Une théorie du capitalisme est-elle possible ?

Robert Boyer

 

L'ouvrage

Le présent ouvrage paraît alors que le capitalisme est à la fois triomphant et sévèrement critiqué. L'effondrement irréversible des économies socialistes semble avoir laissé le champ libre au marché. Dans le même temps, celui-ci fait l'objet de remises en cause nombreuses et virulentes. Elles sont attendues de la part de ses "opposants naturels". Elles surprennent davantage de la part de personnalités nullement suspectes d'une aversion de nature idéologique ou d'une quelconque nostalgie. Robert Boyer fait allusion ici à des théoriciens éminents comme le Prix Nobel Joseph Stiglitz et à des praticiens dont la prospérité est consubstantielle de stratégies capitalistes particulièrement hardies, à l'image de l'assureur Claude Bébéar ou du spéculateur George Soros. Face aux excès de confiance comme aux excès de défiance, l'auteur entend redresser au moins deux erreurs : la réduction du capitalisme au marché d'une part et l'oubli de sa dimension fondamentalement historique d'autre part.

Le prisme de l‘analyse néo-classique laisse voir le capitalisme comme un système de marchés dont la coordination est assurée par des mécanismes proprement économiques. Dans ce cadre, toute autre forme de régulation tend à être minorée voire ignorée. Or, ces dernières décennies ont vu l'émergence de plusieurs écoles insistant sur l'influence de mécanismes qui ne sont pas strictement économiques. Conséquence des coûts de transaction, effet des contrats, logique propre aux firmes, détermination par l'ordre constitutionnel et le droit en général, rôle des institutions sont autant de facteurs faisant sentir leur influence directement ou indirectement sur les mécanismes de marché et finalement sur les formes et l'évolution du capitalisme. Dans ce contexte, R. Boyer inscrit sa réflexion dans le cadre de la théorie de la régulation qui depuis les années 70 souligne l'importance des institutions sur les économies. Ces formes institutionnelles qui doivent être entendues comme les " codifications des rapports sociaux fondamentaux " portent principalement sur le rapport salarial, les formes de la concurrence, le régime monétaire, la configuration des relations Etat-économie et les modalités d'insertion de l'économie dans les relations internationales.

L'histoire, de déterminisme absolu en influence relative

Cet ouvrage est ainsi l'occasion pour R. Boyer de revenir sur les fondements de la théorie de la régulation. Selon une démarche comparatiste, l'auteur rappelle par exemple que cette théorie se rapproche du marxisme en ce qu'elle n'assimile pas le rapport capital-travail à un simple rapport marchand. Les deux analyses divergent cependant radicalement quant au statut de ce rapport capital-travail. Pour le marxisme, le rapport salarial est tenu pour principe explicatif déterminant et unique du point de vue de l'accumulation du capital et de l'évolution des sociétés capitalistes. Alors que pour la théorie de la régulation, le rapport salarial doit être considéré parmi plusieurs régimes d'accumulation et modes de régulation qui coexistent. De la multiplicité des modes de régulation possibles résulte une multiplicité de formes et de destins des systèmes capitalistes. La théorie de la régulation écarte ainsi le déterminisme historique propre au marxisme censé conduire le capitalisme à sa perte du fait d'une réduction du taux de profit et aboutir à la prise du pouvoir par le prolétariat.

Si la théorie de la régulation se détourne du déterminisme historique de type marxiste, elle n'ignore nullement l'influence de l'histoire. Au contraire, au sein même des courants institutionnalistes, elle se singularise en adoptant une perspective historique longue. La multiplicité des états et l'évolution des systèmes capitalistes sont ici indissociables d'une approche diachronique en vertu de laquelle les équilibres et les facteurs clés de succès d'une économie donnée peuvent par eux-mêmes engendrer les prémisses de leur propre déséquilibre et finalement une crise structurelle annonciatrice du changement. Ce qui induit notamment que les chocs exogènes ne sont pas en soi indispensables pour provoquer et a fortiori expliquer les crises.

Ainsi, la dialectique de l'unique et du multiple sous-tend le propos de l'auteur. Successivement et même simultanément, le capitalisme n'est pas un mais plusieurs au point qu'il conviendrait de parler plus justement des capitalismes. La tentation répétée de rapporter le capitalisme à un état unique s'est traduite longtemps par sa réduction au marché. Plus récemment, cette même tentation s'est retrouvée dans la fascination pour les nouvelles technologies de l'information et de la communication censées répandre universellement un modèle ultra-performant dans le sillage de la réussite américaine. Le discours sur la globalisation, notamment son expression financière, représente lui-même une manifestation nouvelle de cette inclination réitérée à réduire le capitalisme à une configuration unique.

A rebours de ces tentations, le mouvement dit des " variétés du capitalisme " (varieties of capitalism) a posé le premier la question de modalités alternatives au capitalisme tel qu'il a prospéré aux Etats-Unis au XX° siècle. S'il s'est agi pour ce courant, dans un premier temps, d'envisager des systèmes capitalistes alternatifs, le débat a par la suite porté sur la question plus générale de l'existence possible ou non de plusieurs formes de capitalismes, au même moment dans le monde. Alors même que le poids de l'économie américaine combiné au caractère international de la croissance économique étaient supposés avoir un effet uniformisateur.

