Peut-on mesurer le bonheur ? Les principaux apports de la commission Stiglitz

Introduction

L’interrogation sur le bonheur rejoint le questionnement philosophique sur la « vie bonne », dont chacun sait qu’il est impossible de produire une définition universelle, les critères de la « vie bonne » variant naturellement dans l’espace et dans le temps. Cela étant, même à notre époque, où la consommation tient la place que l’on sait, il est clair que les indicateurs de bien-être qui s’appuient exclusivement sur des mesures de revenu, de richesse ou de consommation sont insuffisants et qu’il faut prendre en compte certains aspects non-monétaires de la qualité de la vie. Si les indicateurs basés sur les ressources ne fournissent qu’une idée très approximative du « bien-être » ou du « bonheur », c’est parce que la « traduction » de ces ressources en bien-être varie d’une personne à l’autre : on peut s’estimer bien loti dans un domaine parce qu’on l’apprécie ou qu’on le valorise particulièrement, même si l’on dispose de ressources plus faibles qu’une personne qui considèrera ce domaine comme insignifiant ou non prioritaire. Parce que certaines ressources ne sont pas échangeables, que leur « prix » ou leur valeur varie selon les individus, et parce que de nombreux éléments déterminant le bien-être d’une personne dépendent des circonstances dans lesquelles elle vit, on ne peut mesurer le bonheur sans se poser la question du bien-être subjectif et celle, chère à Amartya Sen, des « capabilités » (« capabilities » en anglais).

La vie d’une personne dépend en effet de la combinaison d’états et d’actions et, donc, de la liberté, plus ou moins grande, de faire des choix. Il existe ainsi des capabilités élémentaires, comme le fait de s’alimenter correctement, et des capabilités plus sophistiquées, comme le niveau d’éducation.  Le problème de la pondération des facteurs n’est évidemment pas simple à résoudre, la qualité de la vie étant naturellement pluridimensionnelle et la valorisation de ces différentes dimensions variant sensiblement d’un pays à un autre, d’une culture à une autre et d’un individu à un autre.
 

I- Les mesures subjectives de la qualité de la vie

Alors que les économistes ont longtemps supposé qu’il suffisait d’observer les choix des agents pour en tirer des conclusions concernant leur bien-être, de nombreuses recherches, portant sur les éléments auxquels les individus accordent de l’importance, ont permis de mettre en lumière un décalage entre les hypothèses habituelles de la théorie économique et les phénomènes que l’on observe dans la réalité. Le problème méthodologique majeur posé par ces mesures tien au fait qu’il n’y a pas d’équivalent objectif à la situation déclarée par les individus : si on peut comparer « l’inflation perçue » à «l’inflation réelle », on ne peut mettre en relation l’état psychologique déclaré qu’avec très peu de facteurs extérieurs. Dans certains cas, ces mesures subjectives peuvent cependant se traduire à l’aide d’autres indicateurs (par exemple le bonheur manifesté par le sourire ou par des impulsions électriques dans le cerveau) ou servir à prévoir les comportements (par exemple : les travailleurs se déclarant insatisfaits dans leur emploi ont une propension plus forte à démissionner).

Le bien-être subjectif est un phénomène qui recouvre trois aspects distincts :

- la satisfaction de la vie, c’est-à-dire le jugement d’ensemble qu’une personne porte sur sa vie à un moment donné,

- la présence de sentiments ou d’affects positifs (joie, sensation de plénitude ou d’énergie) ressentis sur un intervalle de temps déterminé,

- la présence de sentiments ou d’affects négatifs (colère, tristesse ou dépression) ressentis également pendant une période donnée.

Ces trois aspects renvoient à différentes conceptions de la qualité de la vie. La satisfaction de la vie (relative au travail, au logement ou à la vie de famille) implique un jugement sur la manière dont on réussit sa vie, ce qui suppose de faire une sorte de bilan rétrospectif sur le long terme. Au contraire, les affects positifs ou négatifs correspondent à des expériences gratifiantes ou douloureuses vécues en temps réel ou très peu de temps après qu’elles ont eu lieu. Théoriquement, il est donc légitime de distinguer ces trois aspects. On peut avoir des sentiments ponctuels négatifs, mais malgré tout être très satisfait de sa vie si on pense avoir été à la hauteur dans la plupart des circonstances de l’existence. On peut aussi avoir des sentiments ponctuels positifs qui s’inscrivent dans un contexte global d’insatisfaction.

