Instabilité et résilience des économies de marché

Jean-Luc Gaffard

Résumé

Ce livre invite à rompre avec la problématique de l’équilibre économique et de l’optimisation, qui est encore aujourd’hui celle de nombreux économistes, pour reconnaître plutôt le caractère contingent des lois économiques. Plus fondamentalement, il s’agit de montrer que des économies intrinsèquement instables peuvent néanmoins être viables.

L’ouvrage

L’enjeu de nature théorique qui anime la pensée de Jean-Luc Gaffard est de rompre avec la problématique de l’équilibre économique et de l’optimisation. L’objet de la refondation nécessaire est de comprendre pourquoi et comment des économies intrinsèquement instables parce que confrontées aux conséquences incertaines de changements structurels récurrents, peuvent néanmoins être viables. Pour Jean-Luc Gaffard, il en va de l’économie comme de la physique, laquelle « ne décrit pas comment les choses évoluent dans le temps, mais comment elles évoluent dans leur temps et comment ces temps évoluent les uns par rapport aux autres ».

Cette rupture théorique a déjà été opérée par Keynes dans les années 1920 quand il invite à rompre avec le « libéralisme manchestérien » du XIXème siècle, dénonçant le « laissez-faire », et se faisant le défenseur d’une intervention politique régulatrice, non sans rester attaché à l’économie de marché. Keynes opère cette rupture en 1923  (A Tract on Monetary Reform) quand, s’interrogeant sur l’effet de dettes excessives et la nécessité de la réforme monétaire, il explique qu’à long terme « nous sommes tous morts », faute d’interventions pour éviter que les déséquilibres enregistrés ne dégénèrent. Elle est également opérée par Schumpeter en 1934 et en 1942 (The Theory of Economic Development ; Capitalism, Socialism, and Democraty) quand il reconnaît, d’abord dans l’entrepreneur l’artisan des changements qualitatifs récurrents sources de ruptures avec les équilibres existants et quand, ensuite, il décrit le capitalisme, dont il interroge la capacité de survivre, comme un monde de marchés et de contremarchés qui le placent en permanence hors de l’équilibre. Aussi bien dans la pensée de Keynes que dans celle de Schumpeter, les crises économiques et sociales ne sont pas réductibles à des déséquilibres passagers. Elles signalent plutôt l’existence de mutations structurelles et institutionnelles aux effets irréversibles. Dans ces conditions, le propos n’est pas de se référer à une théorie « pure ».

L’enjeu est aussi de nature philosophique, car il s’agit de se garder des dérives qu’incarnent aussi bien la dictature du marché total que celle de l’Etat total, ayant en commun de se rapporter à une « fin de l’histoire » et d’en tirer la même prescription consistant à enjoindre de s’adapter aussi vite que possible aux contraintes de cette fin programmée, au risque de chaos. Contre ces dérives, il faut faire prévaloir l’esprit de mesure qui se définit comme la reconnaissance des contradictions et le choix d’une lutte permanente pour y survivre, laquelle passe par des institutions propres à concilier changement et stabilité. 

La thèse défendue dans ce livre est que l’esprit de mesure, défini par ailleurs par Albert Camus comme « l’affirmation de la contradiction, et la décision ferme de s’y tenir pour survivre » (La défense de l’homme révolté, 1955), est consubstantiel du régime institutionnel que constitue le libéralisme social, qui selon Jean-Luc Gaffard n’est pas un régime qui vise à accepter les règles du marché tout en amortissant son « coût social », mais qui vise plutôt à rompre avec l’atomisme individualiste pour reconnaître la primauté du fait social. Le trait distinctif de ce libéralisme social est, certes, de faire une place à la régulation économique, mais aussi, et plus généralement, de reposer sur des modes de coopération ou d’interaction sociale dont les entreprises sont des acteurs majeurs puisqu’elles concilient, quoique toujours imparfaitement, efficacité et équité, stabilité et évolution. La survie de la démocratie libérale dépend de la mise en œuvre de cet esprit de mesure.

