A quoi sert l'entreprise?

Introduction

Depuis la fin du XVIIIème siècle, l’entreprise est à l’origine de l’essentiel de la création de la valeur ajoutée produite dans les pays de la première révolution industrielle, ce qui a permis de financer progressivement les dépenses d’infrastructures, d’éducation, de protection sociale, par le biais de la redistribution naissante. C’est dire que dès son origine, l’entreprise a de fait une responsabilité sociale, même s’il est vrai qu’elle n’a généralement pas conscience d’exercer cette responsabilité (sauf chez les premiers industriels « utopistes »), et que le niveau de celle-ci demeure dans un premier temps assez limité. Aujourd’hui, en 2018, les données sont radicalement différentes, puisque l’entreprise a une pleine conscience de sa responsabilité au service de la cohésion sociale, des droits de l’homme, de la préservation de l’environnement, de l’élévation du capital humain, …, bref des biens communs que l’on peut considérer comme des biens publics nationaux, et parfois même mondiaux. Ces préoccupations se sont encore exprimées récemment au Forum économique mondial qui s’est tenu du 23 au 26 janvier 2018 à Davos, où les dirigeants des grandes multinationales ont manifesté leurs inquiétudes face à la montée à l’échelle de la planète des catastrophes naturelles et des inégalités sociales.

En effet, les biens communs ne relèvent pas seulement de la puissance publique, comme le sens commun le croit généralement, et surtout pas à l’heure où les Etats voient leurs ressources financières se raréfier. Comme l’a fait observer le président de la République française Emmanuel Macron lors de son discours à Davos, le rôle de l’Etat est de « recréer de la régulation de manière coopérative », sachant que « l’ennemi du bien commun, c’est le passager clandestin ». Il s’agit alors de créer un écosystème dans lequel les Etats et les entreprises inventent un capitalisme renouvelé, plus respectueux du temps long et de l'intérêt général. Pour faire avancer les grandes causes environnementales et sociales mondiales, si le rôle de la puissance publique est toujours de donner l’impulsion politique, il revient aux Etats de nouer des partenariats avec les entreprises qui apportent leur savoir-faire, leur capacité à innover, à financer les technologies de l’avenir respectueuses des grands équilibres économiques et sociaux. Dans ce schéma partenarial, l’Etat est présent également en fin de parcours, puisqu’il est de son ressort d’inscrire les innovations pionnières dans un cadre réglementaire permanent, afin d’amplifier et de généraliser les effets de celles-ci.

Pour parvenir à ce résultat, deux conditions s’avèrent  nécessaires. En premier lieu, il faut promouvoir cette nouvelle conception de l’entreprise dans laquelle si la recherche de la rentabilité s’avère le préalable nécessaire à toute répartition de richesse, celle-ci n’en mobilise pas moins l’ensemble de ses parties prenantes qui intègrent des critères de responsabilité. En second lieu, l’engagement citoyen de l’entreprise doit être pleinement reconnu par l’opinion publique et la société civile, qui ont encore, comme le fait observer Antoine Frérot, PDG de Veolia, dans sa préface à la note de l’Institut de l’entreprise « A quoi servent les entreprises ? », des difficultés à « se tourner vers leurs entreprises avec confiance, cette confiance qui est le moteur des entreprises, la base de l’économie et la condition de la prospérité des Français ».

Voir la note de l’Institut de l’entreprise "A quoi servent les entreprises?", janvier 2018.

I- Evolution de la conception de l’entreprise

A- Emergence de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)

Le terme RSE est composé de trois mots qu’il faut expliciter rapidement pour mieux saisir les contours du concept.

Voir la note de lecture « La responsabilité sociale de l’entreprise », Michel Capron, Françoise Quairel-Lanoizelée, Repères La Découverte, août 2013.  

