Génération surdiplômée Les 20% qui transforment la France

Monique DAGNAUD, Jean-Laurent CASSEDY

L'ouvrage

La question économique des inégalités, dans les représentations et le débat public, est souvent focalisée sur les 1% les plus fortunés en termes de revenu et de patrimoine.

Dans cet ouvrage, Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely évoquent le poids déterminant du diplôme dans le destin social des individus et leur insertion professionnelle, dans un contexte d’intense compétition scolaire, « une compétition à valeur quasi existentielle ». L’objectif des jeunes générations est aujourd’hui plus que jamais de figurer dans le peloton de tête des personnes ayant fait des études supérieures, et si possible dans l’avant-garde des 20% des plus hauts diplômés, titulaires d’un Master et issus des grandes écoles de management, d’ingénieur ou de la haute administration. Le livre fourmille ainsi d’anecdotes et de cas concrets de trajectoires de ces jeunes étudiants issus de l’excellence scolaire (HEC, école des Mines, Polytechnique, ESSEC, ESCP-Europe, Science Po, ENA…) qui constituent désormais le modèle envié de la réussite sociale.

Certes ce bloc des 20% est loin d’être homogène : il y a les titulaires de masters universitaires, les diplômés des petites grandes écoles et des écoles post-bac, les lauréats des très grandes écoles post -prépa… Mais au-delà de ces nuances, faire partie des 20% constitue bien un marchepied selon les auteurs, non seulement pour acquérir statut et revenu, mais aussi pour intégrer un monde culturel d’aisance et de liberté dans l’autonomie de ses choix de vie, dans ses lieux de résidence, ses modes de vie et ses styles de consommation, le choix du conjoint, les idées politiques...

Cette classe cultivée, aux effectifs en nette augmentation, numériquement très signifiante, est désormais en mesure de vivre entre soi, et elle est devenue culturellement et économiquement dominante dans le cadre du capitalisme numérique. Selon Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, reprenant la typologie de David Goodhart qui distingue people of anywhere (ceux qui sont à l’aise partout dans la galaxie mondialisée) et people from somewhere (ceux qui sont de quelque part et attachés à un territoire et dont les faibles ressources ne permettent pas cette aisance dans la mobilité), cette inégalité de destin est aujourd’hui un découpage sociologique essentiel pour cerner efficacement la stratification sociale. Et ce clivage culturel central sépare les hauts diplômés des autres. Dans cette nouvelle structure sociale, la culture compte autant que l’argent : « en effet la distance culturelle peut produire des effets particulièrement dévastateurs sur le sentiment de dignité de celui qui est dépourvu de parchemin universitaire de haut niveau. Ce dernier, de fait, délivre une estampille symbolique, l’aura des gagnants du monde nouveau, plus indélébile et plus discriminante que le niveau de revenus ».

Et selon les enquêtes de l’OCDE, la France est d’ailleurs réputée parmi les pays avancés pour classer de manière précoce les individus, tandis que d’autres sociétés comme l’Angleterre et l’Allemagne paraissent plus ouvertes, comme le notent Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely.

Lire le cours sur le thème de l’école en spécialité SES en terminale :

Élite dirigeante, sous-élite, alter-élite

Malgré leur destin social convergent, les 20% des surdiplômés sont en réalité traversés de multiples tensions internes, car une partie reste attachée aux valeurs et au mode de vie bourgeois traditionnel, tandis qu’une autre est à la recherche de voies nouvelles de solidarités, de formes sociales innovantes dans l’économie sociale et solidaire (ESS), dans le développement durable. Et « autrement dit, les 20% forment une mini-société aux traits composites, avec ses gardiens du temple et ses contestataires ». Les 20% forgent désormais le mode de vie désirable et peuvent se mouvoir dans la mondialisation en espérant bouger, progresser, voyager, innover. Les 20% forment une catégorie sociale « sympathique, ouverte, tolérante, dynamique, sportive, cultivée, cette nouvelle élite n’en est pas moins recroquevillée sur un entre-soi socioculturel, générationnel et géographique ».

