la nature à un monde dominé par l’homme).

Dans cet univers, les êtres humains, forts des technologies qu’ils ont su inventer, doivent faire preuve d’intelligence pour coopérer et réfléchir collectivement aux conséquences de leurs actes, afin d’éviter le ré-ensauvagement du monde. Si Thomas Robert Malthus se montrait pessimiste face à la progression des naissances plus rapide que celle des moyens de subsistance, Ester Boserup défendait l’idée que la pression démographique poussait les hommes à plus d’inventivité et au progrès technique susceptible de résoudre les problèmes liés à la surpopulation.

En tous les cas, historiquement, l’essor du marché et de la monnaie ont plongé l’Occident dans l’ère de la croissance. Une croissance que l’on pensait infinie, et d’autant plus vitale qu’elle permet de résoudre l’angoisse du manque et de repousser les frontières des besoins.

L’Occident invente la croissance moderne

En effet, alors que c’est la Chine qui avait depuis longtemps été à l’origine de certaines inventions majeures (boussole, imprimerie, poudre) qui favoriseront le futur décollage industriel des pays d’Europe, c’est bien en Occident et non ailleurs que la croissance économique moderne est née.

Tirée par la locomotive de la révolution scientifique et portée par une évolution spirituelle très profonde, celle des Lumières et de l’idée de progrès des sociétés progressivement émancipées des interdits de la religion, l’industrialisation va faire basculer l’Occident dans l’ère de l’accumulation et du capitalisme.

Même si de grands auteurs comme Montesquieu ou Smith resteront méfiants quant aux vertus du développement économique en termes de progrès moral, la croissance a indéniablement permis d’arracher le monde moderne à la stagnation séculaire et ouvert de nouvelles possibilités.

Mais notre époque doit aussi faire face à un terrible paradoxe, que souligne Daniel Cohen : si la civilisation occidentale a fait école et si son modèle d’accumulation s’est imposé au reste de la planète, qui rêve d’imiter son mode de vie, ce modèle doit aujourd’hui faire face à un défi redoutable, celui d’un monde fini et saturé.

En économie, les théoriciens de la croissance endogène comme Paul Romer affichaient leur optimisme sur la croissance auto-entretenue grâce au cercle vertueux de la technologie, de la diffusion du savoir et de l’apprentissage par la pratique, mais les thèses de Robert Gordon sur l’hypothèse d’une stagnation séculaire et d’une déception face aux potentialités du progrès technique (l’idée même de croissance étant même en train de disparaître sous nos yeux selon lui), rencontrent aujourd’hui un large écho et ont déclenché de vifs débats.

Si la numérisation du monde absorbe les emplois et bouleverse le fonctionnement des entreprises, ce sont les emplois intermédiaires de qualifications moyennes qui sont directement menacés par l’usage des nouvelles technologies selon Daniel Cohen, entraînant une bipolarisation accrue du marché du travail et une déstabilisation des classes moyennes, pourtant au cœur de la société démocratique comme l’avait perçu Alexis de Tocqueville au XIXème siècle.

La « Grande Récession » récente a montré d’ailleurs que c’est moins la demande d’emplois non qualifiés qui a baissé que celle des emplois intermédiaires. Dans le capitalisme moderne, la fixation des rémunérations repose également sur le mécanisme du winner takes all : tout va au gagnant et les hautes rémunérations tirent leur épingle du jeu en s’arrogeant l’essentiel des richesses créées. On appelle également ce phénomène « l’effet Pavarotti » : pourquoi acheter un autre album que celui du meilleur artiste ? Dans la société de l’information actuelle, celui qui est considéré comme le meilleur dans les secteurs d’avant garde se taille alors la part du lion, et les écarts se creusent de manière vertigineuse.

Pourtant, si l’on parle du numérique partout, ses effets tardent à se concrétiser dans les statistiques de la croissance économique. Cela s’explique aussi par le fait selon Daniel Cohen que notre boussole et nos instruments de mesure de la richesse restent terriblement incomplets : les secteurs les plus en pointe du monde moderne sont en dehors de la sphère marchande au sens habituel du terme, qu’il s’agisse du monde numérique où la gratuité est la norme, ou de l’éducation et la santé qui sont, en grande majorité dans le domaine public.

L’auteur note que cela pose au moins autant des questions techniques du point de vue statistique, que des problèmes politiques, de confiance en l’Etat.

Le pessimisme sur la croissance de Robert Gordon aujourd’hui fait écho aux prophéties lugubres de Malthus, Ricardo, ou Marx sur l’avènement de l’état stationnaire : pourtant l’innovation technologique a tout le temps repoussé les barrières physiques de la croissance.

Si les économistes ont par ailleurs démontré que le progrès technique n’est pas forcément l’ennemi de l’emploi, il est clair que le bouleversement des structures de l’emploi va s’accélérer et conduire à des inégalités de rémunérations et des pressions croissantes sur l’emploi peu qualifié.

