En finir avec le règne de l’illusion financière. Pour une croissance réelle

Jacques de Larosière

RESUME

Depuis deux décennies maintenant, notre monde s’est beaucoup financiarisé : l’essentiel de l’activité économique se traduit désormais par la hausse de la valorisation des actifs financiers au détriment de la croissance des revenus salariaux et de l’investissement productif. Ce livre a deux objectifs : comprendre les processus qui ont amené aux dérèglements actuels, et formuler des recommandations simples pour sortir du piège de la financiarisation.

 

L’ouvrage

En 1970, la dette globale, à l’échelle du monde entier, s’élevait à 100% du PIB. En 2020, elle en représente 250%, soit une progression énorme en 50 ans. Son montant, de 230000 milliards de dollars, se répartit en trois grandes composantes : 24% du total pour les ménages, 36% pour les entreprises non financières, et 40% pour la dette publique.

Si la dette globale a fortement augmenté, il faut dire aussi qu’elle a beaucoup perdu en qualité depuis quelques années. Une illustration est fournie par la part des entreprises non financières cotées BBB (c’est-à-dire en dernière position parmi les sociétés de bonne qualité dites investment grade) qui représentait 25% du marché en Europe et 40% aux Etats-Unis en 2011, alors que cette part est passée maintenant à 50% dans les deux régions. Autrement dit, la qualité des émetteurs s’est détériorée rapidement en 10 ans.

La gravité de cette détérioration qualitative de la dette pèse sur la fragilité du secteur financier : plus la dette augmente, plus les emprunteurs s’enfoncent dans la dette, plus la probabilité et la gravité des crises à venir s’intensifie. De plus, maintenant que la dette a atteint des montants records, on commence à s’apercevoir que la sortie du surendettement sera difficile. Elle peut en effet susciter la crainte de la debt deflation et/ou d’un profond désordre des marchés.

Il faut bien comprendre le rôle qu’a joué la politique monétaire de bas taux d’intérêt pendant longtemps dans cette détérioration de la qualité du crédit. Si cette politique monétaire de bas taux d’intérêt, et même de taux réels négatifs, s’est maintenue pendant plus de 20 ans, cela s’explique pour trois raisons. D’abord, l’apparition de la croyance selon laquelle il n’y aurait plus de lien entre la masse monétaire en circulation et l’inflation (ce que contredit la théorie quantitative de la monnaie mise en évidence par Jean Bodin depuis 1568). La deuxième raison est la fixation d’un objectif d’inflation à 2%, supérieur selon Jacques de Larosière aux forces du marché. La dernière raison est que les Banques centrales sont progressivement sorties de leur mandat premier, qui est la lutte contre l’inflation, pour se donner d’autres objectifs.

En tout cas, aujourd’hui, il apparaît clairement que la quasi-suppression des taux d’intérêt apparaît incompatible avec les besoins de l’économie réelle, parce qu’elle pénalise l’investissement productif, et qu’elle mène au surendettement et aux crises. Il faut donc changer de politique et notamment assurer une rémunération de marché normale pour ceux qui acceptent de prendre des risques sur des projets de long terme. L’objectif n’est pas de perpétuer le gonflement du bilan global pour le bien-être d’une minorité, mais de favoriser la croissance réelle à long terme et de créer des gains de productivité.

Pour répondre à ces questions, il faut d’abord évaluer et comprendre les composantes du bilan global du monde (travail effectué par Mc Kinsey dans son rapport « The Rise and Rise of the Global Balance Sheet » en novembre 2021 ; il faut ensuite se poser la question des conséquences économiques et sociales de l’explosion du bilan global et de la politique monétaire qui la sous-tend ; l’auteur propose enfin de dégager les conclusions et les recommandations dérivées des constatations faites.

I- Le paradoxe du système financier actuel

En appliquant à un pays les normes comptables issues du secteur des entreprises, il est possible en agrégeant les données des différentes nations d’obtenir un bilan global. C’est la méthode suivie par le cabinet Mc Kinsey dans son rapport « The Rise and Rise of the Global Balance Sheet » (novembre 2021).

Source : Mc Kinsey

Depuis 2000, ce bilan a triplé. Avant cette date, la valeur des actifs évoluait en général en harmonie avec le PIB, donc avec la richesse réelle créée. La découverte centrale des travaux du cabinet Mc Kinsey est que le lien historique entre la croissance de la richesse (net worth) et celle de la production ne se vérifie plus. La croissance économique a été modeste depuis 20 ans alors que les valorisations d’actifs ont bondi.

