La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages

Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger, Ivaylo Petev

La lutte contre le réchauffement climatique appelle des choix politiques qui associent des choix techniques et productifs assurant un moindre volume d’émissions de Gaz à effet de serre et une réorientation des modes de vie dans le sens d’une plus grande sobriété. La transformation de ces modes de vie ne peut se passer d’une prise en compte de l’encastrement des habitudes et pratiques polluantes dans des rapports inégalitaires à l’espace résidentiel, ainsi que dans des clivages de classes sociales, de genre, et aussi d’âge. Elle doit également faire face aux contradictions qui traversent les rapports sociaux à l’environnement, et en particulier aux apparentes incohérences entre le degré de préoccupation environnementale des individus et l’impact néfaste de leurs modes de vie.

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L'ouvrage

La responsabilisation des ménages dans la définition des politiques de la transition écologique doit être mise en rapport avec l’évolution de leur contribution aux dégradations environnementales. En 1960, l’empreinte écologique française était en majeure partie agricole et les transports routiers et résidentiels contribuaient à hauteur d’un quart des émissions de carbone de la France. Aujourd’hui, l’empreinte écologique française est constituée à plus de 50% par la composante énergie, et les transports routiers et le résidentiel/tertiaire participent à plus de la moitié de ces émissions.

Ces transformations concernent tous les pays riches, et s’expliquent par l’évolution des modes de vie des ménages : utilisation accrue de la voiture pour le quotidien et pour les vacances, augmentation de la surface des logements et de leur confort, diminution du nombre moyen de personnes par ménage, poursuite d’un développement urbain fondé sur la périurbanisation pavillonnaire….

Le constat de ces évolutions conduit souvent à adopter une approche individualiste des enjeux de la transition écologique. Dans ce cadre, on peut penser que la conversion écologique des comportements et des usages peut être obtenue par des signaux-prix adéquats, sur le modèle de la taxe pigouvienne.

C’est le principe de la taxe carbone qui permet de réorienter les comportements vers les sources d’énergie décarbonées. Mais son principal inconvénient est, du fait de son caractère universel, de peser davantage sur les bas revenus. Toujours dans ce cadre, plutôt que d’agir sur les prix, on peut aussi chercher à transformer les comportements par des recommandations et des campagnes publicitaires. Mais c’est oublier la faiblesse du paradigme ABC (attitudes, behaviours, choices). Il ne suffit pas d’être convaincu de la légitimité d’une démarche pour agir. En effet, en matière environnementale, on observe ce que l’on appelle le « paradoxe social de l’écocitoyenneté » : les classes supérieures adhérent aux valeurs et aux normes de l’écocitoyenneté, tout en conservant un volume de consommation de biens et de services bien plus élevé que les autres catégories sociales. A l’inverse, les catégories populaires sont peu sensibles à ces valeurs, mais ont des styles de vie plus soutenables écologiquement : ils pratiquent « l’écologisme populaire ».

Au-delà de ces approches individualistes, d’autres approches invitent à situer la question de la transition écologique des modes de vie dans la complexité des rapports entre les classes sociales. C’est le cas de cet ouvrage qui s’efforce de mesurer et de comprendre la distribution sociale des représentations et des attitudes à l’égard de l’environnement, et aussi celles des impacts environnementaux associés aux styles de vie des différentes catégories de la population. Ce travail s’appuie essentiellement sur les données de l’enquête « Styles de vie et environnement » (SVEN), menée auprès d’un échantillon représentatif de la population française métropolitaine en 2017 dans le cadre du panel ELIPSS (étude longitudinale par internet pour les sciences sociales). Un de ses principaux enseignements est l’articulation problématique des attitudes et des comportements en matière d’environnement, qui apparaissent structurés d’après un double principe de préoccupations environnementales et de modération des pratiques. Les personnes interrogées se distinguent d’une part par leur degré d’adhésion aux valeurs environnementales et d’autre part par le volume et la nature de leur consommation. On obtient ainsi quatre situations idéal-typiques, qui expriment soit de la convergence entre ces deux dimensions, soit des situations contradictoires. Cette double clé de lecture organise la présentation des résultats donnée dans le livre.