Voir la note de lecture du livre de Jean-luc Gaffard, Mario Amendola, Francesco Saraceno « Le temps retrouvé de l’économie »

I- Libéralisme économique et libéralisme social

L’avènement du libéralisme économique au XIXème siècle signe une emprise croissante de l’individu et de la société civile au détriment de l’Etat, se traduisant par un plaidoyer en faveur de l’autorégulation du système économique. Cette économie du « laissez-faire » s’est très vite heurtée aux désordres que la mise en œuvre de ses principes a provoqués. Ces désordres ont suscité un retour des forces politiques et sociales sur le devant de la scène. C’est ainsi que Karl Polanyi dans La grande transformation (1944) décrit la fin d’un libéralisme économique vu comme une tentative de concrétiser l’utopie du marché autorégulateur, la fin d’une économie de marché que l’on voulait débarrassée de toute influence politique ou sociale, d’une économie dont on imaginait qu’elle pouvait être « désencastrée ». Pour n’en prendre qu’un exemple au niveau international, l’étalon-or placé au cœur de la régulation des transactions internationales par la doctrine libérale a eu des résultats opposés à ceux attendus. Il a en effet imposé des coûts insupportables en termes de revenus et d’emploi, qui ont rendu inévitable l’intervention de l’Etat à la fin du XIXème siècle sous la forme du protectionnisme et du recours à la colonisation pour se constituer un vaste marché protégé. Et de fait, la crise générale du libéralisme classique à partir des années 1880, consécutive à la phase de dépression qu’ouvre la crise de 1873, s’est traduite par un retour du politique sous la forme de deux visages différents : un visage traditionnel qui est celui de l’Etat de puissance et de domination avec le revirement des grands Etats européens qui ont décidé de répondre aux difficultés intérieures en développant de nouvelles formes de colonisation et d’impérialisme, et un visage inédit, celui de l’Etat d’organisation, de protection et de régulation, avec les prémisses de la constitution d’un Etat social, singulièrement dans l’Allemagne de Bismarck. Il faudra cependant attendre la seconde moitié du XXème siècle pour voir s’épanouir un libéralisme social qui est allé de pair avec le mouvement de décolonisation et le développement des coopérations entre Etats démocratiques.

A partir de là, de nouvelles institutions et formes d’organisation ont vu le jour, dont le principal atout est d’avoir favorisé la maîtrise du temps long par les acteurs publics et privés. Il en est ainsi des stabilisateurs automatiques systématisés grâce à la mise en œuvre des régimes d’assurance chômage, santé et retraite. Il en est ainsi de la gouvernance des entreprises devenues de véritables coalitions politiques porteuses d’un compromis social impliquant notamment une indexation des salaires sur les gains de productivité. Il en ainsi des règles du droit du travail et de la sécurité sociale qui reposent sur les principes de justice sociale. Il en est ainsi des institutions internationales issues des accords de Bretton-Woods dont l’objectif est de concourir à la croissance, au plein emploi et à la stabilité des économies nationales. Dans ce contexte, les crises financières ont disparu, les tensions inflationnistes ont longtemps été contenues, le plein emploi a été réalisé. Le nouvel environnement institutionnel a permis une meilleure coordination entre l’offre et la demande sur le long terme, soit bien plus qu’une simple stimulation de la demande globale à laquelle le sens commun résume souvent la pensée de Keynes. Fondamentalement, dans cette période, la réciprocité et la coopération ont pris le pas sur un strict individualisme. Et dans ce contexte également, l’évolution macroéconomique n’a pas été déterminée par les seules variations de la demande globale, mais a été plutôt le fruit de formes d’organisation assurant la fiabilité des anticipations à long terme formulées par les entreprises qui ont décidé d’engager des dépenses d’investissement exigeant du temps avant que la capacité de production dont elles sont porteuses ne devienne opérationnelle.

Il existait ainsi une étroite coopération entre politique macroéconomique et comportements des entreprises qui a garanti la régularité de la croissance, cohérence qui sera rompue à la fin des années 1970. C’est à ce moment qu’une nouvelle croyance est apparue, faisant consensus pour de nombreux décideurs et économistes : il suffirait de contrôler l’inflation par le moyen de la politique monétaire, de rechercher l’équilibre des comptes et de procéder à la libéralisation des marchés pour retrouver une croissance un temps perturbée du fait de l’impéritie des gouvernements. L’utopie du marché autorégulé, très présente dans le débat des années 1930 entre Keynes et Hayek, retrouve alors une certaine actualité. Cependant, les faits, à savoir le creusement des inégalités, la précarisation des emplois, la montée des dualismes social et géographique, le développement des tensions protectionnistes, apportent un démenti au libéralisme qui entend subordonner la politique à l’économie et voit dans l’extension de certains principes de marché la cause d’une victoire définitive de la démocratie. Ce démenti incite à poursuivre le débat sur le libéralisme social, sur ses origines et sa modernité.

Voir la notion du lexique « Etat-providence »

II- Les fondements théoriques du libéralisme social

Le développement du libéralisme social va de pair avec une théorie économique qui ne se réduit pas à une science des échanges et avec l’idée qu’il existerait un équilibre vers lequel converger, mais qui renoue avec l’accent mis sur les mécanismes qui gouvernent la production et la répartition, à l’image des premiers travaux de l’économie politique classique, à savoir ceux de Smith et de Ricardo.