Il existe déjà des données d’enquête qui appréhendent ces différentes dimensions. Par exemple, l’enquête World Values Survey permet de recueillir des données sur l’évaluation de la vie avec des mesures basées sur des réponses qualitatives, indiquant par exemple si l’on est « plutôt heureux » ou « assez heureux » dans sa vie. Les expériences gratifiantes sont de leur côté appréhendées dans la Day Reconstruction Method ( Méthode de reconstruction d’une journée ) où le répondant doit reconstituer sa journée de la veille de manière autonome, en complétant un questionnaire structuré qui inclut des interrogations sur les affects ressentis et leur dimension. Certaines enquêtes font même apparaître les trois aspects du bien-être subjectif, comme le Gallup World Poll – enquête représentative menée dans 140 pays qui vise à mieux cerner les expériences et le bien-être des populations. Les questions portant sur l’évaluation de la vie sont basées sur une échelle de satisfaction (graduée de 0 à 10), l’enquête comprenant également des questions sur les sentiments positifs et négatifs ressentis la veille. Quels enseignements peut-on dégager des données disponibles ?

Tout d’abord, il apparaît que les données recueillies diffèrent grandement de celles qui reposent sur la mesure du revenu. Dans la plupart des pays développés, les classes les plus jeunes et les plus âgées donnent une meilleure évaluation de leur vie que les personnes actives, ce qui contraste fortement avec les niveaux de revenus de ces différents groupes – puisque les revenus augmentent généralement pendant la période d’activité et diminuent ensuite au moment de la retraite.

Un deuxième point important doit être souligné : les enquêtes semblent mettre en cause l’observation d’Easterlin selon laquelle l’augmentation sur le long terme des revenus ou de la prospérité matérielle ne conduisent pas à une meilleure évaluation de la vie, ce paradoxe apparent pouvant s’expliquer par l’existence de comparaisons relatives : les acteurs sociaux seraient plus sensibles à l’accroissement du revenu des groupes qui leur sont immédiatement supérieurs qu’à l’augmentation du revenu à l’échelle du pays tout entier (phénomène déjà mis en évidence à son époque par Tocqueville qui estimait que l’insatisfaction augmente au fur et à mesure que l’on réduit l’inégalité). En réalité, de nombreuses recherches montrent que le paradoxe d’Easterlin n’est pas vérifié, dès lors qu’il s’agit de comparaisons entre les pays : les personnes vivant dans des pays qui présentent un niveau de PIB par habitant plus élevé se déclarent plus satisfaites de leur vie que dans les pays moins riches, et la relation entre l’évaluation de la vie et l’augmentation du PIB apparaît majoritairement linéaire.

Les enquêtes apportent un dernier enseignement sur le bien-être subjectif, qu’il convient de mettre en évidence : le coût humain élevé des situations de chômage. Les chômeurs se disent en effet moins satisfaits de leur vie que les actifs ayant un emploi, et ceci même si on élimine l’effet lié à la baisse du revenu. Un taux de chômage élevé a même un impact négatif sur les personnes qui conservent leur emploi.

Cela étant, ces mesures du bien-être subjectif, pour intéressantes qu’elles soient, se heurtent tout de même à des limites méthodologiques réelles (outre celle signalée plus haut), qui tiennent à l’absence de références extérieures. La première limite réside dans la difficile comparabilité interpersonnelle : les échelles sont en en effet utilisées différemment par les individus, et cela peut s’avérer problématique pour mesurer des écarts à l’intérieur d’un pays. La deuxième limite tient à la difficulté de fournir une évaluation globale de sa vie : il n’est pas sûr que les enquêtes parviennent à mettre le répondant dans les bonnes conditions pour réfléchir à la question et l’on ne peut exclure qu’une partie des réponses soit faussée par l’humeur du moment (le temps qu’il fait…) ou par l’ordre des questions (par exemple, une question portant sur la vie affective précédant la question générale sur l’évaluation de la vie).
 

II- Les mesures objectives de la qualité de la vie

Si l’on se réfère à l’approche d’Amartya Sen, centrée sur la notion de « capabilités », la vie d’une personne est une combinaison « d’états et d’actions » (fonctionnements) et la qualité de la vie dépend de la liberté de cette personne de faire un choix parmi ces fonctionnements (capabilités). Le mot « fonctionnements » peut être compris comme la somme des « accomplissements » de chacun. Certains de ces accomplissements sont élémentaires, comme le fait d’être en sécurité ou d’avoir une alimentation suffisante. D’autres sont plus complexes, comme le fait d’être capable de s’exprimer en public sans honte. Dans cette optique, le bien-être est un indice résumant les fonctionnements d’une personne. Cependant, une analyse qui ne se concentre que sur les accomplissements présente des limites évidentes : elle conduit à méconnaître par exemple qu’un bas niveau de fonctionnement comme un apport réduit en calories peut refléter un choix (le jeûne), ou inversement qu’un niveau élevé de fonctionnement peut être imposé par un dictateur relativement bienveillant. C’est pourquoi l’approche par les capabilités intègre la liberté, ce qui suppose d’élargir le champ des informations pertinentes pour évaluer la vie des personnes d’après toutes les opportunités qui s’offrent à elles. La notion de liberté montre à quel point il est important de donner à chacun les moyens de se prendre en mains et de se considérer comme acteur de son propre développement.

