« "Nous naissons chargés d'obligations de toute sorte envers la société." Ce que Renan dit des hommes de génie : "Chacun d'eux est un capital accumulé de plusieurs génération", est vrai non pas seulement des hommes de génie, mais de tous les hommes. La valeur de l'homme se mesure à sa puissance d'action sur les choses; à cet égard, le plus modeste travailleur de notre temps l'emporte sur le sauvage de l'âge de pierre d'une distance égale à celle qui le sépare lui-même de l'homme de génie. Nous l'avons déjà dit : les aptitudes de notre corps, les instruments et les produits de notre travail, les instincts qui veillent en nous, les mots dont nous nous servons, les idées qui nous guident, la connaissance que nous avons du monde qui nous entoure, qui nous presse et que cependant nous dominons, tous cela est l'œuvre lente du passé; tout cela, depuis le jour de notre naissance, est sans cesse mis par ce passé à notre disposition, à notre portée, et, pour la plus grande part, s'incorpore en nous-mêmes.
Dès que l'enfant, après l'allaitement, se sépare définitivement de la mère et devient un être distinct, recevant du dehors les aliments nécessaires à son existence, il est un débiteur; il ne fera point un pas, un geste, il ne se procurera point la satisfaction d'un besoin, il n'exercera point une de ses facultés naissantes, sans puiser dans l'immense réservoir des utilités accumulées par l'humanité.
Dette, sa nourriture: chacun des aliments qu'il consommera est le fruit de la longue culture qui a, depuis des siècles reproduit, multiplié, amélioré les espèces végétales ou animales dont il va faire sa chair et son sang. Dette, son langage encore incertain; chacun des mots qui naîtra sur ses lèvres, il le recueillera des lèvres de parents ou de maîtres qui l'ont appris comme lui, et chacun de ces mots contient et exprime une somme d'idées que d'innombrables ancêtres y ont accumulée et fixée. Lorsqu'il lui faudra non pas seulement recevoir des mains des autres la première nourriture de son corps et de leurs lèvres celle de son esprit, lorsqu'il commencera à créer par son effort personnel les matériaux de son accroissement ultérieur, il sentira sa dette s'accroître envers le passé. Dettes, et de quelle valeur, le livre et l'outil que l'école et l'atelier lui vont offrir : il ne pourra jamais savoir ce que ces deux objets, qui lui sembleront si maniables et de si peu de poids, ont exigé d'efforts antérieurs; combien de mains lourdes et maladroites ont tenu, manié, soulevé, pétri et souvent laissé tomber de lassitude et de désespoir cette forme de l'outil avant qu'elle soit devenue l'instrument léger et puissant qui l'aide à vaincre la matière; combien d'yeux se sont ouverts et longuement fixés sur les choses, combien de lèvres ont balbutie, combien de pensées se sont éveillées, efforcées et tendues, combien de souffrances ont été subies, de sacrifices acceptés, de vies offertes, pour mettre à sa disposition ces caractères d'imprimerie, ces petits morceaux de plomb qui en quelques heures répandent sur le monde, par millions d'exemplaires, l'innombrable essaim des idées, ces vingt-quatre petites lettres noires où l'homme réduit et représente le système du monde! Et plus il avancera dans la vie, plus il verra croître sa dette, car chaque jour un nouveau profit sortira pour lui de l'usage de l'outillage matériel et intellectuel crée par l'humanité. (...)
Mais si cette dette est contractée envers les ancêtres, à qui sommes-nous tenus de l'acquitter? Ce n'est pas pour chacun de nous en particulier que l'humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n'est ni pour une génération déterminée, ni pour un groupe d'hommes distinct. C'est pour tous ceux qui seront appelés à la vie, que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d'idées, de forces et d'utilités. C'est donc envers tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d'acquitter la dette; c'est un legs de tout le passé à tout l'avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment pas se considérer que comme en étant l'usufruitière, elle n'en est investie qu'a charge de le conserver et de le restituer fidèlement.
Et l'examen plus attentif de la nature de l'héritage conduit à dire en outre : à charge de l'accroître.
C'est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l'âge précèdent, et c'est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l'association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l'échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération.
Nous touchons ici le fond des choses. Et ce dernier caractère va achever de définir la nature, la cause et l'étendue des droits et des devoirs de l'être social. »
Léon Bouregois, Solidarité, 1896
Questions :
1) D’où provient la dette dont hérite l’homme moderne sur ses semblables ?
2) Pourquoi sommes nous endettés envers nos contemporains, et pas seulement envers nos ancêtres ?
3) Quel est le « contrat tacite » dont parle Léon Bourgeois ? Qui en est le garant ?
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1) D’où provient la dette dont hérite l’homme moderne sur ses semblables ?
Ce qu’est l’homme moderne doit profondément à la société, à « l’immense réservoir des utilités accumulés par l’humanité » (le langage, les techniques, les mœurs, les savoirs en tous genre, etc.).
2) Pourquoi sommes nous endettés envers nos contemporains, et pas seulement envers nos ancêtres ?
Il a une dette non seulement envers tous ses ancêtres, mais aussi envers tous ses contemporains qui lui transmettent cet héritage. Sans nos échanges avec les autres, l’héritages se perdrait.
3) Quel est le « contrat tacite » dont parle Léon Bourgeois ? Qui en est le garant
Dans cette optique, la solidarité est conçue comme le noyau de la société, correspondant à une forme de contrat tacite qui uni tous les hommes entre eux. Cette doctrine permet de repenser le rôle de l’Etat, qui apparaît comme le garant de ce contrat, en garantissant la solidarité de tous les citoyens entre eux.