Comme, dans les société aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours. Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont souvent disposés à s'oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et qu'on ne songe guère à s'y dévouer pour la cause de l'humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes. Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s'étend et se desserre. Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de
face; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent. Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. A mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains. Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur.
Tocqueville De la démocratie en Amérique, Tome II,1840.
Questions à partir des documents 3,4,5 :
6) Pourquoi l’égalité des droits rend elle les citoyens individuellement faibles ?
7) Quelles sont les contradictions inhérentes à une société démocratique ?
8) Qu’est ce que la passion pour l’égalité ?
9) Pourquoi les jouissances matérielles sont elles source d’inquiétude ?
10) Quelles sont les causes et la conséquences de l’individualisme ?
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6) Pourquoi l’égalité des droits rend elle les citoyens individuellement faibles ?
L’égalité des droits supprime les privilèges d’une minorité ( l’aristocratie). Dés lors, tous les hommes cherchent la réussite personnelle, ce qui entraine une concurrence généralisée qui affaiblit chacun.
7) Quelles sont les contradictions inhérentes à une société démocratique ?
La contradiction inhérente à la société démocratique est l’opposition permanente entre, d’une part, « les instincts que fait naître l’égalité », telles l’ambition et la volonté de réussir, et d’autre part, les moyens de les satisfaire. Aucune position n’est jamais acquise. Elle peut à tout moment être détruite par la concurrence. C’est pourquoi la démocratie « tourmente et fatigue les âmes »
8) Qu’est ce que la passion pour l’égalité ?
Selon Alexis de Tocqueville, la plus vive des passions que fait naître l’égalité des droits, c’est l’amour de l’égalité elle – même. Il remarque que la réduction des inégalités dans les sociétés démocratiques rend insupportable celles qui subsistent. Paradoxalement, le désir d’égalité augmente au fur et à mesure que les inégalités disparaissent. Cette passion pour l’égalité est selon Tocqueville un danger pour les peuples démocratiques qui « ont pour l’égalité » écrit – il « une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage ». La passion pour l’égalité menace la démocratie parce qu’elle peut conduire au despotisme.
9) Pourquoi les jouissances matérielles sont elles source d’inquiétude ?
La recherche des biens matériels est par nature inaboutie : d’une part, les biens se multiplient ; d’autre part, la vie est un temps limité. Ainsi, l’insatisfaction est permanente et l’inquiétude constante. C’est d’autant plus vrai que la recherche du bien être matériel suppose de saisir les opportunités au fur et à mesure qu’elles se présentent. La mobilité professionnelle et géographique en est la conséquence. « On verra alors les hommes changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur».
10) Quelles sont les causes et la conséquences de l’individualisme ?
La société aristocratique est une société hiérarchisée. Cette hiérarchie est un lien entre les hommes : on a besoin de la protection de ceux qui s’y trouvent plus hauts que soi ; on assiste ceux qui se trouvent en dessous de soi. En revanche, dans la société démocratique, les droits de l’homme étant plus clairement énoncés, le dévouement vis-à-vis d’une personne, la protection d’une autre, sont devenus très rares. Chaque mariage créant une famille, la continuité familiale disparait. La dissolution des classes sociales dans un vaste ensemble où tout le monde est presque semblable favorise l’indifférence. Chacun peut ainsi prétendre se suffire à lui-même.