La responsabilité tout d’abord doit être soigneusement distinguée de la faute. Alors que la faute met en relief les nuisances causées par l’entreprise, et donc la réparation des dommages causés, la responsabilité est synonyme d’engagement. Etre responsable, c’est agir de telle façon que les actions d’aujourd’hui ne compromettent pas la possibilité de la vie future sur la terre. Le terme « social » est assez ambigu, car on peut le comprendre dans un sens restrictif comme tout ce qui concerne le champ des relations employeurs-salariés, alors qu’il s’agit plutôt de tout ce qui relève de l’impact de l’entreprise sur la société en général. Certains lui préfèrent d’ailleurs le mot « sociétal » qui permet d’appréhender davantage l’action globale de l’entreprise sur son environnement, qui se décline en responsabilité éthique, légale, économique,….. Quant au terme « entreprise », il vise dans une conception assez étendue l’ensemble de ses partenaires qui sont affectés par ses prises de décision, c’est-à-dire les « parties prenantes ». Les parties prenantes ont des contours assez variables selon que l’on considère les parties prenantes « primaires » (celles qui sont impliquées directement dans le processus économique de l’entreprise comme les actionnaires, les salariés) ou les parties prenantes « secondaires » (celles qui ont des relations avec les firmes dans le cadre d’un contrat implicite ou moral comme les associations de riverains, les collectivités territoriales, etc.).

Les premières actions de RSE remontent au XIXème siècle. Par exemple, aux Etats-Unis, les grandes villes formaient souvent des compagny towns : une ville se constituait autour d’une activité industrielle (mines, chemins de fer,….), et en l’absence d’un Etat providence jouant un rôle significatif, la santé, l’éducation, et la protection des travailleurs étaient pris en charge par l’entreprise, par ailleurs propriétaire des infrastructures (logements, hôpitaux, banques, écoles, églises,….). Les ouvriers étaient liés à leur employeur par une dette à rembourser, et leur santé et l’éducation de leur famille en dépendaient aussi étroitement.

Il faut attendre les années 1960 pour que le débat sur la RSE connaisse un véritable essor aux Etats-Unis. L’expression a pris naissance avec le concept Corporate social responsability attribué à H.R Bowen (Social Responsabiliy of Businessman, 1953), qui met l’accent sur la bienfaisance comme corollaire du principe de responsabilité en privilégiant les relations contractuelles. Sa vision se résume dans la formule « profit d’abord, philanthropie ensuite ». Dans les années 1970, la RSE a pris de l’ampleur suite aux mouvements divers de la société civile dans un contexte de mondialisation croissante des activités économiques. En même temps que l’enracinement territorial des entreprises recule, celles-ci s’impliquent davantage dans la société où elles interviennent. C’est ainsi que J. Eklington (Cannibal with Forks. The Triple Bottom Line of 21 st Century Business, Capstone Publishing Limited, Oxford, 1994) a popularisé la notion de triple bottom line (people, planet, profit) pour exprimer l’idée que l’entreprise ne s’apprécie pas seulement selon des critères économiques, ce qui ouvre la voie à un véritable « marché de vertu » destiné à redonner une légitimité morale aux grandes entreprises. C’est aussi à cette époque que se structure l’opposition entre les modèles « shareholdering » et « stakeholdering » de l’entreprise. Pour M. Friedman et le courant libéral de l’école de Chicago, la responsabilité sociale de l’entreprise ne s’exerce que par les seules décisions destinées à améliorer la rentabilité pour les actionnaires : l’entreprise n’est responsable que devant ses « shareholders ». En revanche, pour E.R Freeman (A stakeholder Theory of the Modern Corporation, 1984), la responsabilité de l’entreprise s’étend à tous les acteurs ayant un intérêt dans celle-ci. La théorie des stakeholders (parties prenantes en français, voir plus haut) remet en cause la primauté des actionnaires dans la gouvernance de l’entreprise. L’entreprise est alors insérée dans un ensemble avec des partenaires qui ne sont plus des adversaires, mais des acteurs intéressés par les activités et décisions de celle-ci.

En Europe,   la RSE s’est développée dans les années 1970 pour justifier certaines réformes, et notamment celle du bilan social, que l’on peut définir comme une réflexion sur l’apparition d’instruments permettant de rendre compte des conséquences sociales des activités économiques. Ce bilan social est un instrument de dialogue avec les parties prenantes, et contribue au renforcement des possibilités de contrôle, non seulement des « shareholders », mais aussi des « stakeholders ». En pratique, la mise en œuvre d’une RSE consiste à produire un progrès continu dans les domaines du social, de l’environnement, et de l’économique. Il s’agira alors de prendre en compte l’environnement de l’entreprise pour intégrer la qualité des filières d’approvisionnement et de la sous-traitance, l’empreinte écologique de l’unité de production, le bien-être des salariés,….

Les conceptions de la RSE dans le monde européen et dans le monde anglo-saxon sont quelque peu différentes. Alors que dans le monde anglo-saxon le bien commun demeure le fruit de l’agrégation des volontés individuelles, il est en Europe une construction politique qui nécessite débat et repose sur la croyance en la capacité des individus à transcender leur appartenance et leur identité pour former une société politique. La conception européenne du bien commun a conduit les Européens à attacher beaucoup plus d’importance à la cohésion sociale et au développement durable que les anglo-saxons.

Toutefois, au-delà de ces différences, la Commission européenne a depuis les années 2000 (Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre vert, 2001) adopté une définition qui cherche à ménager les deux perspectives : « être socialement responsable signifie non seulement satisfaire aux obligations juridiques applicables, mais aller au-delà et investir davantage dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes ». De même, les lignes directrices ISO 26000 proposent une définition de la responsabilité sociale des organisations qui cherche à satisfaire à la fois les Etats-Unis et l’Europe : « responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et l’environnement, par un comportement transparent et éthique qui contribue au développement durable incluant la santé et le bien-être de la société, prend en compte les attentes des parties prenantes, respecte les lois en vigueur, est compatible avec les normes internationales de comportement, et est aussi intégré dans l’organisation et la mise en œuvre de ses relations ». La référence au développement durable satisfait les Européens, tandis que la référence à l’éthique est approuvée par les Américains.

Voir le fait d’actualité « La responsabilité sociale de l’entreprise », sur le site Melchior

 

B- RSE et nouveaux engagements de l’entreprise : une illustration dans le secteur bancaire

 

Dans le secteur bancaire, la RSE  conduit les entreprises à apporter leur contribution aux « biens publics mondiaux ».

C’est ainsi que le « One Planet Summit » qui s’est tenu à Paris le 12 décembre 2017 a été organisé essentiellement autour de problématiques financières. Dans ce cadre, les grandes banques françaises ont multiplié les engagements en faveur de la lutte contre le changement climatique et la transition énergétique. Par exemple, BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale et Natixis (filiale cotée du groupe BPCE) s’engagent à ne plus financer le pétrole issu des sables bitumineux ni la production de pétrole en Arctique,  après avoir décidé entre fin 2016 et début 2017 de mettre un terme définitif à leurs financements directs de projets de centrales à charbon. De même, les institutions bancaires s’engagent aussi à financer la transition énergétique, et cela à un niveau élevé : Société générale s’est fixé un seuil de 100 milliards d’euros à atteindre entre 2016 et 2020, tout comme le Crédit agricole, qui ajoute 40 milliards d’euros supplémentaires à l’engagement pris lors de la COP 21 en 2015.

Le « verdissement de la finance » prend aussi la forme de projets et d’engagements quotidiens des banques à l’égard de leur clientèle qui ont pour finalité de réconcilier la population avec la finance, et dont on peut proposer de nombreuses illustrations.  

Une première illustration est fournie par le prêt accordé aux ménages au moment de l’acquisition d’un logement. Depuis le milieu des années 1980, le nombre de ménages vivant en banlieue et en zone périurbaine s’est fortement accentué, entraînant le développement des usages de l’automobile, puisque ceux qui habitent relativement loin de leur lieu de travail sont désormais dans l’obligation d’avoir recours à leur véhicule personnel. Cette périurbanisation est porteuse de risque à long terme, si on admet que l’inévitable futur choc énergétique va augmenter le nombre de ménages vivant à la périphérie des villes et en zone rurale en difficulté financière. La proposition du Shift Project (Think tank créé en 2010 auquel participent la SNCF, la Caisse des Dépôts, SPIE, Crédit Agricole SA, Veolia Environnement, EDF, Bouygues et Vinci Autoroutes) est de modifier les critères d’octroi des crédits en remplaçant le critère du taux d’endettement de 30% par la prise en compte de l’ensemble des dépenses contraintes des ménages, qui intégreraient l’hypothèse d’une forte augmentation du prix de l’énergie au cours de la période de remboursement. Une telle mesure a évidemment pour enjeu de réduire à la fois l’émission de gaz à effet de serre et le déficit de la balance des paiements, ce dernier étant toujours très impacté par le secteur de l’énergie.

Une deuxième illustration est donnée par l’émergence du concept d’Investissement Socialement Responsable (ISR) qui désigne la prise en compte de critères « extrafinanciers », c’est-à-dire environnementaux, sociaux et de gouvernance (critères ESG) dans le processus de sélection des investissements. Dans ce cadre, on privilégie l’impact que l’investissement peut avoir sur le développement durable. Il s’agira par exemple d’ « obligations responsables » ou de  « Green Bonds» qui sont des dettes émises sur le marché destinées à financer des projets qui génèrent un bénéfice environnemental ou social direct. Dans le même ordre d’idées, BNP a de son côté ouvert ses financements « verts » à sa clientèle de particuliers, en lançant début décembre 2017 un prêt à un taux de 1% pour l’achat d’un véhicule bénéficiant du bonus écologique.

Une troisième illustration consiste à évaluer différemment la notion de risque bancaire. Alors que ce risque est depuis les travaux du Comité de Bâle ventilé en trois causes matérielles (risque de crédit, correspondant au risque de l’emprunteur qui ne rembourse pas sa dette à échéance, risque de marché résultant des fluctuations des prix des actifs, risque opérationnel dû à une défaillance de l’établissement bancaire), l’approche RSE vise à privilégier la dimension extrafinancière du risque, en mesurant l’impact de toutes les parties prenantes sur la banque (clients, fournisseurs, salariés, milieu naturel,…), et aussi l’impact réciproque de la banque sur les parties prenantes. Par exemple, si on considère le risque opérationnel, les référentiels RSE permettent de mieux cerner les risques de fraude interne et externe, en accordant une place plus importante à la lutte contre la corruption et à la loyauté des pratiques, ce qui permet d’étendre le champ de la fraude bien au-delà du simple risque financier.

C’est ainsi, comme le montrent très bien J. Courcier et H. Solignac (« La RSE s’impose dans la stratégie des entreprises », Revue Banque, n°773, juin 2014) que la RSE intervient de plus en plus dans les assemblées générales, les conseils d’administration et les stratégies des banques, en permettant aux managers de s’affirmer comme les représentants, non pas des seuls actionnaires, mais de l’ensemble des parties prenantes, en coordonnant les activités de chacun dans la perspective d’assurer une bonne répartition de la valeur ajoutée créée par l’entreprise.

 

C- Vers un nouveau mode de gouvernance de l’entreprise

 

Si la volonté politique de faire participer les salariés aux décisions de l’entreprise est ancienne puisqu’on peut la faire remonter aux projets de nationalisations portés par Jean Jaurès en 1919, il faudra attendre les deux lois sur la sécurisation de l’emploi de 2013 et sur le dialogue social et l’emploi de 2015 pour voir apparaître une représentation des salariés au conseil d’administration des grandes entreprises. Un premier bilan de ces deux lois a été établi le 28 mars 2017 au moment des Assises de l’actionnariat salarié. Si ce bilan fait apparaître dans certains cas quelques difficultés pour les représentants des salariés aux conseils d’administration (en 2016, 32,3% des  entreprises du SBF 120 ont des représentants des salariés dans leur conseil d’administration) qui peuvent être tiraillés entre le devoir de représentation des travailleurs et la nécessité de nouer des alliances avec certains administrateurs, il n’en reste pas moins que cette représentation nouvelle est porteuse d’un espoir de réconciliation des intérêts des différentes parties prenantes de l’entreprise, car la participation effective du travail à la gouvernance des entreprises peut être la source de la reconquête d’espaces démocratiques dans la gestion de la vie économique.

Aujourd’hui, de nouvelles mesures en faveur de la RSE sont en préparation dans le cadre des travaux sur l’entreprise du XXIème siècle et l’élaboration du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), qui sera suivi d’un projet de loi présenté au Parlement au printemps 2018. A ce stade, un certain nombre de propositions ont été soumises au gouvernement dont celles de créer des « entreprises à mission » à objet social élargi, de faire de l’intéressement et de la participation une réalité pour tous les salariés, ou encore de réfléchir à une nouvelle définition juridique de l’entreprise. Ces propositions ont été notamment discutées dans le cadre de la plateforme RSE, installée en 2013, et qui réunit un large éventail de parties prenantes : entreprises, partenaires sociaux, organisations de la société civile, réseaux d’acteurs, chercheurs et institutions publiques.

Voir la « Contribution au plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises », France stratégie, février 2018.

 

Concernant les entreprises à mission, il existe un certain nombre d’expérimentations qui ont été menées à l’étranger depuis quelques années. Par exemple, aux Etats-Unis, de nouvelles formes juridiques ont émergé depuis 2007 : Benefit Corporation, Socially Resonsible Corporation, Flexible Purpose Corporation, Public Benefit Corporation…  Ces nouveaux statuts permettent de desserrer la contrainte de la responsabilité financière  qui oblige les administrateurs d’une entreprise à prendre des décisions uniquement dans le sens de la maximisation de l’intérêt des actionnaires. Au-delà du cadre juridique qui les gouverne, ces entreprises à mission présentent trois caractéristiques : elles revendiquent une mission à dimension sociale ou environnementale, elles intègrent cette mission à leur contrat de société (ce qui signifie que les dirigeants peuvent prendre des décisions pour répondre à cette mission, en accord ou non avec les intérêts financiers à court terme des actionnaires), et elles expérimentent des formes de gouvernance plus ouvertes en prenant notamment en compte les attentes des parties prenantes externes : autorités de contrôle, fournisseurs, clients, organisations émanant de la société civile,…

Concernant la définition de l’entreprise inscrite dans le code civil, l’enjeu est de reconnaître un statut au chef d’entreprise, distinct du simple mandataire désigné par les actionnaires, et de renforcer le rôle des salariés ainsi que de restaurer le rôle contributif de l’encadrement, de façon à faire primer l’avis de ceux qui défendent les intérêts de l’entreprise à moyen et à long terme. De cette façon, la responsabilité professionnelle ne serait plus limitée à un devoir de loyauté aux directives financières, mais adossée à l’intérêt général ou au « bien commun ».

Jusqu’à présent, la définition de l’entreprise est toujours celle du code civil de 1804, à travers les articles 1832 et 1833 du Code civil (Article 1832 : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne » ; Article 1833 : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés », et cette définition n’a été modifiée que deux fois, en janvier 1978 pour y insérer « d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie », et en juillet 1985 pour ajouter la possibilité de création « par une seule personne », à la suite de la création de l’EURL.

Les pistes de révision, qui ne font pas l’unanimité, visent à modifier l’article 1832 en faisant référence « à un projet d’entreprise commune à travers la poursuite d’une activité soutenable et responsable », et l’article 1833 en introduisant la « préservation des biens communs, et en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales des activités des entreprises ».

 

II- La perception de l’entreprise par les Français

 

L’enquête Elabe sur le thème « A quoi servent les entreprises ? » a été réalisée du 10 au 13 novembre 2017 sur un échantillon représentatif des Français de 15 ans et plus, selon la méthode des quotas appliqués aux variables classiques de sexe, d’âge et de catégorie socioprofessionnelle, après stratification par région et par catégorie d’agglomération. Cette enquête comportait 16 questions pour une durée moyenne de 10 minutes.

Voir la note "A quoi servent les entreprises?", op. cit

 

A- Une perception qui demeure assez hétérogène

 

Le premier enseignement de l’enquête est que les Français ont plutôt confiance dans les entreprises, puisque 71% d’entre eux déclarent avoir une bonne image de l’entreprise.

L’entreprise est reconnue comme un lieu où l’on ne se contente pas de produire des biens et des services, puisque 3 Français sur 4 reconnaissent que l’entreprise est un lieu de formation, de création, d’innovation et de transmission, et même plus, puisque 56% des sondés affirment que l’entreprise est un lieu d’épanouissement personnel. Par ailleurs, lorsqu’on limite l’enquête aux travailleurs salariés, on observe que la relation de ceux-ci avec l’entreprise dans laquelle ils travaillent est très positive : 76% des salariés ont une « bonne image » de leur lieu de travail, 21% ont une « très bonne image », et la fierté d’appartenance à l’entreprise est une réalité (7 salariés sur 10 sont fiers d’appartenir à leur entreprise). Si les Français évoquent une telle fierté, c’est pour trois raisons majeures : la performance de l’entreprise (23%), la qualité des relations humaines (22%), et l’utilité de l’entreprise (21%) qui donne du sens à leur travail. Deux-tiers des salariés adhérent à la stratégie de leur entreprise, et ils sont encore plus nombreux  (74%) à faire confiance à leurs dirigeants pour améliorer les choses dans l’entreprise.

Cependant, la confiance globale que les Français ont dans l’entreprise doit être nuancée pour plusieurs raisons.

En premier lieu, l’image de l’entreprise, si elle est globalement satisfaisante, demeure toutefois fragile puisque 8% seulement des sondés ont une « très bonne image de l’entreprise » alors que 63% n’en ont qu’une « assez bonne image » (l’ensemble constituant les 71% que l’on vient d’évoquer).

Le deuxième point à considérer est que l’opinion de la population interrogée est clivée selon les groupes socioprofessionnels. Les catégories sociales supérieures ont une bien meilleure image de l’entreprise (artisans, commerçants, chefs d’entreprise :79% ; cadres et professions intellectuelles supérieures : 76%) que les catégories populaires (employés : 68% ; ouvriers :62% ; chômeurs : 48%). Dans les catégories supérieures, on affiche à l’égard de l’entreprise la confiance, l’attachement et l’enthousiasme, alors que l’on trouve beaucoup plus de méfiance, voire de colère, chez les catégories sociales moyennes et populaires. Le clivage s’opère aussi selon l’âge : 35%  des 15-17 ans sont « enthousiastes » à l’égard de l’entreprise alors que les plus âgés s’y déclarent seulement « attachés » (29% chez les 50-64 ans et 34% chez les 65 ans et plus).

Enfin, dernier point, la qualité de l’image de l’entreprise dépend de la taille de celle-ci. Les TPE et les PME ont une excellente image (90% de « bonne image » et 31% de « très bonne image »), mais les Français sont beaucoup plus critiques à l’égard des grandes entreprises : 44% seulement ont une « bonne image », 55% ont une « mauvaise image », et 21% une « très mauvaise image ».

 

B- Et  un rôle sociétal diversement apprécié

 

Si les Français reconnaissent à l’entreprise un rôle fondamental dans la création des richesses, le rôle de celle-ci dans la production de l’intérêt général est encore assez méconnu.

En ce qui concerne « l’amélioration des choses dans la société », les Français comptent d’abord sur eux-mêmes (56%), puis sur les acteurs publics que sont l’Etat (39%), l’école (31%), et les élus locaux (26%). Et quand on rentre dans le détail des domaines d’action, si les sondés comptent avant tout sur l’entreprise pour agir sur l’emploi, l’innovation, l’amélioration des conditions de travail, l’insertion des jeunes dans le marché du travail et la création de richesses, en ce qui concerne la sphère régalienne, mais aussi dans les domaines sociétaux comme la laïcité, la réduction des inégalités, l’égalité hommes-femmes ou encore l’intégration des personnes les plus vulnérables, c’est sur l’Etat que l’on compte en priorité. Quant à la protection de l’environnement et la lutte contre les discriminations, les Français pensent que c’est avant tout l’affaire des citoyens, aidés dans cette action par des organismes publics et associatifs (47%  pensent que la protection de l’environnement dépend des citoyens, 41% l’Etat et 31% les associations ; 42% pensent que la lutte contre les discriminations dépend des citoyens, 41% l’Etat, et 33% l’école), mais pas vraiment celle de l’entreprise.

Néanmoins, l’impact des entreprises sur les parties prenantes est pleinement reconnu. Une très large majorité des Français estime que les entreprises ont un fort impact sur les investisseurs (83%), les fournisseurs (81%), les consommateurs (79%), les salariés (78%), les quartiers, villes et régions (73%), et même sur les citoyens dans leur ensemble (62%), et cet impact est jugé majoritairement positif pour l’ensemble des parties prenantes.

Un autre point important à considérer est que la feuille de route que les Français pensent pouvoir donner aux entreprises s’inscrit pleinement dans la problématique de la RSE. En effet, parmi les 5 actions que les Français souhaitent que les entreprises mettent en œuvre en priorité, on trouve la formation des salariés aux compétences de demain (72%), le partage plus équitable des profits entre les dirigeants, les salariés et les actionnaires (67%), la facilitation de l’insertion des jeunes dans l’entreprise (65%), la promotion de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes (61%), l’augmentation de la place des salariés et de leurs clients dans les instances de gouvernance de l’entreprise (55%). En ce qui concerne plus précisément le partage équitable des profits, il est à noter que les Français sont favorables à 92% au projet gouvernemental de généraliser à toutes les entreprises les dispositifs d’intéressement et de participation. Ils apprécient aussi à une grande majorité (88%) l’idée de redéfinir la finalité de l’entreprise dans le Code civil en intégrant des dimensions liées à la promotion de l’intérêt général.

 

 

Conclusion

 

Pendant longtemps, le discours sur la RSE de l’entreprise a été assez défensif, visant à répondre aux critiques opposées de ceux qui pensent que le capitalisme est par essence destructeur et donc opposé à toute notion de bien commun, et de ceux pour qui l’entreprise ne peut avoir d’autres objectifs que sa valeur actionnariale (modèle shareholder). La nouveauté est que ce discours est maintenant plus offensif, affirmant que l’entreprise est la mieux placée pour œuvrer en faveur du bien commun. Comme le dit Antoine Frérot (op cit.), « toutes les réponses aux inquiétudes exprimées par les Français sur l’évolution de leur niveau de vie, de leur employabilité, de leur cadre de vie et de l’environnement ne viendront pas de la puissance publique ; une grande partie de la solution vient déjà -et viendra de plus en plus- des entreprises ». Cette analyse est relayée par Pierre-Yves Gomez, fondateur de l’Institut français de gouvernement des entreprises, qui s’oppose à une idéologie assez répandue selon laquelle la démarche RSE des entreprises aurait avant tout une fonction idéologique destinée à masquer des pratiques suspectes comme l’évasion fiscale ou la pollution des sites, en soutenant la thèse selon laquelle il n’est pas contradictoire pour les grandes entreprises mondiales d’œuvrer pour le bien de la planète et de la polluer en même temps : c’est le signe d’une recomposition de la gouvernance mondiale où la prise de responsabilité écologique et sociale des entreprises augmente en même temps que s’accroît leur taille.

Une telle approche, si elle ne suscite pas encore comme on l’a vu une adhésion pleine de la part de tous les  Français, rencontre maintenant en revanche un appui important du pouvoir politique : selon le président de la République, la capacité de l’entreprise à produire du bien commun est la justification de l’inversion à son profit de la hiérarchie des normes juridiques dans la négociation sociale.

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