Capitalisme : le temps des ruptures

Michel Aglietta (Sous la direction de)

z

Dans cet ouvrage, dirigé par l’économiste Michel Aglietta, l’un des pères fondateurs de l’école française dite de la Régulation, les contributeurs dressent un état des lieux inquiet du capitalisme, à la lumière des formes historiques qu’il a pu prendre dans le passé.

Lire l'entretien de Michel Aglietta par Béatrice Couairon

Michel Aglietta insiste d’emblée sur la finance comme centre névralgique de ce système économique pluriséculaire, constitué d’un ensemble d’institutions marchandes, de rapports sociaux complexes débouchant parfois sur des conflits, et adossé au caractère ambivalent de la monnaie, à la fois instrument d’échange et fondatrice du lien social (« la monnaie est l’institution de l’appartenance sociale dans l’ordre économique »). Le capitalisme, s’il s’est imposé historiquement, est aujourd’hui confronté à un défi gigantesque : celui d’une rupture entre les générations, en proie au doute grandissant sur la continuité de la civilisation humaine, devant la gravité et l’ampleur des questions écologiques. Mais si le livre dresse un constat pessimiste sur la soutenabilité du capitalisme dans sa forme actuelle, il trace aussi des perspectives d’action pour l’avenir, et propose une série de réformes ambitieuses : « lorsque nous parlons du temps des ruptures, nous parlons des mutations à entreprendre pour pouvoir fonder l’évolution des sociétés sur une écologie politique ».

Note de Lecture

Comprendre le capitalisme de notre temps

Dans la première partie de l’ouvrage, Michel Aglietta critique fortement les fondements de la science économique dite « orthodoxe », en tant qu’elle constituerait, en empêchant la fécondité d’une approche à la fois théorique et historique, un véritable obstacle à la compréhension de nos sociétés. Les auteurs réunis dans cet ouvrage rejettent l’analyse économique dominante qui s’appréhende à partir d’une axiomatique conduisant à des lois générales (prétendument) universelles. Cette approche conduit à une vision erronée de la croissance économique, conçue comme un mouvement continu de progrès et de bien-être, alors qu’elle porte en elle autant de potentialités que de profondes contradictions et de menaces pour la cohésion sociale et le capital naturel qu’il faut regarder en face. Le « rattrapage » économique, celui des pays émergents que l’on évoque souvent, serait en fait confondu avec la norme du progrès en tant que valeur universelle propagée par l’Occident : « l’avènement universel du progrès grâce à l’unification selon les normes du libéralisme occidental garantirait l’homogénéité des sociétés ». Or c’est cette vision que les auteurs se proposent de dépasser. Cet « occidentalisme » (discutable) est fondé sur le mode de production capitaliste comme force d’accumulation à visée planétaire dont le carburant est l’inégalité : entre un centre industriel et une périphérie rurale, et entre des classes sociales inscrites dans la hiérarchie sociale.

Dès l’origine, la finance est aussi profondément liée à la dynamique du capitalisme, à la fois pour la production matérielle, mais aussi pour « faire de l’argent avec de l’argent ». Au niveau de l’économie internationale, on perçoit clairement un mouvement historique pendulaire entre des phases de globalisation de l’économie, de promotion du libre-échange, et de dé-globalisation avec le repli sur les « égoïsmes sacrés » des nations et l’érection de barrières protectionnistes. Et loin de constater une croissance régulière et illimitée et une efficience des marchés financiers au sens de la théorie économique « orthodoxe », on constate plutôt selon M. Aglietta un « cycle financier » alternant des phases de bulles spéculatives et d’emballement du crédit et de l’endettement, et des phases de corrections boursières violentes avec des impacts nocifs sur l’activité économique. Dans le capitalisme actuel, « à la gloire de la finance de marché », cette trajectoire explosive, dominée par les « esprits animaux » dont parlait déjà Keynes dans les années 1930, est exacerbée. Dans cet environnement marqué par la volatilité, loin de conduire à un équilibre de plein emploi comme le sous-entend la théorie économique, le cycle financier génère plutôt des équilibres multiples de long terme, avec à la clé la possibilité d’un « équilibre stable de stagnation », engendré par un désendettement durable des acteurs économiques et une déflation de bilan accompagnée d’une contraction de la demande globale, nécessitant des politiques volontaristes d’investissement public afin d’éviter la « stagnation séculaire » de la croissance.

