Économie du savoir-être, Presses de Sciences po, 2022

Yann Algan et Élise Huillery

L'ouvrage

Deux spécificités de l’économie française peuvent être mises en exergue :

  • Une école plus déterministe et inégalitaire que dans les autres pays de l’OCDE, malgré des dispositifs d’aide nombreux et une dépense publique par élève en moyenne plus élevée que la moyenne ;
  • Un déficit de travailleur indépendant, notamment d’entrepreneurs, sur le marché du travail français en comparaison du reste de l’OCDE.

Pour les auteurs, ces faits sont à mettre en relation avec le retard français en matière de compétences sociales et comportementales (comme l’autonomie, la confiance en soi et la coopération). Répondre à ce retard permettrait :

  • D’améliorer la réussite à l’école en sortant d’une vision de l’intelligence comme innée ;
  • De favoriser l’insertion professionnelle et, sur un plan macroéconomique, l’innovation et la croissance ;
  • D’accroître le bien-être individuel et la cohésion sociale.

Il est donc urgent d’investir dans les « compétences sociales et comportementales ».

I - Les compétences socio-comportementales : le talon d’Achille français ?

A. Comment définir et comparer les compétences socio-comportementales ?

Ce sont des aptitudes de savoir-être, qui peuvent être acquises et évoluer dans le temps. Leur dénomination et le périmètre qu’elles recouvrent varient selon les disciplines : on parle de compétences socio-comportementales (psychologie), socio-émotionnelles (OCDE), conatives (DEPP), non cognitives (économie) ou soft skills. Elles se distinguent des compétences intellectuelles (mémoire, logique, vitesse de traitement de l’information, etc.).

Les auteurs distinguent plus précisément :

  • Les compétences comportementales relatives aux perceptions de soi-même et à l’état d’esprit (1)
  • Les compétences sociales relatives aux relations interpersonnelles (2)

 

1) Les compétences comportementales

Elles décrivent la façon dont un individu perçoit ses propres capacités, ses chances de réussite et sa capacité à s’améliorer. Elles comprennent :

  • L’estime de soi (l’estimation de sa propre valeur) ;
  • Le sentiment d’efficacité personnelle (l’impression d’être capable de réaliser des tâches ou confiance en soi) ;
  • Le locus de contrôle (l’appréciation qu’un individu porte sur les facteurs qui influencent sa vie) ;
  • L’état d’esprit (fixe si l’individu pense que l’intelligence est une caractéristique fixée une fois pour toutes, de développement si l’individu pense que l’intelligence se « travaille »).

 

2) Les compétences sociales

Elles concernent les modalités et la qualité de la relation aux autres. Elles comprennent :

  • La confiance (en d’autres personnes ou envers des institutions) ;
  • La coopération (comportement social non conflictuel ou concurrentiel, collaboratif) ;
  • Le sentiment d’appartenance (attachement et reconnaissance ressentis à l’égard d’une communauté, générant de la cohésion sociale) ;
  • Le respect des autres, l’empathie et le contrôle de soi (conditionnant le degré de conflictualité des relations humaines).

Les compétences socio-comportementales constituent une base de développement de l’effort, de la persévérance et de l’engagement, et sont donc cruciales pour comprendre les problèmes relatifs à l’éducation et au marché du travail.

 

B. Comparaisons internationales et spécificité française

(1) Les système éducatif français

Par rapport à la moyenne de l’OCDE, le système éducatif français se caractérise par un déficit de compétences socio-comportementales. Plusieurs mesures le confirment :

  • Sur le plan des compétences comportementales, les enquêtes PISA de l’OCDE portant sur les adolescents de 15 ans dans 79 pays, montrent que « les adolescents français souffrent d’un profond déficit de confiance en eux et d’optimisme quant à leurs chances de réussir », associé à une vision fataliste de leurs performances et de leur futur scolaires : « anxiété et peur de l’échec plus grandes », et manque de persévérance. Ce déficit français n’est pas distribué de manière homogène selon les milieux sociaux : les élèves plus favorisés que la moyenne le manifestent moins souvent que les autres.
  • Sur le plan des compétences sociales, le système éducatif français se caractérise par un faible sentiment de collaboration entre pairs et un fort climat de défiance au sein de l’institution.

(2) Les compétences socio-comportementales à l’âge adulte

Le déficit de compétences socio-comportementales des jeunes Français se retrouve également à l’âge adulte. D’après les données de l’enquête World Values, réalisée tous les 4 ans sur un panel de citoyens de l’ensemble des pays, il apparaît que les Français se caractérisent par :

  • Un degré élevé de fatalisme, i.e. un faible sentiment de maîtrise de ce qui leur arrive ;
  • Une très faible confiance en les personnes hors du cercle familial et des proches ;
  • Un manque d’optimisme ;
  • Une faible valorisation de l’esprit d’initiative et l’innovation, privilégiant les « bonnes manières » et la « sécurité ».

