La démocratisation du transport aérien sous l’œil du sociologue : mythe ou réalité ?

Auteur : Yoann Demoli, Maître de conférences, Directeur du département de sociologie et de géographie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Introduction

Qu’il s’agisse d’articles de presse, de rapports officiel, de questions parlementaires ou bien des discours des professionnels du transport aérien, le constat semble partagé : le transport aérien connaîtrait une forte massification ces trente dernières années.

C’est un exemple parmi d’autres de prénotions diffusées dans le monde social, que les sociologues ont pour objectif de discuter, à partir de l’analyse rigoureuse de données d’enquêtes.

À partir des données des enquêtes nationales transports (ENT) menées en 1974, 1981, 1993 et 2007, nous pouvons attester et qualifier cette prétendue banalisation. Ces enquêtes interrogent un échantillon représentatif des individus vivant en France, en leur demandant notamment s’ils ont pris, ou non, l’avion au cours de l’année précédente. Grâce à cette question, ainsi qu’aux caractéristiques des enquêtés, nous pouvons mieux décrire qui sont les groupes sociaux qui prennent l’avion ; dans quelle mesure leurs chances d’y recourir ont augmenté ou diminué ; quels sont les usages qui caractérisent les différents groupes sociaux.

Afin de répondre de façon méthodique à la question, on emprunte à la sociologie de l’éducation la distinction entre démocratisation quantitative (tous les groupes sociaux prennent davantage l’avion, avec des écarts proportionnellement inchangés) et une démocratisation qualitative (les groupes sociaux les plus populaires le prenant de plus en plus, relativement aux groupes les plus favorisés).

Une démocratisation en trompe l’œil

Indéniablement, les chances de recourir au transport aérien ont largement augmenté depuis les années 1970. Selon les différentes ENT, en 1974, 5,5 % des enquêtés ont pris l’avion au cours des deux années précédentes ; en 1993, ce sont 16,8 % des Français qui sont montés, au moins une fois au cours de l’année écoulée, dans un avion. En 2008, ce taux atteint 22,2 %. La banalisation du transport aérien est à la fois plus ancienne qu’on ne le pense et connaît récemment plutôt une décélération qu’une accélération.

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Le taux de recours pour les différentes catégories socioprofessionnelles connaît des allures semblables en 1974, 1993 et 2008 : la hiérarchie des écarts entre les catégories sociales demeure pérenne tout au long de la période. On remarque cependant que, si l’ordre des écarts reste inchangé, l’ampleur des écarts s’amenuise : certains groupes, comme celui des agriculteurs, des artisans et commerçants, des employés, des ouvriers, des inactifs ainsi que des étudiants ont connu une forte progression de leur taux d’usage du transport aérien. Si les cadres étaient dix fois plus nombreux que les ouvriers, proportionnellement, à prendre l’avion en 1974, ce ratio diminue à 5 en 2008, ce qui amène à penser une forme de démocratisation qualitative. Cadres supérieurs, professions intermédiaires, indépendants et étudiants restent malgré tout les groupes les plus susceptibles d’utiliser l’avion comme moyen de transport.

Figure 1. Taux d'accès au transport aérien selon la catégorie sociale en 1974, 1993 et 2008.

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Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1993 et 2008

Diffusion des voyages de loisirs et différenciation des pratiques

Où voyage-t-on et pourquoi ? Existe-t-il une différenciation sociale des destinations et des motifs du voyage en avion selon les catégories sociales ?

Figure 2 – Motif des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008.

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Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1981, 1993 et 2008

Notons tout d’abord que les destinations des voyages font écho aux transformations de l’offre des transporteurs : la France est ainsi une destination fréquente au début des années 1970 puis perd de l’influence jusque dans les années 1990 où les compagnies low cost, privilégiant les courts et moyens courriers, font concurrence aux chemins de fer, dont le coût va, par ailleurs croissant (Dobruzskes, 2013 ; Finez, 2014). Un autre constat est remarquable : les destinations des cadres supérieurs et des professions intermédiaires apparaissent relativement variées tout au long de la période. Pour les salariés les moins qualifiés, ouvriers et employés, l’Afrique est une région de destination particulièrement privilégiée – souvent liée à un retour au pays d’origine, chez des proches, ou bien dans une résidence secondaire.