Cette évolution du bilan global a trois conséquences particulièrement préoccupantes.

La première de ces conséquences est la baisse de l’investissement productif. Depuis 20 ans, l’investissement productif est passé d’un peu plus de 14% du PIB à un peu moins de 12% (chiffre de 2019). C’est là une donnée très importante, parce-que c’est cet investissement productif qui permet à une économie de progresser, d’accroître sa productivité, et d’affronter les transitions nécessaires dans un monde en mutation.

La baisse de l’investissement productif peut sembler paradoxale dans la mesure où on pense souvent qu’il y a un lien mécanique entre la baisse du taux d’intérêt et l’augmentation de l’investissement. Or, rien n’est plus faux. Et ceci s’explique par le mécanisme de la « trappe à liquidités » mis en évidence par Keynes. Quand la rémunération des créances longues devient trop faible, le risque est de voir les épargnants se détourner des investissements de long terme pour conserver des liquidités, certes non rémunérées, mais immédiatement disponibles et sans risques.

mbre 2021).

Voir la note de lecture du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard « La liquidité incontrôlable »

La deuxième conséquence, étroitement liée à la première, est que des tensions de plus en plus vives se manifestent sur l’appareil productif. La réduction des marges de production inemployées que l’on observe actuellement s’explique par des tensions sur l’offre, et non par un excès de demande, et la marge existante entre la croissance potentielle et la croissance réelle se referme depuis plusieurs années.

Dernière conséquence, et non la moindre, les inégalités augmentent fortement. En effet, toujours depuis 2000, et pour ne considérer que le cas de la France, les porteurs d’actions ont vu la valeur de leur portefeuille doubler : emprunter à 1% pour acheter des actions qui rapportent entre 6% et 7% est une aubaine pour les plus fortunés. Et, puisque les porteurs d’actions font partie des 10% de la population les plus aisés, on observe une forte progression de l’écart des patrimoines : aux Etats-Unis par exemple, la richesse des ménages détenue par les 10% les plus aisés est passée de 67% à 71% du total de 2000 à 2019. Et la part détenue par les 50% inférieurs ne représente que 1,5% du total.

Voir le modèle IS-LM dans le lexique

II- La responsabilité de la politique monétaire

Une banque centrale peut, à certains moments et pour des motifs conjoncturels, faire descendre à zéro ses taux directeurs. Mais les taux directeurs des banques centrales sont restés négatifs en termes réels depuis 20 ans. En même temps, le bilan des banques centrales a explosé au cours de la période. Par exemple, pour ce qui concerne la BCE, celle-ci a décidé d’acheter (et, en fait, de monétiser) des titres obligataires à hauteur de plus de 70% du PIB de la zone euro depuis 2014. Pourquoi la politique monétaire est-elle allée aussi loin dans ce Jacques de Larosière appelle la « suraccommodation » ? Selon l’auteur, cela s’explique par trois raisons essentielles.

La première est la croyance selon laquelle il n’y aurait pas de lien entre l’inflation et la masse monétaire (ce que contredit la théorie quantitative de la monnaie). Il est vrai que l’agrégat M3 a progressé d’une base 100 en 2015 à 160 en 2021 sans conséquence notable. Si on considère M0 (monnaie banque centrale : billets en circulation, réserves des banques de second rang à la Banque centrale), d’une base 100 en 1970, elle a bondi en 2021 à 1600 pour la FED et à 700 pour la BCE. Par ailleurs, dans son rapport de politique monétaire au Congrès en février 2021, Jérôme Powell, président de la Réserve fédérale, affirmait de son côté que « la croissance de M2 n’a pas vraiment d’implications importantes pour les perspectives économiques ». Il est vrai cependant que depuis le taux d’inflation a considérablement augmenté aux Etats-Unis, ce qui fait ressurgir l’hypothèse d’un lien étroit entre la masse monétaire et l’inflation…

La deuxième raison est la fixation de l’objectif d’inflation par les Banques centrales à 2%, qui selon Jacques de Larosière est supérieur aux forces du marché, ce qui conduit à gonfler massivement et inutilement la masse monétaire. D’une manière générale, on a exagéré le péril de la déflation, alors que les dangers de taux d’intérêt trop bas ont été sous-estimés.