II - Impact des compétences socio-comportementales sur la réussite scolaire et l’insertion professionnelle

A. Impact des compétences comportementales sur la réussite scolaire

Pour évaluer l’impact des compétences comportementales sur les résultats scolaires, les chercheurs ont mis en place des programmes pédagogiques destinés à modifier spécifiquement les compétences comportementales des élèves, puis évalué l’effet des modifications sur les performances scolaires. Il ressort que cibler les compétences comportementales améliore les résultats scolaires.

L’effet causal est d’autant plus fort que les élèves sont défavorisés. L’enquête de Paunesku et al. (2015) portant sur les collégiens français les plus à risque de décrochage scolaire montre ainsi qu’une intervention sur le growth mindset permet d’augmenter leur moyenne générale d’un nombre de points équivalent à un mois de collège supplémentaire. L’effet est le plus fort sur les 30% d’élèves les plus à risque de décrocher.

Le déficit de compétences comportementales français renforce par ailleurs les inégalités sociales : à compétences en mathématiques objectivement équivalentes au départ, les élèves défavorisés se perçoivent moins capables que les élèves favorisés, conduisant à une moindre ambition scolaire et surtout à des performances scolaires moins élevées.

 

B. Impact des compétences sociales sur la réussite scolaire

Le développement des compétences sociales est également un facteur d’amélioration des résultats scolaires. Cela passe par l’apprentissage de l’argumentation (convaincre les autres de ses propres idées) et la coopération dans la résolution de problèmes. Les auteurs donnent l’exemple de l’énigme suivante. Une balle et une batte coûtent 1,10€ au total. La batte coûte 1€ de plus que la balle. Combien coûte la balle ? Pris individuellement, les élèves répondent en grande majorité 10 cts. Or cette réponse est fausse : le prix de la balle est de 5 cts. Plusieurs enquêtes montrent qu’après discussion, la minorité d’élèves disposant de la bonne réponse réussit à convaincre les pairs, qui sont à leur tour capables de réinvestir leurs connaissances sur des problèmes similaires, avec succès. Pour se passer (avec succès) de l’intervention de l’adulte, il a fallu développer la coopération au sein du groupe et la capacité de persuasion de ceux qui avaient compris l’exercice dès le départ.

Par ailleurs, le coût de la mise en place de tels dispositifs est nettement inférieur à d’autres programmes alternatifs : par exemple réduire la taille des groupes a un effet 2 fois moindre, pour un coût multiplié par 250. Cela vaut aussi pour l’utilisation de nouvelle technologies (15 fois plus cher, résultats inférieurs). Enfin, la coopération et la résolution commune ne desservent pas les plus forts.

 

C. Rôle à long terme sur l’emploi et les revenus

L’effet des compétences socio-comportementales va au-delà de la réussite scolaire, et a des effets de plus long terme sur la vie active des individus. L’étude expérimentale longitudinale de Montréal montre par exemple que les bénéficiaires d’aides en matière de compétences socio-comportementales ont un revenu supérieur de 20% aux autres et sont moins fréquemment au chômage ou inactifs.

Lire le cours de terminale en spécialité SES sur le thème de l’École :

III - Compétences socio-comportementales, organisation des entreprises et croissance économique

A. Impact sur l’organisation des entreprises et le management

Comme cela a déjà été démontré dans un précédent ouvrage (Algan, Cahuc et Zylberberg, La société de défiance, 2013), la confiance a un effet sur l’organisation des entreprises : « dans les régions où la confiance mutuelle prévaut, les entreprises laissent une grande autonomie aux salariés, aptes à communiquer et à se coordonner pour atteindre des objectifs communs. Si c’est au contraire la défiance mutuelle qui préside, la hiérarchie pèse d’un poids maximum afin de contrôler les décisions individuelles ». Le type de relations hiérarchiques au sein des organisations productives dépend donc directement du degré de confiance : la verticalité est d’autant plus forte que la défiance est élevée. Par suite, les capacités de changement et d’innovation au sein des organisations sont plus limitées, ce qui est dommageable pour les secteurs reposant sur la R&D et la croissance économique au sens large. La France entre dans ce cadre.

 

B. Impact sur la croissance économique

La défiance agit également comme une « véritable taxe » sur le développement des échanges. Le prix Nobel d’économie 1972, Kenneth Arrow, invité à s’exprimer sur les sources de la croissance, l’exprime comme suit : « on peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre les citoyens ».

Lire le cours de CPGE ECG sur le thème de l’entreprise et des modalités de sa gouvernance :

IV - Compétences socio-comportementales, bien-être et performances sociales des pays

A. Impact sur le climat social à l’école

On s’intéresse ici au travail coopératif à l’école. En incitant les élèves à la coopération et à la proximité avec des pairs différents, on observe une amélioration du climat social au sein des classes ainsi qu’une réduction du harcèlement.

 

B. Impact sur le climat social dans l’entreprise

La satisfaction au travail dépend positivement du degré d’autonomie, et négativement de la longueur de la chaîne hiérarchique et de l’autoritarisme de l’encadrement. Mais la personnalité du supérieur hiérarchique est également importante : une plus grande capacité à susciter de la confiance au sein des équipes et à coordonner la résolution collective des problèmes agit positivement sur le climat social. Des leçons sont à tirer pour le marché du travail français, réputé faiblement satisfaisant pour les travailleurs : une amélioration de la coopération pourrait constituer une voie d’amélioration.