I- L’évolution des attitudes environnementales : tendances mondiales et disparités sociales

La diffusion des préoccupations environnementales dans la population française s’inscrit dans une tendance mondiale de long terme. Depuis le début des années 1970, ces préoccupations ont gagné en importance dans la plupart des pays, et en particulier dans les pays occidentaux. En France comme ailleurs, la croissance des préoccupations environnementales a accompagné celle du niveau de richesse. Ce phénomène a été théorisé par Ronald Inglehart dans La révolution silencieuse (2015), selon qui l’accroissement de la richesse des sociétés occidentales va de pair avec un déclin relatif de l’attention portée aux enjeux économiques et matériels, la satisfaction des besoins élémentaires modifiant la hiérarchie sociale des aspirations et des valeurs au profit des valeurs « postmatérielles », dont le respect de la nature et la recherche de la qualité de la vie sont emblématiques, par contraste avec les valeurs matérielles associées à l’accumulation de richesse et à la consommation.

 Toutefois, cette progression est loin d’être linéaire, et plutôt que de voir dans les attitudes proenvironnementales un effet mécanique de l’amélioration des niveaux de vie, il faut comprendre comment une pluralité de préoccupations environnementales s’articule avec une variété de conditions de vie.

Les auteurs montrent ainsi à travers l’exploitation de l’enquête SVEN 2017 que l’appropriation des enjeux écologiques par la population française est soumise à une double hétérogénéité. La première hétérogénéité est celle des préoccupations et attitudes, dans la mesure où l’inquiétude au sujet de la perte de la biodiversité ne va pas nécessairement de pair avec la crainte des risques et déchets nucléaires, et de manière plus générale dans la mesure où la défiance vis-à-vis de la modernité et du progrès technique peut ou non accompagner l’inquiétude exprimée pour l’état et l’avenir de l’environnement.  La deuxième hétérogénéité est celle de la population, puisque les différents groupes sociaux ont des attitudes contrastées à l’égard de l’environnement et de la responsabilité des activités humaines dans les dommages qu’il subit. Les personnes les moins diplômées, les plus pauvres et les plus âgées, ainsi que celles qui votent pour les partis de droite traditionnelle, demeurent plus confiantes vis-à-vis du rôle positif de l’humanité et du progrès technique sur l’environnement.

II- Se nourrir, s’équiper, habiter et se déplacer à l’aune des enjeux écologiques : état des lieux

Au travers de la mobilisation de sources statistiques variées, les auteurs dressent le portrait de domaines de pratiques fortement soumis aux injonctions à la réforme écologique des modes de vie et de consommation : l’alimentation, l’équipement des ménages, les gestes domestiques quotidiens, et les mobilités.

L’alimentation est un des principaux leviers de la transition écologique des modes de vie, dont les enjeux se situent davantage sur le terrain du changement des habitudes et de la composition des régimes alimentaires que du rationnement, notamment à travers la promotion d’une alimentation moins carnée, le raccourcissement des circuits de production et de distribution, ou la réduction de la part des produits transformés de l’industrie agroalimentaire.

Les transformations observées de l’alimentation des ménages à partir de l’enquête SVEN révèlent cependant un portrait en demi-teinte : certes, on assiste à un recul de la consommation de viande rouge et à la diffusion des produits issus de l’agriculture biologique, mais on assiste également au développement de l’alimentation ultratransformée, dépersonnalisée et polluante au détriment des pratiques d’autoconsommation alimentaire. Au-delà et en dépit de ces transformations, l’alimentation continue d’être empreinte de clivages de classes et de genre, qui affectent fortement l’empreinte environnementale des régimes alimentaires, mais aussi les jugements moraux et les enjeux de distinction sociale qui se développent en lien avec les normes émergentes de l’alimentation durable.

Les biens durables sont une source majeure de dégradations environnementales. Ils ont été au cœur de l’avènement de la « société de consommation de masse » et on observe que ces pratiques n’évoluent guère. Aujourd’hui comme hier, ils sont au cœur du « train de vie » que l’individu et son ménage s’efforcent d’adopter et de maintenir. Et paradoxalement, on constate que l’étiquetage environnemental de biens d’équipement économes en énergie renforce de telles logiques, en fournissant aux ménages aux ressources économiques les plus importantes une nouvelle raison de « bien » acheter. Les pratiques valorisées pour leur faible impact environnemental, comme l’acquisition d’objets de seconde main, demeurent le fait des ménages les plus pauvres pour lesquels elles constituent un vecteur pour prendre part à la société de consommation.

La diffusion de la norme écocitoyenne du recyclage et des économies d’énergie s’opère très différemment selon le sexe et la catégorie sociale. En effet, l’adoption et la gestion des écogestes s’inscrivent dans des rapports sociaux de sexe où elles tendent à renforcer l’inégalité subie par les femmes, qui en sont bien souvent les principales dépositaires. Et en ce qui concerne les classes sociales, il semble bien que la progression des formes de sobriété associées aux écogestes revête des significations sociales très différentes. Pour les catégories aisées, les pratiques de recyclage et de gestion des déchets s’inscrivent dans une logique de compensation et de rationalisation de la surconsommation. Dans les catégories les plus modestes, la promotion des écogestes vient parfois heurter la rationalité des normes de comportement dictées par le poids des contraintes budgétaires qui s’exercent sur la gestion des dépenses domestiques.