Cette approche par les capabilités présente l’intérêt de dépasser le modèle économique de base dans lequel les personnes agissent exclusivement pour accroître leurs propres intérêts, de s’attacher aux finalités de l’existence humaine et d’intégrer des considérations morales et des préoccupations éthiques (en accordant une place centrale à la question de la justice sociale). La mise en œuvre pratique de l’approche par les capabilités nécessite d’abord de faire un choix entre les différentes dimensions (faut-il faire une liste unique des fonctionnements et capacités fondamentaux ?), puis de rassembler les données disponibles sur ces différentes dimensions (celles-ci se rapportent généralement aux fonctionnements, beaucoup moins aux capabilités), et enfin d’évaluer les différents fonctionnements et capabilités, ce qui suppose de réaliser une mesure scalaire du bien-être (voir plus bas). Si l’éventail des caractéristiques objectives à prendre en compte dépend évidemment des objectifs poursuivis et des jugements de valeur, on observe en pratique que la plupart des éléments sont communs aux différents pays et qu’il y a une assez forte cohérence entre les différentes dimensions qui composent le bien-être.

La première dimension à retenir est la santé – c’est une des composantes les plus importantes des capabilités. Evaluer la santé suppose de disposer de mesures fiables sur la mortalité et la morbidité, cette dernière étant définie comme un « état de santé non mortel ». Si les indicateurs de mortalité sont aujourd’hui disponibles dans tous les pays développés (les chiffres de bon nombre de pays en développement étant d’une fiabilité douteuse), il n’en est pas de même pour la morbidité, que l’on appréhende généralement par une série de données : courbes de la taille et du poids, registres consignant les maladies spécifiques, déclarations personnelles tirées des recensements et des enquêtes. En l’absence de données totalement fiables, il est bien difficile de répondre à la question cruciale de savoir si la baisse de la mortalité s’accompagne d’un déclin de la morbidité. Même si le sens commun conduit bien souvent à penser que la morbidité de la population a une évolution parallèle à celle de la mortalité, rien ne permet d’affirmer que c’est toujours le cas. Par exemple, Riley (dans son ouvrage Sick, Not Dead. The Health of British Workingmen during the Mortality Decline , John Hopkins University Press, Baltimore, 1997) croit pouvoir affirmer que le déclin de la mortalité au XIXème siècle en Grande-Bretagne s’est accompagné, tout au moins au début, d’une augmentation importante de la morbidité : les hommes britanniques d’âge actif à cette époque étaient selon Riley « des malades non morts ». De manière plus générale, les mesures existantes de la santé ne permettent pas de procéder à des comparaisons entre pays sous l’angle des inégalités en ce domaine. A l’intérieur des pays, on observe que ce sont les personnes issues des catégories socio-économiques les moins élevées qui meurent le plus tôt et présentent les problèmes de santé les plus nombreux et les plus lourds.

La deuxième dimension est l’éducation, dont les études économiques ont souligné depuis longtemps l’importance dans l’acquisition des compétences et du savoir-faire indispensables à la production. Mais l’éducation importe aussi pour la qualité de la vie indépendamment de ses effets sur les revenus ou la productivité. Les personnes ayant un niveau d’éducation élevé évaluent leur vie de façon plus positive, bénéficient d’un meilleur état de santé, souffrent moins du chômage, nouent plus de relations sociales et sont plus engagées dans la vie civique et politique. Les indicateurs éducationnels sont multiples, concernant aussi bien les « intrants » (taux de scolarisation, dépenses liées à l’éducation, ressources des établissements scolaires) que les capacités et résultats des élèves (taux d’obtention des diplômes, durée estimée de la scolarité, tests standard servant à mesurer le niveau d’alphabétisation atteint par chacun). Parmi les indicateurs les plus pertinents, on retiendra le Programme international pour le suivi des acquis ( PISA ) qui évalue régulièrement depuis 2000 les compétences des élèves de 15 ans en lecture, mathématiques et sciences.