La théorie de la régulation et Bourdieu

Allant au-delà des réflexions pionnières sur la variété des capitalismes, les thèses régulationnistes ne se limitent pas à affirmer l'existence de plusieurs formes de capitalismes qu'il serait possible de distribuer purement et simplement le long d'un axe unique borné à ses extrémités par deux archétypes antinomiques. Pour la théorie de la régulation, le capitalisme est multiforme et déterminé historiquement tout en laissant ouvert le champ des possibles : non seulement successivement mais encore simultanément, plusieurs états du capitalisme sont concevables en principe et observables en pratique. En cela, la théorie de la régulation se démarque non seulement du marxisme mais également des thèses néo-classiques. En effet, les ajustements supposés instantanés décrits par les néo-classiques font peu de cas de la dimension historique des marchés. De même qu'on ne peut pas considérer que tout procède du marché, les agents économiques n'agissent pas conformément à une parfaite rationalité. Non seulement leur rationalité est limitée, dans la mesure où ils ne sont pas omniscients, mais en outre leurs actes sont socialement et historiquement déterminés ou à tout le moins influencés. C'est ici que R. Boyer fait appel aux notions d'habitus et de champ formalisées par Pierre Bourdieu.

La notion d'habitus apparaît en effet comme un élément explicatif venant se substituer à la supposée rationalité des agents économiques. L'habitus fixe un cadre à l'agent économique alors que la théorie néoclassique postule que chaque agent dispose d'une connaissance étendue à l'ensemble du système de prix. Manifestement hors de portée, cette connaissance est délaissée par force pour se voir substituer des routines qui permettent aux agents d'évoluer dans un environnement qui leur devient de la sorte intelligible. Une telle perspective intéresse tant les individus isolément que les collectivités d'individus et le marché. Le marché est une construction d'ordre social et non un état donné d'ordre purement économique. La théorie néo-classique a pu l'oublier qui a proposé une théorie du marché sans même s'interroger sur sa formation constate R. Boyer.

Ainsi, champs et habitus permettent d'expliquer le caractère proprement historique de systèmes capitalistes et en quoi leur évolution procède à la fois de l‘individu et de la collectivité. Cette évolution n'est pas la succession d'ajustements instantanés. L'auteur en arrive par là à proposer une interprétation originale de la notion de reproduction formalisée par P. Bourdieu. Il s'agirait, de la part du sociologue, d'une tentative pour comprendre le changement plutôt que d'une façon d'expliquer la perpétuation de positions et rapports sociaux.

Pour autant, champs et formes institutionnelles ne sont pas réductibles les uns aux autres. D'ailleurs la sociologie de P. Bourdieu et le courant institutionnaliste n'ont pas les mêmes finalités. Ils présentent seulement un certain nombre de convergences en termes d'évolution des systèmes capitalistes et au-delà du point de vue du rôle que peut jouer le politique dans cette évolution.

L'auteur

Economiste, Robert Boyer est directeur d'études à l'EHESS et directeur de recherche au CNRS où il anime l'unité de recherche associée "Régulation, ressources humaines et économie publique".

Sommaire (extrait)

INTRODUCTION : OU VONT LES CAPITALISMES ?

Chapitre 1 : Le capitalisme n'est pas le tout marché
 

Une théorie holindividualiste, ouverte sur l'histoire et la diversité des configurations institutionnelles
Mieux analyser les institutions du capitalisme
Une confrontation entre les divers programmes de recherches institutionnalistes

Chapitre 2 : En quoi et pourquoi les capitalismes diffèrent
 

La théorie de la régulation face à la diversité des capitalismes
Le fordisme, un mode de développement sans précédent
Des stratégies délibérées
Synergie des nouvelles formes institutionnelles
Les théories de la variété des capitalismes : une mise en perspective historique
Quelles convergences avec les approches en termes de variété des capitalismes ?
La petite musique régulationniste dans le grand concert institutionnaliste
Deux programmes de recherche : parallélisme ou hybridation ?

Chapitre 3 : Comment changent les champs et les modes de régulation
 

L'économie de Pierre Bourdieu n'est pas une variante mineure de la théorie néoclassique
Théorie des champs, mode de régulation : une homologie mais des visées différentes

Chapitre 4 : Facteurs et stratégies du changement institutionnel
Les grandes théories institutionnalistes : parcimonieuses mais partielles et peu explicatives du changement
Moins dépendance par rapport au chemin que conversion, sédimentation et recombination des institutions
Une mise en perspective des recherches régulationnistes sur le changement institutionnel

Conclusion : une troisième étape de la théorie de la régulation

Conclusion : L'avenir des capitalismes
 

Les capitalismes contemporains : réussites et contradictions
Quelques visions d'avenir

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
INDEX

 

Quatrième de couverture

"Qu'est-ce que le capitalisme ? Le capitalisme existe-t-il ? Ou y a-t-il des capitalismes ? Le capitalisme libéral américain finira-t-il par triompher de l‘économie sociale de marché allemande et du capitalisme mixte français ou du capitalisme mésocorporatiste japonais ?
Quelle qu'en soit la forme, comment le capitalisme parvient-il à surmonter ses crises ? Krachs boursiers, délocalisations, économies émergentes, scandales financiers, crise du pétrole, chaque fois le capitalisme vacille, et chaque fois il rebondit. Comment rendre compte de sa résilience ?
Robert Boyer décrit dans ce livre à quelles conditions une théorie du capitalisme permet de répondre aux questions que posent ses développements les plus récents."

 

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