Au-delà des 1% de « l’élite dirigeante » classique la plus fortunée (les ultra-riches), les auteurs développent l’idée que c’est au sein de cette classe des 20% que se construit le « monde d’après », mais dans un conflit interne à cette catégorie, silencieux mais très important à comprendre :

  • Une partie des hauts diplômés, une « sous-élite », reste fidèle au libéralisme économique, aux contraintes du marché et à la globalisation, plonge résolument dans le bain de la concurrence et assume son intégration au monde des élites dirigeantes ; Ces étudiants sont généralement fondateurs de start-ups, consultants, ou travaillent dans les grandes firmes de la high tech ;
  • Mais une autre partie des plus diplômés est en quête d’une utopie alternative au libéralisme économique et s’implique dans un entrepreneuriat social (ESS, civic tech, tech for good, « entreprises à mission », etc.) et écologique, et forme une « alter-élite » fortement critique du capitalisme, et qui cherche à forger sa propre échelle de la réussite sociale et du succès. Quitte à accepter des niveaux de salaires bien inférieurs à ceux du premier groupe social ;

Mais quoi qu’il en soit, Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely estiment que « c’est au cœur de cette classe culturelle que s’écrit notre avenir commun ».

Nous serions ainsi passés, sous l’effet de la constitution de cette catégorie des 20% les plus diplômés, de sociétés classiquement méritocratiques, à des sociétés de performance. Le système éducatif conserve certes l’ambition de transmettre les savoirs fondamentaux au plus grand nombre, et d’élever le niveau d’éducation du pays, mais il serait aussi et surtout chargé de former et sélectionner les étudiants les plus talentueux, et aptes à travailler pour n’importe quelle entreprise engagée dans la compétition mondiale. Ceux qui maîtriseront au plus haut niveau marketing, technologie, commerce et mathématiques, seront en mesure de briguer leur ticket pour intégrer cette new class des surdiplômés. Une achieving society, une société de la réussite, de l’épanouissement de soi et de la performance où « les talents » sont récompensés, et permettent d’intégrer la catégorie sociale des « winners takes all ». Le diplôme est une assurance risque qui permet aussi de s’épanouir et d’entreprendre dans le cadre d’un processus d’essais et d’erreurs potentielles dont le coût est réduit par la garantie de rebondir ensuite que fournit le haut diplôme. Selon Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, « pour piloter sa vie, le haut diplôme offre une carte gold : des réseaux, en fait tous les réseaux, terrestres (notamment les réseaux professionnels) et numériques ».

Lire le thème d’actualité sur les inégalités scolaires en période de confinement :

Les auteurs insistent sur un point clé : l’homogamie sociale des couples qui se forment au sein des surdiplômés. En effet, depuis le boom de l’enseignement supérieur et son ouverture aux femmes, plus le niveau de diplôme est élevé, plus on se marie entre niveaux universitaires équivalents. Ainsi, dans la tranche des 25-39 ans, 73% des bac + 5 vivent en couple avec ou sans enfant, et le taux de mise en couple est maximal chez les recrues des grandes écoles, les ingénieurs en tête. Les enfants bénéficient ainsi d’une éducation favorable à une reproduction sociale et culturelle tournée vers l’acquisition de toutes les compétences cognitives et les habitudes culturelles (apprentissage de la lecture, du travail en autonomie, les sorties culturelles, etc.) propices à un cursus universitaire long. Les auteurs notent ainsi la très forte représentation des enfants d’enseignants dans les diverses promotions des grandes écoles.

Cette « obsession scolaire » selon les termes des auteurs, ce vaste élan vers l’éducation supérieure se traduit par des attentes énormes et une forte angoisse en termes de réussite à l’école et de stress lié aux classements scolaires et au verdict de la méritocratie scolaire.

Dès lors, ceux qui ne feront pas partie de ces 20% des plus hauts diplômés ressentiront un déclassement relatif et un vif sentiment d’infériorité et d’inaccessibilité.

L’idéal professionnel de ces jeunes surdiplômés est souvent éloigné de l’intégration dans la grande entreprise comme leurs parents ont pu le connaître et le rechercher : l’élite scolaire préfère bien souvent échapper aux contraintes hiérarchiques du management classique et opte beaucoup plus volontiers pour la qualité de vie qu’offre l’entrepreneuriat, l’autonomie, la souplesse d’organisation et sa compatibilité avec une vie privée équilibrée. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs en quête de sens et s’impliquent dans l’économie du développement durable, dans l’économie solidaire ou bien l’économie circulaire. Ils ont également leurs lieux de travail favoris dans les villes : coworking, tiers-lieux, fablabs, etc.

Les 20% remodèlent les territoires et les modes de vie

Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely analysent aussi dans cet ouvrage comment les 20% de hauts diplômés se concentrent dans les grandes agglomérations, quittent très souvent leur région d’origine : ils sont largement les artisans de la « métropolisation » du territoire et forment les « anywhere », des individus mobiles géographiquement et socialement. Ils vivent proches de leurs lieux de travail au sein des secteurs qu’ils ont investis, soit la finance, l’informatique et l’entrepreneuriat numérique, le marketing, la recherche, l’enseignement supérieur, ou les industries culturelles… Ils se concentrent ainsi dans les espaces où l’économie immatérielle se déploie, laquelle est gourmande en matière grise et requiert un haut niveau de capital humain.