 

C. Impact sur le bien-être

Le développement des compétences socio-comportementales a des effets positifs sur la santé et le niveau de criminalité :

  • L’état de santé d’un individu est lié au niveau de confiance en soi : plus ce dernier est élevé, plus les indices de santés mentale et physique sont élevés ;
  • Les compétences socio-comportementales sont également prédictives de la criminalité à l’âge adulte : plus les premières sont développées, plus la seconde est faible, toutes choses égales d’ailleurs.

On peut parler du double dividende du développement des compétences socio-comportementales : économique mais également social.

Par ailleurs, les compétences socio-comportementales ont des effets positifs sur le bien-être à l’échelle des individus et des pays. La qualité des relations sociales doit être reliée à la confiance en les autres. La perte de satisfaction liée à l’absence de confiance peut être comparée à une perte de revenu dans le monde du travail. La perspective peut être plus large : « le contraire de la confiance n’est pas seulement la défiance, mais l’angoisse et la terreur existentielle. » Dans les sociétés modernes, le risque est associé à l’activité humaine et non à l’action d’une force supérieure : il en résulte que la capacité de faire confiance aux autres peut nous aider à surmonter des angoisses profondes.

Écouter Yann Algan sur l’importance de la confiance :

Conclusion

Les auteurs présentent des recommandations pour remédier au déficit de compétences socio-comportementales français. Ils soulignent la nécessité d’améliorer la formation des élèves et des enseignants :

  • Présentant un coût plus faible que les mesures habituelles (par exemple la diminution des effectifs), l’application de méthodes d’enseignement différencié et personnalisé permet d’accroître rapidement les compétences socio-comportementales. Par ailleurs, le travail en petit groupe sur des projets, et plus largement un enseignement plus horizontal, y concourent également.
  • Les méthodes d’évaluation doivent être modifiées : évaluer pour développer les compétences plutôt qu’évaluer les compétences, en développant l’évaluation formative et l’autoévaluation.
  • Enfin, il faut proposer aux enseignants un programme de formations initiale et continue portant sur l’enseignement des compétences socio-comportementales, permettant de diversifier leurs pratiques pédagogiques et de développer le travail en équipe.

Les auteurs soulignent également l’importance de développer les compétences socio-comportementales sur le marché du travail :

  • Les écarts de revenus sur le marché du travail ne s’expliquent pas seulement par des différences d’éducation et d’expérience, mais aussi par les compétences socio-comportementales. Les entreprises valorisent ainsi la motivation et les compétences sociales du candidat. Les jeunes adultes constituent un public idéal pour un programme d’apprentissage de compétences socio-comportementales : c’est par exemple le cas aux Etats-Unis des programmes comme job corps destiné aux 16-24 ans ou encore le National Youth Guard Challenge avec une organisation militaire. Ces programmes sont coûteux, mais les bénéfices sociaux (moindre criminalité, revenus en hausse par exemple) compensent.
  • Les méthodes de management gagneraient à être transformées, en aidant, encourageant et persuadant plutôt qu’en supervisant. Cela passe par des retours sur expérience réguliers, afin de mettre en évidence les points forts et les capacités d’amélioration des collaborateurs. Cela permettrait de suivre les évolutions du monde du travail, notamment la demande croissante d’interdépendance entre travailleurs autonomes, et de répondre à l’incertitude croissante de l’environnement professionnel. Cela permettrait également de faire progresser les apprentissages des organisations, source d’avantages concurrentiels : il est nécessaire d’instaurer un climat de sécurité psychologique pour les travailleurs, afin qu’ils se sentent à l’aise avec la possibilité de faire des erreurs et des propositions de changement. La « culture de la petite bourde » peut être source d’innovation, et de manière le développement du supportive leadership peut avoir des effets favorables sur le fonctionnement des organisations.

Quatrième de couverture

Toutes les études internationales le montrent, les Français se démarquent par un faible niveau de confiance en soi, de sentiment d’efficacité personnelle, de persévérance et de coopération. Aux racines du phénomène, un système éducatif qui se focalise sur les facultés intellectuelles et néglige la relation à soi et aux autres. Résultat, nos élèves sont plus anxieux qu’ailleurs, craignent d’être considérés comme incompétents en cas d’échec, considèrent la réussite scolaire comme innée, et reculent devant l’obstacle et l’inconnu. Leur bien-être à l’école est moindre par rapport à celui des enfants des autres pays de l’OCDE.

Comme l’indiquent les recherches croisées en économie et en psychologie, un tel déficit de compétences sociales et comportementales a un impact élevé sur la réussite et les inégalités scolaires, sur l’insertion et la vie professionnelles, sur l’innovation et la performance économique.

Ce livre plaide ardemment pour la reconnaissance et l’intégration du savoir-être dans notre système éducatif. Il y va de la résilience de notre société.

Les auteurs

Yann Algan est professeur d’économie à HEC.

Élise Huillery est professeure d’économie à l’Université Paris-Dauphine-PSL.

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