Cette perspective a pour conséquence qu’il n’y a pas de théorie économique pure, ainsi que l’affirmait déjà l’économiste Georgescu-Roegen en 1971 dans The Entropy Law and the Economic Process («  Le contenu des principes fondamentaux de l’économie est déterminé par le cadre institutionnel. Et sans ce contenu institutionnel, les principes ne sont que des « boîtes vides », à partir desquelles on ne peut obtenir que des généralités vides »). Le domaine de validité d’une théorie économique est circonscrit à son environnement institutionnel et historique. Dans cette perspective également, les fluctuations économiques ne sont pas l’effet de chocs progressivement absorbés dans un processus de convergence vers l’équilibre. Ce sont avant tout le résultat de défauts de coordination révélateurs du schéma institutionnel en vigueur. L’instabilité et la coordination ne relèvent plus seulement du mouvement des prix de marché, mais aussi de l’organisation industrielle de la production qui engendre croissance et fluctuations. Et l’analyse de la rationalité individuelle cède le pas devant celle des rationalités de groupe qui incluent des formes de collusion ou de coopération qui définissent l’entreprise. Des normes contingentes se substituent alors à des normes axiomatiques.

Une conséquence très importante du fait que l’économie n’est pas une science « pure », c’est-à-dire dont la validité est indépendante du temps et du lieu, est que ses concepts n’ont pas de définition stricte. Là aussi, il faut faire référence à Georgescu-Roegen qui affirmait dans le même ouvrage que « les concepts de l’économie n’ont pas de frontière arithmomorphique. Au contraire, ils sont entourés d’une pénombre dans laquelle ils se recoupent avec leurs opposés ». Et le flou qui entoure les concepts économiques retentit sur la perception du rôle joué par les agents économiques, avec une relation au temps qui est décisive. Les comportements qui font prévaloir des objectifs et gains à court terme sont le plus souvent prédateurs, alors que ceux qui rendent possible de se projeter à long terme constituent un gage de viabilité des mutations structurelles au cœur de l’évolution des économies de marché. L’enjeu institutionnel du libéralisme social est dans ces conditions de permettre que dominent les choix de long terme dans les différentes strates de la société. Et dans cette démarche, les déséquilibres économiques ne peuvent que persister : inflation, chômage, déficits ou excédents extérieurs, déficits publics, sont dans la nature d’une évolution hors de l’équilibre économique. Leur emballement est le signe de l’instabilité, et leur amortissement celui de la résilience. Plus encore, l’existence de ces déséquilibres est bien souvent la condition de leur amortissement. Et puisque ces déséquilibres ne peuvent que persister, tout l’enjeu est alors de pouvoir les contrôler.

Voir les trois questions à Jean-Luc Gaffard

III- Trois questions en débat

Le libéralisme social conduit à renouveler les réponses apportées à trois questions fondamentales de notre temps que sont la question sociale, la question écologique, et la question politique.

Au niveau de la question sociale, c’est un fait de constater que le contraste est manifeste entre la période des « Trente Glorieuses » marquée par un recul sensible des inégalités au sein des pays développés et la période qui commence dans les années 1980 qui se solde par leur aggravation significative. Cette évolution est porteuse d’une crise de l’Etat-providence confronté à un alourdissement des dépenses sociales et de l’endettement public dans un moment de croissance ralentie. Alors que les inégalités primaires augmentent, la redistribution est devenue de plus en plus coûteuse. Face à cette situation, le libéralisme social ne propose pas de se limiter à la seule intervention publique visant à réparer les coûts sociaux de l’économie de marché. Au contraire, il repose sur une organisation spécifique des marchés et des entreprises qui garantit aux acteurs de pouvoir se projeter à long terme et dont l’un des aspects est l’indexation des salaires sur les gains de productivité, permettant une répartition primaire des revenus relativement égalitaire. C’est sur ce terrain que la rupture s’est produite dans les années 1980. Et l’enchaînement des déséquilibres qui naissent du creusement des inégalités et de la formation d’une économie de rentes pénalise l’investissement productif. Dès lors, la redistribution nécessaire doit être avant tout une redistribution primaire appelant la redéfinition de l’organisation des marchés et des entreprises. 