La troisième dimension concerne les activités personnelles, c’est-à-dire la manière dont les gens passent leur temps et la nature de leurs activités. Parmi ces activités, on citera en premier lieu le travail rémunéré, qui est important pour la qualité de la vie parce qu’il confère une identité et offre des opportunités de nouer des relations sociales. Mais on retiendra aussi d’autres activités, comme le travail domestique non rémunéré (qui renseigne notamment sur la façon dont sont réparties les tâches familiales entre les hommes et les femmes), le temps de trajet domicile-travail et le temps consacré aux loisirs. S’il existe parfois des indicateurs fiables dans ce domaine, portant notamment sur le temps consacré à telle ou telle activité, on observe globalement que les mesures disponibles sont très insuffisantes.

La quatrième dimension à retenir est la représentation politique qui fait également partie de la qualité de la vie, à travers la participation à la vie politique et la liberté d’expression. Aujourd’hui, il existe des indicateurs de représentation politique qui sont fondés essentiellement sur l’opinion des experts. Il serait bon que ces indicateurs soient complétés par des enquêtes portant sur la manière dont les citoyens perçoivent la qualité du fonctionnement des institutions de leur pays.

La cinquième dimension réside dans les liens sociaux, difficilement traduisibles en indicateurs (sauf pour des données élémentaires, comme la participation à la vie associative). Ces liens améliorent la qualité de la vie non seulement parce qu’ils sont la source de relations agréables, mais aussi parce qu’ils augmentent la probabilité de trouver un emploi ou de fréquenter une bonne école. C’est ce que l’on appelle ordinairement, dans le langage sociologique, le « capital social ».

La sixième dimension regroupe les conditions environnementales qui sont importantes non seulement pour la soutenabilité de la croissance, mais aussi en raison de leur impact immédiat sur la vie quotidienne (pollution, substances dangereuses, bruit…) et sur notre existence à plus long terme (changement climatique, perte de la biodiversité, catastrophes naturelles...). Si de grands progrès ont été faits ces dernières années dans l’évaluation des conditions environnementales, les indicateurs existants doivent être complétés par un suivi régulier des populations (nombre de décès prématurés dus aux pollutions, nombre de personnes privées d’accès à l’eau et aux ressources naturelles, etc.).

La septième dimension correspond à la sécurité des personnes : elle rassemble les facteurs mettant en danger l’intégrité physique des individus (criminalité, accidents…). Les enquêtes de victimisation (comme l’ International Crime Victim Survey , qui paraît tous les cinq ans) constituent un outil essentiel pour évaluer et comparer la criminalité dans les différents pays – même si elles doivent être complétées par d’autre outils d’investigation, d’autant plus que la perception subjective de la criminalité n’est pas toujours liée à la victimisation (les pays où le nombre de personnes déclarant craindre la criminalité est le plus élevé ne sont pas ceux où le nombre de crimes est effectivement le plus élevé).

La huitième dimension, enfin, tient à l’insécurité économique, qui englobe un large éventail de risques (chômage, maladie, vieillesse…) dont la concrétisation a des effets négatifs plus ou moins marqués sur la qualité de la vie en fonction de la gravité du choc, de sa stigmatisation, de ses conséquences financières etc. Il est bien difficile de mesurer de manière exhaustive cette insécurité car cela supposerait de prendre en compte la fréquence des risques spécifiques, d’évaluer les conséquences financières de leur réalisation et de déterminer les moyens dont disposent les individus pour se protéger.  
 

III- La question de la mesure globale de la qualité de la vie

Comme le soulignent les auteurs du rapport de la commission Stiglitz , la quête d’une mesure agrégée de la qualité de la vie combinant les différentes dimensions que l’on vient d’évoquer est souvent perçue comme le « Saint Graal » de tous les efforts visant à dépasser les mesures économiques classiques. Certes, d’un point de vue strictement scientifique, l’attention portée à cette mesure scalaire agrégée n’est pas totalement justifiée, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité d’agréger les différents aspects de la qualité de la vie sans porter des jugements de valeur, inévitablement sujets à controverse. Il n’en demeure pas moins que la demande d’une mesure globale de la qualité de vie est forte et qu’en conséquence les services statistiques ne peuvent pas totalement éluder cette question. Il est d’autant plus urgent de répondre à cette demande que si les scientifiques se contentent d’établir des indicateurs par sous-domaines, il se pourrait fort que les statistiques produites avec la plus grande rigueur aient un impact limité auprès des populations et des gouvernements et que le PIB continue d’avoir le poids exceptionnel qu’on lui connaît, faute d’un indicateur concurrent.