Enfin, la troisième raison est que les Banques centrales sont progressivement sorties de leur mandat initial qui est de maintenir la stabilité de la monnaie et de lutter contre l’inflation. Les Banques centrales multiplient aujourd’hui leurs objectifs (initiatives vertes, inclusion sociale….), ce qui contribue à l’affaiblissement de leur mandat premier.

Voir la notion Monnaie le le lexique

Voir l’article de Bruno Jacquier « L’hypothèse d’une erreur de politique monétaire »

III- Que devrait être la politique monétaire aujourd’hui ?

La politique monétaire doit choisir entre deux options. La première option est de laisser filer l’inflation pour protéger la croissance du PIB. La deuxième option est de resserrer la politique monétaire, dès lors que l’on considère que l’inflation est un risque sérieux en soi. Quelle est la situation actuelle ?

Aux Etats-Unis comme en Europe, le taux de chômage est sur une pente descendante, et l’inflation est en hausse. En février 2022, le taux de chômage de l’Union européenne atteint 6,8%, un taux de chômage que beaucoup d’observateurs considèrent comme « structurel ». Aux Etats-Unis, il est de 3,8% et la pression à la hausse des salaires est forte. L’inflation dans la zone euro est estimée à 8,1% en mai 2022. Parallèlement, à ce jour, même si la FED, puis la BCE, commencent à relever leurs taux directeurs, on peut dire que la politique monétaire demeure très accommodante.

Or, même si l’inflation présente l’intérêt de réduire la charge de la dette, il faut considérer qu’elle présente tout de même des risques très importants. Les risques de l’inflation sont d’exercer sur l’ensemble de l’économie un effet récessif puisque la perte de pouvoir d’achat affecte la consommation, réduit les marges des entreprises, et brouille l’horizon des investisseurs. Ce sont aussi des risques sociaux puisque si les salaires ne peuvent être protégés de l’inflation, il n’en est pas de même pour les placements financiers dont les revenus continuent de progresser. Dans ces conditions, une catégorie importante de la population qui appartient aux classes « populaires », et aussi aux « classes moyennes », voit ses revenus affectés, d’où le développement possible du populisme.

C’est la raison pour laquelle seule la deuxième option semble possible, à savoir d’augmenter le taux d’intérêt pour favoriser la croissance réelle à long terme et les gains de productivité. L’avenir de l’économie dépend avant tout de l’élasticité de l’offre, donc d’un investissement suffisant et d’une main-d’œuvre bien formée. En outre, les taux d’intérêt trop bas dissuadent les investissements productifs, favorisent la survie des entreprises « zombies », et fragilisent l’ensemble du système bancaire et financier.

Il est vrai que dans la période récente, la FED, et à un moindre degré la BCE, ont relevé leurs taux directeurs, mais les taux réels demeurent toujours négatifs. L’ajustement sera particulièrement difficile pour la BCE puisque sa politique monétaire ultra-accommodante a été utilisée pour surmonter le paradoxe d’une monnaie unique et de politiques nationales différentes. Cet ajustement n’en est pas moins nécessaire, et devra s’accompagner d’une révision du Pacte de stabilité et de croissance pour faire converger les politiques budgétaires et structurelles dans la zone euro.

Quatrième de couverture

« Nous savons que notre monde s’est beaucoup endetté depuis des décennies et que sa « financiarisation » a atteint des proportions jamais atteintes auparavant, du moins en temps de paix.

Mais quelle est la gravité de ce phénomène ? Quelles sont ses conséquences sur la solidité de notre système financier, sur le fonctionnement de notre économie et sur l’avenir même de notre société ?

Il faut surtout comprendre comment notre monde a changé subrepticement de modèle : il a glissé, depuis deux décennies, vers un paradigme étrange, celui où l’essentiel de l’activité économique se traduit désormais par la hausse des valorisations d’actifs financiers au détriment de la croissance, des revenus salariaux et de l’investissement productif.

Il est temps de mettre fin au règne de l’illusion et de remettre en valeur les ressorts économiques fondamentaux sans lesquels il ne peut y avoir de vraie croissance. »  Jacques de Larosière

L’auteur

Jacques de Larosière a fait toute sa carrière au sommet des institutions financières : il a d’abord dirigé le Fonds monétaire international (1978- 1987), avant de devenir gouverneur de la Banque de France (1987-1993), puis président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (1993-1998). Il est membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Il est notamment l’auteur de 40 ans d’égarements économiques.

Voir les vidéos de Patrick Artus « Tout ce qu’il faut oublier de la macroéconomie traditionnelle »

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