Mais pour ces 20%, le théâtre des opérations est en fait devenu mondial sur un marché du travail international, où les opportunités se conquièrent avec des stages et des expériences menées à l’étranger. Les 20% sont toutefois en quête de lieux qui offrent certes une intégration économique, mais ils sont également motivés par les territoires qui permettent bien-être et qualité de vie. Les auteurs citent notamment la transformation du XIème arrondissement de Paris qui a ainsi connu un processus de gentrification par le capital culturel : « bon emplois, bonnes écoles, bons restaurants, haute qualité de vie. Le XIème est une sorte de maître étalon du bien-vivre urbain des nouvelles générations éduquées ». 

Mais pour autant, cette génération de surdiplômés est face à un dilemme dans le choix de son lieu de résidence : « cette tension entre la dimension économique, héritée dans laquelle l’ascension sociale et l’aisance matérielle étaient des objectifs primordiaux, et la dimension hédoniste, culturelle, voire champêtre est au cœur des dilemmes des jeunes diplômés et des jeunes actifs, et conditionne largement leurs choix d’implantation géographique. La nouvelle répartition qui en résulte découle d’un savant dosage des critères entre nécessité économique et aspiration au bien-vivre ».

Lire la mise en activité sur le thème de la dynamique de l’emploi dans les territoires :

Les 20% de surdiplômés ont également un mode de vie et des habitudes culturelles spécifiques, qui vont selon Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely de leurs émissions de radio favorites (où les intervenants sont souvent eux-mêmes très diplômés), les séries dont ils sont friands sur Netflix, à leurs activités sportives, leurs cafés et leurs restaurants préférés, leur alimentation souvent tournée vers les produits de l’agriculture biologique, leurs boutiques de design et de décoration intérieure, et leurs activités de développement personnel et centrée sur le bien-être (naturothérapie, yoga…)

Dans le champ politique, les 20% des hauts diplômés participent largement au débat démocratique, d’autant que l’on sait que le fait de voter et de s’engager augmente avec le niveau scolaire et dépend largement de sa capacité à maîtriser l’information politique, à forger ses idées dans le cadre de ses lectures, de débats et de l’acquisition d’une solide culture générale. Selon les auteurs, les plus hauts diplômés adhèrent massivement au triptyque méritocratie scolaire, démocratie représentative, engagement civique. Mais le pendant de cette domination dans le champ politique est aussi le retrait de l’espace démocratique des peu diplômés, et au bout du compte, l’idée bien périlleuse pour la cohésion nationale que la politique serait l’affaire de la classe cultivée. Sur l’échiquier politique la proximité idéologique des 20% incline nettement pour la gauche (surtout le parti socialiste), la République en Marche, et Les Verts : « ce qui frappe c’est force des corrélations, plus on a suivi des études longues, plus on est polarisé vers la gauche et vers le mouvement écologique ».

Chez cette catégorie sociale qui rejette souvent le conservatisme social et conjugue le libéralisme économique au libéralisme culturel, les scores politiques sont nettement plus faibles pour le Rassemblement National (RN) et les Républicains (LR). Mais si l’on cherche un point commun, une convergence politique entre toutes les fractions de l’électorat surdiplômé, c’est bien le soutien à l’écologie qui est le facteur clé.

Quatrième de couverture

Environ un jeune sur cinq sort du système scolaire avec un master ou un diplôme de « grande école ». Faire partie de ces 20 % est aujourd’hui la condition nécessaire pour maîtriser son avenir et intégrer les professions dans la lumière : le monde des start-up, des consultants conviés à penser le futur et, plus largement, celui des influenceurs culturels. S’appuyant sur une enquête de terrain, de nombreux entretiens auprès de jeunes actifs (25-39 ans) insérés dans le monde de l’innovation et un sondage exclusif, Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely dressent le portrait de ces premiers de la classe et montrent que, loin de former un groupe homogène, ils se partagent entre tentation du pouvoir, confort et contestation du système. Alors que les 20 % se détachent du reste de la société, leurs prétentions à proposer un modèle de vie et à fixer un cap politique résisteront-elles à l’entre-soi social qui les caractérise ? Le changement peut-il avoir lieu sans le peuple ?

Les auteurs

  • Monique Dagnaud est sociologue, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la jeunesse et du monde numérique, auteur de nombreux livres dont Le Modèle californien (Odile Jacob, 2016).
  • Jean-Laurent Cassely est journaliste à Slate.fr et essayiste. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les classes supérieures urbaines.

 

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