La méthode la plus connue d’agrégation des différentes dimensions de la qualité de la vie consiste à produire un indicateur composite en combinant des moyennes de ces dimensions observées dans chaque pays. L’avantage de cette méthode d’agrégation est sa simplicité et son faible besoin en données, ce qui fait qu’elle est aisément communicable et comprise du grand public. L’exemple le plus connu est l’Indicateur de développement humain  (IDH) du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) qui a attiré l’attention des médias et permis de produire des classements de pays qui se distinguent nettement de ceux qui se fondent sur les indicateurs économiques traditionnels.

Néanmoins, en dépit de ce succès, le choix des coefficients de pondération reflète des jugements de valeur ayant des implications importantes et naturellement controversées : ainsi, par exemple, le fait d’ajouter le logarithme du PIB par habitant au niveau de l’espérance de vie implique qu’une année d’espérance de vie supplémentaire aux Etats-Unis a une valeur 20 fois supérieure à celle d’une année d’espérance de vie supplémentaire en Inde. Une autre limite importante de cette approche réside dans le fait que les mesures étant fondées sur des moyennes, elles ne témoignent pas de la répartition des situations individuelles au sein de chaque pays.

Il est donc pertinent de compléter cette méthode par des indicateurs des conditions de vie individuelles (expériences gratifiantes des individus, jugements évaluatifs formés par ceux-ci sur leur vie dans son ensemble…), ce qui nécessite d’agréger des indicateurs de la qualité de la vie au niveau individuel, puis de synthétiser l’information au niveau du pays tout entier. A titre d’illustration, on peut citer l’indice U ( U-index ), qui mesure la part du temps où le sentiment dominant d’un individu est négatif. En utilisant la Méthode de reconstruction de la journée (dans laquelle les personnes interrogées décrivent des épisodes particuliers de leur vie quotidienne), on peut recenser les sentiments positifs (bonheur, plaisir...) et négatifs (frustrations, colère, inquiétude…), puis déterminer si le sentiment dominant est négatif.

On peut également évoquer les différentes mesures de la qualité de la vie qui utilisent l’équivalent revenu. Par exemple, des personnes peuvent se considérer mal loties du point de vue des dépenses de consommation du foyer ou de la satisfaction de la vie, ou encore du point de vue d’une mesure de l’équivalent revenu basée sur l’état de santé auto-déclaré, la situation professionnelle, la qualité du logement, les retards de salaires… On constate alors que les plus mal lotis du point de vue d’une mesure donnée de la qualité de la vie ne sont pas nécessairement les moins favorisés du point de vue d’une autre mesure. C’est ainsi que sur un échantillon de personnes russes interrogées, celles se situant dans le quintile inférieur dans la répartition de l’équivalent revenu ont fait état d’une santé moins bonne et d’une plus forte incidence du chômage que les personnes mal loties du point de vue de l’évaluation subjective de leurs dépenses de consommation. Cet exemple témoigne du caractère illusoire de la recherche d’une mesure unique et exhaustive de la qualité de la vie.
 

Conclusion

La qualité de la vie, ou « bonheur », est donc influencée par une série de facteurs, que l’on ne peut pas tous comptabiliser monétairement. Les indicateurs non monétaires ont un rôle à jouer dans la mesure du progrès social, sans se substituer aux indicateurs économique traditionnels, mais en enrichissant le débat public et en apportant à chacun des informations sur la situation de la société dans laquelle il vit. Si l’on adopte cette perspective, il convient de collecter des données significatives et fiables sur le bien-être subjectif (tel qu’il a été défini plus haut). Il convient aussi de mieux appréhender la situation objective et les opportunités de chacun, ce qui nécessite d’améliorer les mesures chiffrées de la santé, de l’éducation, des activités personnelles, de la représentation politique, des relations sociales, des conditions environnementales et de l’insécurité. En dehors de ces mesures subjectives et objectives de la qualité de la vie, il importe également d’améliorer la mesure des inégalités des expériences individuelles, le progrès social ne dépendant pas seulement des conditions moyennes mais aussi des différences entre les situations individuelles.

Un autre enjeu essentiel consistera à analyser les liens qui existent entre les différents aspects de la vie de chacun, afin d’appréhender la manière dont les évolutions dans un domaine déterminé peuvent influer sur les autres domaines, ce qui exige de disposer d’informations sur la distribution journalière des aspects les plus saillants de la vie (affects, santé, éducation, expression politique ou associative…). S’il n’est pas possible de s’en remettre à une mesure scalaire unique du « bonheur », qui serait nécessairement réductrice et entachée de jugements de valeur, la combinaison de différentes mesures scalaires est néanmoins tout à fait envisageable, à condition que les services statistiques nationaux et internationaux fournissent les informations indispensables pour regrouper les différentes dimensions de la qualité de la vie.
 

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