Pour que la solidarité organique existe, il ne suffit pas qu'il y ait un système d'organes nécessaires les uns aux autres et qui sentent d'une façon générale leur solidarité, mais il faut encore que la manière dont ils doivent concourir, sinon dans toute espèce de rencontres, du moins dans les circonstances les plus fréquentes, soit prédéterminée. (…) Ce qui est certain, c'est que ce défaut de réglementation ne permet pas l'harmonie régulière des fonctions. (…) Dans tous ces cas, si la division du travail ne produit pas la solidarité, c'est que les relations des organes ne sont pas réglementées, c'est qu'elles sont dans un état d'anomie. (...) Un premier cas de ce genre nous est fourni par les crises industrielles ou commerciales, par les faillites qui sont autant de ruptures partielles de la solidarité organique; elles témoignent en effet que, sur certains points de l’organisme, certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres. Or, à mesure que le travail se divise davantage, ces phénomènes semblent devenir plus fréquents, au moins dans certain cas. L’antagonisme du travail et du capital est un autre exemple, plus frappant, du même phénomène. A mesure que les fonctions industrielles se spécialisent davantage, la lutte devient plus vive, bien loin que la solidarité augmente. On a souvent signalé dans l’histoire des sciences une autre illustration du même phénomène. Jusqu’à des temps assez récents, la science, n’étant pas très divisée, pouvait être cultivée presque tout entière par un seul et même esprit. Aussi avait-on un sentiment très vif de son unité. Les vérités particulières qui la composaient n’étaient ni si nombreuses, ni si hétérogènes qu’on ne vit facilement le lien qui les unissait en un seul et même système. Les méthodes, étant elles-mêmes très générales, différaient peu les unes des autres, et l’on pouvait apercevoir le tronc commun à partir duquel elles divergeaient insensiblement. Mais, à mesure que la spécialisation s’est introduite dans le travail scientifique, chaque savant s’est de plus en plus renfermé, non seulement dans une science particulière, mais dans un ordre spécial de problèmes. La division du travail contrainte est donc le second type morbide que nous reconnaissons. Mais il ne faut pas se tromper sur le sens du mot. (…) La contrainte ne commence que quand la réglementation, ne correspondant plus à la nature vraie des choses et, par suite, n'ayant plus de base dans les mœurs, ne se soutient que par la force.
Émile DURKHEIM, De la division du travail social, 1893
Questions à partir des documents 11 et 12 :
22) Quelles sont les causes de l’approfondissement de la division du travail ?
23) La position de Durkheim à propos de la division du travail est elle la même que celle des économistes ?
24) Qu’est ce que l’anomie ?
25) Quelles sont ses causes ?
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22) Quelles sont les causes de l’approfondissement de la division du travail ?
Il y a deux causes à cet approfondissement : d’une part, la croissance démographique qui augmente le nombre d’individus ; d’autre part, l’accroissement de la densité morale qui en résulte. En effet, plus la société comprend de membres, plus les relations entre eux sont fréquentes, non pas pour des raisons personnelles mais parce que « la lutte pour la vie devient plus ardente » en raison de l’évolution inévitable des conditions d’existence compte tenu de l’accroissement de la population.
23) La position de Durkheim à propos de la division du travail est elle la même que celle des économistes ?
Contrairement aux économistes classiques, Durkheim ne pense pas que le but de la division du travail soit d’accroitre la production, parce que les membres de la société le recherchent afin d’accroître chacun leur capacité d’échanger. Pour lui, l’augmentation de la densité matérielle et morale de la société impose une plus grande division du travail. Il écrit : « Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu'elles nécessitent une division plus grande du travail ». La division du travail n’est pas la conséquence d’un calcul des individus mais d’une organisation plus complexe qui s’impose à chacun.
24) Qu’est ce que l’anomie ?
« Si la division du travail ne produit pas la solidarité, c'est que les relations des organes ne sont pas réglementées, c'est qu'elles sont dans un état d'anomie ». C’est donc une situation dans laquelle les règles qui encadrent les désirs et les conduites individuels perdent leur clarté, sont moins contraignantes, ou sont incompatibles entre elles. Cette situation s’explique par le changement social.
25) Quelles sont ses causes ?
Selon Philippe Besnard (L’anomie,1987), l’anomie est « une des formes pathologiques de la division du travail, c'est-à-dire la carence temporaire d'une réglementation sociale capable d'assurer la coopération entre des fonctions spécialisée ». En effet, le changement social réclame que les règles changent et s’adaptent. Or, ces transformations imposées par le changement sont plus lentes que le changement lui – même. L’anomie apparait dans des phases de transition de l’organisation sociale qui provoquent des ruptures de solidarité. Il distingue trois cas dans La division du travail social (1893): tout d’abord, les crises industrielles et commerciales qui engendrent faillite et chômage ; ensuite, l’antagonisme capital – travail dû à la division verticale du travail qui, contrairement au modèle des corporations, sépare l’ouvrier et le patron ; enfin, le troisième cas concerne l’effritement de la science déjà déploré par Auguste Comte. Notons que le sens de l’anomie évolue ensuite. Dans Le suicide (1897), elle constitue l’une des causes de mort volontaire identifiées par Durkheim. Le suicide anomique s’explique par une insuffisance de régulation, au sens d’une insuffisance de limitation des désirs des individus pour qu’ils soient « en harmonie avec ses facultés ». Ainsi, l’anomie est elle alors un « le mal de l’infini ».