Concernant la question écologique, nul ne remet en cause les atteintes portées à l’environnement naturel par l’activité humaine, devenues plus tangibles du fait de la généralisation à la plus grande partie du monde de la croissance économique fortement consommatrice de ressources et productrice de déchets. Et nul ne remet en cause la nécessité d’une transition écologique impliquant des changements importants des modes de production et de consommation. La divergence apparaît au niveau des solutions à apporter à cette question environnementale. Pour un certain nombre d’approches, la contradiction entre croissance économique et préservation de l’environnement peut être levée, soit en arrêtant la croissance (théories de la décroissance), soit en accédant à une croissance plus verte. Dans l’approche du libéralisme social, on s’appuie plutôt sur l’idée que la transition écologique est une forme de développement tel que l’entend Schumpeter. Elle est faite de changements qualitatifs guidés par des comportements aussi bien publics que privés commandant le processus d’apprentissage des technologies et des marchés. Le chemin se fait en marchant, et sa viabilité dépend de la façon dont on répond aux difficultés rencontrées en cours de route. Le libéralisme social propose de résoudre la contradiction entre croissance économique et préservation des ressources en accordant, autant que faire se peut les temps sociaux, notamment celui de la production, avec le temps de la nature. Par exemple, en matière d’investissements « verts » qui sont des investissements dont l’exécution exige un temps long dans un contexte d’incertitude radicale, il s’agit de permettre aux différentes parties constituantes de l’entreprise que sont les managers, les salariés et les financiers, de partager un même récit sur la nécessité de franchir les obstacles inhérents à ce type d’investissement. La codétermination qui devrait caractériser les conseils de surveillance concerne les managers exécutifs et les salariés, allant de pair avec la mise en œuvre de contrats longs avec les fournisseurs et les clients, ainsi qu’avec l’engagement durable des apporteurs de capitaux, notamment les banques.

Enfin, la question politique est au centre du livre de Jean-Luc Gaffard dont la thèse est que les économies de marché, intrinsèquement instables , ont néanmoins la capacité de résilience qui tient à la nature des institutions qui les structurent. Au moment du libéralisme social des « Trente Glorieuses » existait un système politique qui s’appuyait sur le rôle de régulation reconnu à l’Etat et sur le fonctionnement concret des entreprises devenues de véritables coalitions capables de planification et porteuses de politiques adossant les hausses des salaires à celles des gains de productivité. Ainsi était résolu le problème éminemment politique de combiner efficacité économique, justice sociale, et liberté individuelle. C’est ce libéralisme qui a été remis en cause à partir des années 1970 avec le retour à une doctrine privilégiant le rétablissement du « laissez-faire ». Ce moment particulier a pu être interprété comme étant celui de la victoire finale du capitalisme et la démocratie, moment imaginé par certains comme étant celui de la « fin de l’histoire » (Fukuyama, The End of History and the Last Man, 1990). L’idée était que le politique finit par s’effacer derrière l’économique, avec la victoire de la société capitaliste. Or, de fait, la démocratie ne peut se concevoir sans référence au rôle du politique. Elle ne s’incarne pas dans un état figé de la société dont le politique serait exclu. La nouvelle donne mondiale nous en fournit une illustration. Aujourd’hui, on assiste à une profonde restructuration des chaînes de valeur qui prend place dans un contexte marqué par une interdépendance économique toujours plus forte entre pays développés et pays émergents, et par un risque croissant de guerre commerciale. Face au conflit entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires, le principal enjeu réside dans la mise en place d’institutions internationales permettant de faire prévaloir les relations de coopération tout en préservant la capacité des nations de satisfaire leurs exigences internes en termes de croissance et d’emploi.

Voir la note de lecture du livre de Philippe Askenazy, Gilbert Cette et Arnaud Sylvain « Le partage de la valeur ajoutée »

Quatrième de couverture

Les crises financière, sanitaire, écologique, sont révélatrices de bouleversements de grande ampleur. En arrière-plan de sujets immédiats de politique économique, que sont le chômage, l’inflation ou les déficits, se profilent de multiples défis : un défi social avec la montée des inégalités, un défi écologique qui met en cause les modes de production et de consommation, et un défi politique. Y répondre requiert de reconnaître l’instabilité intrinsèque des économies de marché, mais aussi leur possible résilience qui tient leur organisation politique et sociale. Le débat sur le futur du capitalisme retrouve son actualité, mettant aux prises libéralisme social et capitalisme autoritaire.

L’auteur

Jean-Luc Gaffard est professeur émérite de sciences économiques à l’université Côte d’Azur et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Il est l’auteur ou coauteur de nombreux articles dans des revues scientifiques et de plusieurs ouvrages dont Macroéconomie, faits, théories et politiques ( Paris, 2016), et avec Mario Amendola, Out of Equilibrium (Oxford, 1998) et The Innovative Choice (Oxford, 1988).

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