Enfin, les mobilités demeurent très différentes selon la classe sociale. Les ménages les plus favorisés sont ceux qui utilisent le plus intensément leur voiture, et c cette forte mobilité des plus dotés scolairement et économiquement relève moins de la mobilité quotidienne que des trajets à longue distance. Par ailleurs, les mobilités quotidiennes sont aussi fonction de la stratification sociale et genrée des modèles de voiture : les voitures les plus énergivores, les plus puissantes et les plus récentes, demeurent aux mains des conducteurs les plus pourvus en capitaux.

III- Styles d’empreinte environnementale et hétérogénéité du rapport à l’écologie

Toujours à partir de l’enquête SVEN, il est possible de dresser un portrait synthétique des grandes lignes de fracture qui divisent la population française tant du point de vue de ses attitudes que de ses pratiques environnementales. Ce portrait est structuré autour de trois grandes oppositions : celle des ménages frugaux et des ménages fortement consommateurs, celle de la consommation éthique et de la consommation désinvestie des enjeux environnementaux, et enfin celle des modes de vie extravertis et des modes de vie ancrés localement.

La combinaison de ces trois clivages produit quatre styles d’empreinte environnementale qui articulent différemment modes de vie et attitudes écologiques, et qui confirment les quatre idéaux-types esquissés plus haut.  La typologie proposée oppose deux types consonants qui se caractérisent soit par la combinaison de niveaux de consommation, d’équipement et de dépenses énergétiques élevés et d’attitudes faiblement imprégnées de préoccupations environnementale (consumérisme assumé), soit par la combinaison inverse associant sobriété relative des pratiques et haut degré de conscience environnementale (écocosmopolitisme), et deux types dissonants qui associent sobriété et faible conscience environnementale (frugalité sans intention) ou confort matériel  et forte conscience environnementale (écoconsumérisme).

On voit ainsi que la conversion écologique des modes de vie se heurte à la complexité de ceux-ci et d’attitudes parfois contradictoires, qui suscitent des formes de résistances, de contre-discours et de contre-pratiques.  Au regard des différents scénarios, ce livre dessine ainsi l’espace des possibles sociaux et politiques de la transition écologique et celui des arbitrages nécessaires entre les intérêts contradictoires des groupes sociaux auxquels s’attachent ces différentes configurations. L’originalité de la typologie proposée est qu’elle combine une pluralité de dimensions (sociales, économiques, culturelles, géographiques) qui va au-delà des disparités des niveaux de revenu et de patrimoine, qui conservent néanmoins toute leur importance.

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Quatrième de couverture

A partir des données d’une enquête menée auprès d’un échantillon représentatif de la population française en 2017, ce livre analyse les dimensions sociales et politiques de la transition écologique. Il souligne la diffusion large mais inégale des préoccupations environnementales, et montre que la prise de conscience des enjeux ne s’accompagne pas nécessairement de l’adoption de pratiques orientées vers la sobriété et la préservation de l’environnement.

Quatre types de profils ressortent de cette articulation problématique des attitudes et des pratiques : « consumérisme assumé », « éco-consumérisme », « éco-cosmopolitisme » et « frugalité sans intention ». Une telle typologie suggère la complexité des arbitrages associés aux politiques de la transition écologique, qui articulent des enjeux de justice sociale et d’efficacité environnementale, et qui, parce qu’ils mobilisent les répertoires de l’incitation ou ceux de la contrainte, n’opèrent pas de simples choix techniques. Ils s’inscrivent dans le cadre des fractures sociales, économiques, culturelles et territoriales qui traversent la société française et mettent en jeu des intérêts divergents, illustrant par là leur dimension proprement politique.

Les auteurs

  • Philippe Coulangeon est directeur de recherche en sociologie au CNRS, membre du Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences <Po Paris.
  • Yoann Demoli est maître de conférences en sociologie à l’Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines, membre du laboratoire PRINTEMPS.
  • Maël Ginsburger est doctorant en sociologie au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po Paris, et enseignant à l’Institut de Démographie de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
  • Ivaylo Petev est chargé de recherche en sociologie au CNRS, membre du Centre de recherche en économie et statistiques (CREST) à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique, où il dirige le pôle de sociologie quantitative.

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