Lire aussi :

Pour William Oman, l’angle mort de la macroéconomie moderne est justement cette hypothèse fondamentale (et au cœur du livre) du cycle financier, qui réintroduit l’incertitude radicale dans les modèles des économistes, et qui explique de manière plus convaincante l’instabilité du capitalisme et les fluctuations conjoncturelles, et ce dès la seconde moitié du XIXème siècle. W. Oman en veut pour preuve le fait que les banques centrales ciblent de plus en plus de nos jours le cycle financier pour justifier leur politique macro-prudentielle contra-cyclique : la politique monétaire pour réguler le cycle conjoncturel et la politique macro-prudentielle pour amortir le cycle financier. L’enjeu du synchronisme des cycles conjoncturels et financiers des nations est très important, en particulier au sein de la zone euro, confrontée avant la crise des dettes souveraines à des emballements du crédit hétérogènes selon les pays membres, et d’importants déséquilibres des soldes courants. Il devient dès lors crucial de mieux coordonner les politiques macro-prudentielles (tournées vers la stabilité financière) et les politiques monétaires et budgétaires (axées sur la demande globale), afin de mieux tenir compte des phases du cycle financier dans le capitalisme contemporain.

Gilles Dufrénot évoque les rouages de la stagnation séculaire de la croissance, et notamment l’essoufflement des moteurs de la croissance potentielle : le vieillissement démographique, l’incapacité des circuits financiers à correctement diriger l’épargne vers les activités productives, l’inflation structurellement basse empêchant un désendettement rapide des acteurs économiques, une atonie de la demande mondiale en raison d’une dé-globalisation de l’économie, et l’épuisement du capital naturel. Là aussi les données historiques montrent que le cycle financier est un déterminant majeur de la croissance potentielle et du taux d’intérêt naturel : selon G. Dufrénot, la baisse des taux d’intérêt naturels a été accompagnée d’une baisse de la croissance potentielle avant la crise de 2007-2008, en raison d’une sous-estimation des écarts de production, avec la clé une difficulté à relancer la croissance potentielle lors de la survenue d’un grand choc macroéconomique. Mais G. Dufrénot considère aussi que le capitalisme est surtout régulé par les rapports de répartition, et par le partage salaires/profits (comme l’affirment de nombreux modèles postkeynésiens), avec depuis les années 1980 un affaiblissement tendanciel de la part des salaires dans le PIB à l’ère du capitalisme actionnarial. L’aggravation des inégalités dans la répartition fonctionnelle des revenus serait donc une des causes de la stagnation séculaire.

G. Dufrénot évoque aussi, avec Anne Faivre, les régimes d’inflation et de désinflation dans l’histoire du capitalisme. Ils parviennent à un constat : les économies des pays industrialisés observent actuellement une décélération de leur taux d’inflation. Or la dynamique des prix est inséparable des institutions, c’est-à-dire des règles qui participent à la fois à l’organisation d’une société et aux relations sociales, mais aussi du cycle financier. En effet, les politiques monétaires sont désormais attentives à tenter de réduire la volatilité du prix des actifs, et l’impact du cycle financier sur l’économie réelle : l’objectif prioritaire de la stabilité des prix de l’économie réelle laisse progressivement sa place à la stabilité financière dans un environnement mondial très concurrentiel où les forces inflationnistes sont très modérées. Et le problème crucial des banques centrales des pays avancés aujourd’hui est moins la lutte contre l’inflation que contre la déflation ! L’objectif est bien plutôt de limiter les effets négatifs du cycle financier, dans la mesure où la stabilité financière constitue un bien commun, et ils préconisent d’intégrer la lutte contre la pauvreté et les inégalités dans la conduite de la politique monétaire.

 

Lire aussi :

Structures sociales et comportement des acteurs économiques

L’un des fils rouges du livre est de défendre l’idée que l’économie est partie intégrante des structures sociales qui se transforment au fil de l’histoire du capitalisme : « il n’existe pas de comportements économiques génériques, indépendants des structures sociales dans lesquelles les agents économiques sont insérés ». Renaud du Tertre et Yann Guy analysent, dans la troisième partie du livre, le passage d’un capitalisme contractuel à un capitalisme financiarisé à partir des années 1970 : dans ce nouvel environnement marqué par la libéralisation financière, ils montrent que les grandes entreprises cotées ont adopté une nouvelle stratégie ayant pour principe directeur la création de valeur actionnariale et pour horizon le marché mondial. Ils considèrent dans leur article que le marché des actions exerce une très forte pression à la hausse du taux de profit des firmes, et en élevant le coût du capital, génère une réduction de l’investissement productif en raison des normes de rendement très élevées en vigueur. Le régime de croissance financiarisé fait donc dépendre l’investissement du cours des actions (et sa volatilité) : les auteurs plaident donc pour une nouvelle gouvernance partenariale des entreprises (« un régime de croissance inclusif et soutenable » et un « modèle de rendement raisonnable à long terme »), moins centrée sur le court-terme et la valeur actionnariale, mais plus respectueuse de toutes les parties prenantes de l’entreprise.