Le progrès technique serait ainsi largement responsable de la stagnation des salaires aux Etats-Unis, qui forme en réalité deux pays en un. Un premier enregistre une croissance de type «asiatique » : le 1% le plus riche, dont le taux de croissance a atteint presque 7% depuis trente ans, et l’autre sous- pays qui connaît une croissance qui se situe à des niveaux « européens », soit entre 1 et 1,5% pour les 99% restants. Pendant ce temps là, la bulle immobilière dopée par les taux d’intérêt faibles, et la valorisation des patrimoines stimulée par la révolution financière, ont creusé les inégalités de manière vertigineuse.

Retrouver confiance dans un avenir partagé

Alors que les pays riches subissent une double peine (ralentissement de leur croissance et hausse des inégalités), le monde pris globalement subit des évolutions exactement inverses : la croissance mondiale est forte et les inégalités planétaires diminuent. Mais si le rattrapage des pays émergents est une excellente nouvelle, en arrachant des millions de personnes de la grande pauvreté, il n’est pas compatible avec la conservation de la planète.

Le modèle économique occidental semble inapplicable à une population de 1,45 milliard de Chinois en 2030. Et pas plus d’ailleurs à l’Inde dont la population sera à cette date supérieure à celle de la Chine. Or l’enjeu crucial du réchauffement climatique va peser lourd à l’avenir sur les potentialités de croissance écologiquement soutenables.

Daniel Cohen rappelle toutefois que les sociétés gardent une faible capacité à se projeter dans le futur, et l’action collective reste difficile lorsque l’on doit payer des coûts immédiats pour un objectif de long terme difficile à évaluer. Si les grands changements viennent souvent hélas après une grave crise ou une guerre, tout l’enjeu des nations aujourd’hui est de mener une action collective par temps de paix afin d’éviter une crise majeure liée aux dérèglements climatiques et au risque planétaire.

Les nations doivent aujourd’hui retrouver confiance dans leur capacité à construire un avenir partagé. Mais pour cela, il s’agit de repenser le progrès : la croissance n’a pas fait disparaître la peur de manquer, bien au contraire. Les liens entre la croissance et le bonheur sont complexes car les besoins sont toujours relatifs, et les phénomènes de frustration font que les humains subissent la loi d’un désir insatiable. Leurs besoins sont toujours malléables et la hausse à venir du revenu fait toujours rêver, même si une fois réalisée, cette hausse n’est jamais suffisante. C’est la raison pour laquelle la croissance est si importante : elle apaise notre désir incessant de nous élever au dessus de notre condition sociale par une promesse toujours renouvelée.

La croissance est aussi liée à la confiance dans les autres : elle crée un climat optimiste sur les possibilités futures et l’amélioration de notre niveau de vie et celui de nos enfants, et elle rassure sur la capacité de l’économie et de la société à se réformer, alors que, a contrario, la défiance et l’angoisse s’installent lorsque la croissance s’évapore.

Contrairement à d’autres pays qui disposent d’un haut niveau de confiance dans les rapports sociaux, la France est particulièrement touchée par la défiance dans les relations sociales. Enfin plus généralement, la numérisation, la financiarisation et la mondialisation ont opéré une «grande transformation » du capitalisme, et ont fait voler en éclats les protections bâties à l’ère du fordisme : il en a résulté un sentiment de malaise des travailleurs dans l’entreprise, sommés d’atteindre des objectifs sans cesse plus élevés.

La stagnation de la croissance menace alors de déliter la cohésion sociale en séparant les classes sociales qui cherchent à s’éviter, alors que la compétition économique devient un jeu à somme nulle (ce qu’un groupe social gagne, l’autre le perd).

Au final, comme l’explique Daniel Cohen, il se pourrait bien que la croissance soit indispensable aux sociétés humaines pour éviter qu’elles ne chutent dans la violence et la colère, même si les contraintes écologiques conduisent à se montrer raisonnable aujourd’hui et accepter son essoufflement inéluctable.

Telle est la contradiction fondamentale de la société occidentale, l’équation qu’elle doit résoudre. L’une des voies possibles serait de passer, grâce à un changement dans les mentalités, de la quantité à la qualité, et de hâter l’avènement d’une société où « la pacification des relations sociales devrait prendre le pas sur la culture de la concurrence et de l’envie ».

Quatrième de couverture

La croissance économique est devenue intermittente, fugitive. À l'image du climat, elle alterne le chaud et le froid, les booms et les krachs. La crise du monde occidental doit beaucoup plus qu'on n'est généralement prêt à l'admettre à sa disparition. Que font les hommes politiques ? Comme les sorciers qui veulent faire tomber la pluie, ils lèvent les mains vers le ciel pour la faire venir, aiguisant le ressentiment des peuples quand elle n'est pas au rendez-vous. Mais que deviendrait la société moderne si la promesse d'une croissance perpétuelle s'avérait vaine ? Saurait-elle trouver d autres satisfactions, ou tomberait-elle dans le désespoir et la violence ? Préfèrera-t-elle vivre au-dessus de ses moyens, tant écologiques que psychiques, plutôt que d'y renoncer ?

Telles sont les questions brûlantes posées par cet essai, qui nous entraine dans un surprenant voyage au cœur des mécanismes qui ont fait advenir la société moderne, de l'invention de la richesse à la révolution numérique.

L’auteur

Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure et co-fondateur de l’Ecole d’économie de Paris, a publié de nombreux livres à succès dont La prospérité du vice et Homo oeconomicus, prophète (égaré) des temps nouveaux.

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