Pour les entreprises, une gestion de l'emploi sans marge de manœuvre
En période de difficultés économiques, les pratiques de recrutement sont très pointues, voire pointilleuses, en termes de sélection des profils. Les créations de poste sont peu nombreuses et les départs volontaires (démissions) tendent à se raréfier. Ceci renforce le phénomène "d'hypersélection". Durant les années les plus difficiles de la décennie 1990, des méthodes de travail s'étaient, en la matière, imposées. Les recruteurs, qui étaient clairement en position de force vis-à-vis des candidats, recherchaient des profils directement opérationnels sur les postes, et parfois surqualifiés.
Cette situation aboutissait concrètement à deux types de pratiques. Premièrement, les méthodes de sélection des candidats devenaient excessives quant aux critères de choix entre les candidatures. Par exemple, le recrutement d'un contrôleur de gestion expérimenté dans l'industrie impliquait de trouver un candidat venant impérativement du même métier industriel. Ainsi, une personne ayant "fait son CV" dans l'industrie électronique ne convenait pas si l'on recrutait dans l'industrie automobile. Les critères d'ancienneté sur le poste, de connaissance des logiciels professionnels, de diplômes étaient tels que les personnes recrutées étaient rapidement à même d'assurer le poste en toute autonomie. Ceci générait néanmoins un effet pervers : le salarié est généralement moins motivé quand il ne dispose d'aucune perspective d'apprentissage.
Par ailleurs, l'hypersélection posait d'autres problèmes plus profonds. Certains secteurs recrutaient des diplômés de BTS et DUT à des postes d'opérateurs dans l'industrie, dont le niveau de qualification ne requérait que des personnes ayant un CAP, BEP ou éventuellement un baccalauréat professionnel. Ceci avait pour double effet de dévaloriser les diplômes et de maintenir un taux de chômage élevé dans les populations peu qualifiées. Les pratiques de gestion de l'emploi étaient elles aussi affectées : les recrutements sous forme de CDD étaient plus nombreux qu'en CDI, et ce davantage pour des raisons d'opportunité que de conformité juridique.
Les licenciements constituent une autre facette de la gestion de la main-d'œuvre dont l'évolution est fortement corrélée au niveau de croissance du PIB. Ceci concerne tant les licenciements pour motif économique que ceux pour motif personnel (liés en général à des fautes professionnelles plus ou moins importantes). Le recours au motif personnel a été détourné par certaines entreprises, afin de contourner la législation sur les plans sociaux. Cependant, on constate une chute tendancielle du nombre de licenciements économiques depuis le début des années 90, à l'exception de la période fin 2001 qui constitue une période d'ajustement forte et exceptionnelle, après d'importantes créations de postes en CDI.
Ce contexte de faibles créations (voire de destructions) d'emploi, impliquant peu de recrutements et, éventuellement, des licenciements, ne peut que laisser de faibles marges de manœuvre aux sociétés en matière de gestion des carrières. Les cycles économiques peuvent donc générer des phénomènes de démotivation en période de récession ou de stagnation. Les opportunités de carrière sont plus rares et les carrières plus longues pour obtenir des responsabilités. Sur le plan des perspectives salariales, un travailleur dont les performances sont bonnes peut ne pas recevoir d'augmentation du fait des restrictions budgétaires. En période de compression de la masse salariale, il subit ces situations et sa productivité peut diminuer par manque d'incitation et de reconnaissance.
Les travailleurs et leurs organisations syndicales
La mobilité externe d'emploi à emploi des salariés a tendance à fléchir en période de crise. Tout d'abord, les chances de trouver un autre emploi sont plus faibles. En outre, le risque d'échec durant la période d'essai du futur emploi est ressenti de manière plus aiguë. Ceci constituerait un "trou" (moment de chômage) dans le CV et créerait des difficultés en termes de repositionnement sur le marché du travail. Ceci tend à diminuer le taux de démission. Ainsi, fin 2002, le pourcentage de démissions dans les sorties de personnel du secteur salarié est passé de 22% au troisième trimestre à 20,5% au quatrième trimestre car les effets sur l'emploi commençaient à être anticipés.
Le risque de démotivation et de chute de la productivité est réel : les carrières sont plus longues, plus exigeantes et les perspectives salariales moins stimulantes. Cependant, le risque de chômage est accru, ce qui limite la portée de ce phénomène. Les fondements de la productivité demeurent néanmoins fragiles dans ce type de situations.
La flexibilisation des politiques de l'emploi en période de crise pose de sérieux problèmes de sécurité financière et professionnelle à certaines catégories de la population active. La précarité et le risque de paupérisation d'une frange des travailleurs sont des problèmes qui ont des conséquences économiques (une partie de la population est de moins en moins solvable) et sociales (une partie du salariat a un accès plus difficile à certains dispositifs comme le crédit ou le logement).
Le rôle des organisations syndicales est de porter ces thèmes au niveau des entreprises et des négociations nationales. La force de frappe des syndicats est cependant relativement faible. Sans préjuger d'autres formes d'action, il est nécessaire de rappeler que quantitativement, les conflits sociaux (évalués en l'occurrence par le nombre de jours de grève) évoluent inversement à la courbe du chômage. La création d'emploi a donc une influence sur la quantité de jours de débrayage. En 1988, 1 095 000 journées de grève étaient comptabilisées. En 2001, on n'en compte plus que 700 000 journées2 . La chute est quasi continue depuis les années 1970.
En période de crise, a fortiori, les relations sociales sont plus tendues. Le rapport de force est favorable aux entreprises, mais, parallèlement, les opportunités de conflits sociaux se multiplient : plans sociaux, insatisfaction quant aux conditions de travail et au niveau des rémunérations, etc. Des conditions économiques défavorables augmentent les chances de radicalisation des conflits.
Toutes ces considérations pourraient amener à penser que le marché du travail est uniforme et que la crise généralise ces comportements. Cette vision serait pourtant partielle. En effet, même durant les périodes les plus difficiles, des problèmes de pénurie de main-d'œuvre peuvent perdurer. Le secteur du BTP en est une exemple : bien que la demande de compétences soit importante, on constate des difficultés de recrutement. Celles-ci ne sont pas compensées par des entrées importantes dans le secteur d'activité : la baisse du nombre de jeunes inscrits dans des formations (lycée professionnel ou alternance) est de 3,28% entre 2000 et 2001.
L'offre de travail peut s'avérer faible car des emplois sont peu attractifs : la pénibilité importante des tâches, l'image dégradée du métier, les problèmes de mobilité, de qualité du management ou de niveau de rémunération, etc. peuvent fortement diminuer le nombre de candidats, ainsi que leur niveau d'adaptation. Ceci peut expliquer pourquoi, même en période de crise, certains employeurs éprouvent de réelles difficultés à pourvoir des emplois.