Luc Arrondel et André Masson examinent dans leur contribution les mécanismes de l’épargne des ménages et le financement de l’économie : comment diriger l’épargne des ménages français et leur accumulation patrimoniale vers des investissements productifs de long terme, en mesure de relancer l’économie ? L’épargne des ménages français serait abondante mais trop axée sur les biens immobiliers et peu sur les produits de l’épargne financière (peu risqués). Face à l’urgence des réformes à entreprendre, ils plaident pour un « choc de confiance » avec une série de mesures qui ciblent les séniors : un financement public élargi de la dépendance (associant les plus âgés), une augmentation des droits de succession (pour atténuer la coupure entre les héritiers et les non héritiers), et des placements financiers « transgénérationnels » (détenus alternativement par le père et le fils) exonérés de droits afin de transformer l’épargne des séniors en investissements d’avenir.

Dans la quatrième partie de l’ouvrage, Michel Aglietta et Etienne Espagne étudient in fine les modalités de transformation de notre régime de croissance : selon eux, la trajectoire du capitalisme financiarisé actuel est insoutenable. Au-delà de l’instabilité financière, ils estiment que « ce régime de croissance pose des problèmes bien plus profonds : la montée des inégalités sociales aux extrêmes, l’immense concentration du pouvoir et de la richesse des classes dirigeantes, la multiplication des rivalités géopolitiques ». De plus, le capitalisme contemporain est désormais face au défi immense de l’épuisement des ressources naturelles et de la destruction des écosystèmes. Dès lors, ils militent, afin d’enrichir notre logiciel économique, pour que l’on considère non seulement que l’économie n’est pas indépendante des rapports sociaux, mais qu’elle n’est pas non plus séparée de la Nature.

Ils plaident pour une rupture avec « l’idéologie économique » et la « vulgate néolibérale » qui conduit à penser que les mécanismes de marché et les incitations suffiraient à rétablir les équilibres et préserver l’environnement, alors qu’il est urgent d’inventer de nouveaux compromis sociaux et une nouvelle globalisation multilatérale, fondés sur des principes d’éthique et d’équité vis-à-vis des générations futures.

Lire le cours de terminale ES sur l’économie du développement durable 

Quatrième de couverture

Le capitalisme a pour centre nerveux la finance, dont la raison d'être est de faire de l'argent avec l'argent. Régulièrement secoué par des crises, il fait peser une menace d'instabilité sur nos sociétés. Surtout, ce capitalisme est responsable de l'explosion des inégalités sociales et de la destruction des ressources planétaires et du climat, ruptures majeures qui mettent en danger la survie des générations futures. L'enjeu de ce livre est de montrer que l'on peut « civiliser le capitalisme ». En réintégrant l'économie dans les rapports sociaux et en restaurant les biens communs, on peut remettre le capitalisme sur le sentier d'une croissance inclusive et soutenable. Ce livre pose les bases conceptuelles de cette transformation, qui passe par la démocratie participative, afin d'articuler justice sociale et écologie politique. Un livre fondamental pour penser autrement et à long terme les rapports entre finance, croissance et climat. Le capitalisme a pour centre nerveux la finance, dont la raison d'être est de faire de l'argent avec l'argent. Régulièrement secoué par des crises, il fait peser une menace d'instabilité sur nos sociétés. Surtout, ce capitalisme est responsable de l'explosion des inégalités sociales et de la destruction des ressources planétaires et du climat, ruptures majeures qui mettent en danger la survie des générations futures. L'enjeu de ce livre est de montrer que l'on peut « civiliser le capitalisme ». En réintégrant l'économie dans les rapports sociaux et en restaurant les biens communs, on peut remettre le capitalisme sur le sentier d'une croissance inclusive et soutenable. Ce livre pose les bases conceptuelles de cette transformation, qui passe par la démocratie participative, afin d'articuler justice sociale et écologie politique. Un livre fondamental pour penser autrement et à long terme les rapports entre finance, croissance et climat.

L'auteur

Michel Aglietta est professeur émérite à l’université Paris-Nanterre et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie. Il a été membre de l’Institut universitaire de France et membre du Haut Conseil des finances publiques.

Avec les contributions de : Michel Aglietta (université Paris-Nanterre et CEPII), Luc Arrondel (Paris School of Economics), Gilles Dufrénot (université Aix-Marseille), Étienne Espagne (Agence française de développement), Anne Faivre (Caisse des dépôts et consignations), Yann Guy (université Rennes-II), André Masson (Paris School of Economics), William Oman (université Paris-I), Renaud du Tertre (université Paris-Diderot). 

Ceci pourrait vous intéresser :

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements