Document 1 : Les enjeux contemporains autour de la politique de la concurrence. Entretien avec Emmanuel Combe

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A quoi sert au juste la politique de concurrence?

La politique de concurrence est en quelque sorte l’arbitre du comportement des entreprises sur le marché : si la concurrence est fondamentalement le droit d’être meilleur que les autres, encore faut-il s’assurer que ceux qui surperforment le font grâce à leurs mérites propres et non en usant de pratiques artificielles. Sur le marché, les compétiteurs ne peuvent par exemple pas s’entendre entre eux dans le seul but de faire monter les prix, aux détriments de leurs clients ; de même, un acteur dominant – il n’est pas interdit d’être dominant – ne doit pas abuser de sa position pour exclure des concurrents aussi efficaces ; enfin, lorsque des entreprises se marient, il faut s’assurer que le but de leur union n’est pas d’abord de restreindre la dynamique concurrentielle. […]

Mais la politique de concurrence n’est-elle pas dépassée, à l’heure de l’économie numérique, où tout bouge en permanence ?

C’est vrai que dans le numérique, tout va très vite mais… dans les deux sens ! Une position dominante peut certes être remise en cause par une innovation disruptive ; mais a contrario, une position dominante peut se constituer très rapidement, notamment lorsqu’une entreprise bénéficie de puissants effets de réseau ou parvient à mettre en place un écosystème fermé. Le numérique n’a pas aboli les comportements collusifs ou abusifs. Simplement leur expression a pris de nouvelles formes ; mais les outils de la politique de concurrence sont suffisamment souples pour s’adapter à ces réalités mouvantes. […]

La politique de concurrence est surtout connue au travers de ses décisions de sanction, parfois retentissantes. Les sanctions ne sont-elles pas devenues démesurées ?

Il est vrai que le montant total des sanctions a augmenté en Europe mais il faut dire que l’on partait de loin : les sanctions étaient clairement sous-dissuasives avant les années 2000. N’oublions pas en effet qu’un montant de sanction doit toujours être mis en relation avec l’ampleur de l’infraction, que ce soit la taille du marché, la durée de la pratique, le gain illicite ou le dommage à l’économie. Il serait paradoxal que la sanction ne reprenne pas à minima le gain illicite : ce serait une incitation à la récidive. La sanction doit aussi envoyer un signal dissuasif clair aux contrevenants potentiels : enfreindre les règles antitrust ne constitue pas un bon calcul économique. […]

 

La politique de concurrence n’est-elle pas une politique consumériste, alors que nous avons besoin en Europe d’une politique de compétitivité ?

C’est un discours que l’on entend parfois : la concurrence serait du côté des consommateurs et sacrifierait les producteurs sur l’autel du pouvoir d’achat. Cette vision est discutable. Tout d’abord, les premières victimes des pratiques anticoncurrentielles sont souvent d’autres entreprises, dont la compétitivité se voit altérée. Ceci est particulièrement vrai pour les abus de position dominante, dont l’objet premier est d’exclure du marché un concurrent ou d’empêcher qu’il ne se développe selon ses propres mérites. C’est également vrai pour les pratiques de cartel, qui se forment en général sur des marchés de produits intermédiaires. Mais l’essentiel n’est pas là : la concurrence est d’abord un formidable aiguillon pour les entreprises. Elle les incite à donner le meilleur d’elles-mêmes pour conserver leur part de marché et croître ; les innovations grandissent rarement à l’ombre des monopoles ! La concurrence permet aussi l’entrée de nouveaux acteurs, qui disposent de modèles économiques plus efficaces et obligent les opérateurs existants à se renouveler. Bref, la concurrence exerce un effet positif sur la productivité et la créativité, ce que confirment les études empiriques. La politique de concurrence est une politique de l’offre. Elle est même, à sa manière, une forme de politique industrielle adaptée au monde d’aujourd’hui.

En quel sens peut-on dire cela ?

Nous sommes entrés dans un monde disruptif, où tout est possible car rien n’est prévisible. La politique industrielle à papa, qui cible des entreprises particulières à coups de subventions publiques, ne peut plus marcher parce que nous sommes arrivés à la « frontière technologique » : l’enjeu n’est plus d’imiter l’existant mais de découvrir des marchés qui n’existent pas encore. Dans un univers de destruction créatrice, l’innovation peut surgir de partout. Il est donc impossible de désigner à l’avance les leaders de demain, sans courir le risque de se tromper : qui aurait pu imaginer il y a seulement dix ans le succès d’un Facebook ou d’un Blablacar ? Les nouveaux champions ne se décrètent pas ; ils se construisent eux-mêmes, sur la base d’un terreau favorable. La politique de concurrence est un ingrédient de ce terreau : par exemple, en luttant contre les abus de position dominante, elle permet l’essor des nouvelles pousses. De même, en luttant contre les cartels, elle incite les entreprises installées à ne pas se complaire dans les solutions de facilité – un cartel est une forme de rente artificielle — et à se réinventer, se renouveler. Bref, la politique de concurrence participe à sa mesure et à sa manière à la fabrique des nouveaux géants.

C. Lachèvre (2016) : « Emmanuel Combe : «La politique de concurrence permet l’essor des nouvelles pousses» », L’Opinion, 21 Juin

Questions :

1. Sur quelle logique de base repose la mise en œuvre d’une politique de la concurrence ?

2. Le développement de l’économie numérique bouleverse-t-il la politique de la concurrence ?

3. Caractérisez par un calcul adéquat et une phrase lui donnant du sens l’évolution du montant total des sanctions infligées par la Commission à l’encontre de cartels entre le début des années 1990 et le début des années 2010 ?

4. La politique de la concurrence sacrifie-t-elle l’intérêt des entreprises au bénéfice de celui des consommateurs ?

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