Le voyage professionnel devient progressivement minoritaire, alors que le voyage pour loisirs devient la forme majoritaire du voyage aérien. Seules deux catégories, en 2008, ont un usage intense du voyage de travail – les professions intermédiaires et les cadres supérieurs. Ce voyage professionnel, qui concerne en France désormais presque exclusivement les salariés les plus qualifiés, apparaît ainsi de plus en plus distinctif, montrant une certaine forme de polarisation. Face à ce voyageur professionnel, auquel est symboliquement attaché un statut supérieur au voyageur privé, le touriste est défini par opposition comme l’« idiot du voyage » (Urbain, 2002). À cette différenciation symbolique, s’ajoute une concentration auto-entretenue de la mobilité de ce groupe. Les programmes de fidélité des compagnies aériennes, développées dès 1981 par American Airlines, augmentent la mobilité des plus mobiles (Gössling & Nilsson, 2010 ; The Economist, 2005).  Dans un paradoxe que l’on retrouve aussi pour la mobilité automobile, subventionnée par l’employeur et l’État pour les salariés les plus qualifiés mais coûteuse pour les plus populaires (Demoli, 2015a), le coût de la mobilité aérienne est ainsi amoindri pour les groupes les plus favorisés.

Figure 3 - Destination des voyages en avion pour les cadres, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers en 1974, 1981, 1993 et 2008.

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Source : Enquêtes nationales transports 1974, 1981, 1993 et 2008

Multiplication des voyages ou multiplication des voyageurs ?

Alors que le nombre de passagers aériens se multiplie, les propriétés sociales des voyageurs gardent une certaine pérennité. Ce constat statistique paradoxal s’explique par l’argument suivant : la massification (ou démocratisation quantitative) dissimule en réalité une intensification de la mobilité des plus mobiles, une multiplication des voyages plutôt que des voyageurs.

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Les données fournies par les ENT réalisées en 1981, 1993 et 2008 nous permettent de tester l’existence d’un tel mouvement de concentration, en élargissant le champ de l’enquête à l’ensemble des déplacements de longue distance. Pour ce faire, au sein de chaque enquête, nous utilisons les données des voyages de longue distance (plus de 80 kilomètres) réalisés par les individus, tous modes de transports confondus. Nous construisons un indicateur de concentration, qui revêt la forme d’un coefficient de Gini et d’une courbe de Lorenz, dont nous pouvons observer l’évolution au fil du temps à la figure 4.

Figure 4. Courbes de Lorenz de la distance cumulée des longs déplacements en 1981, 1993 et 2008.

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Source : Enquêtes nationales transports 1981, 1993 et 2008

Champ : Ensemble des individus ayant renseigné au moins un long déplacement.

Note de lecture : La bissectrice indique une situation, fictive, de distribution égale des déplacements au sein de la population. La courbe composée de tirets, la courbe grise et la courbe noire renvoient respectivement aux années 1981, 1993 et 2008.

En 1981, le coefficient de Gini est de 0,51 ; en 1993, 0,65 et en 2008, il atteint 0,69.

L’évolution de ces indicateurs confirme bien un mouvement de concentration des déplacements de longue distance auprès d’une minorité d’individus – le coefficient de Gini diminuant continûment à chaque période, montrant une concentration de plus en plus prononcée. En 1981, les 10 % des individus les plus mobiles (dont 8 sur 10 avaient pris au moins une fois l’avion) parcouraient un peu plus de 30 % du volume de la mobilité de longue distance parcourue par les Français ; en 1993, cette population cumule plus de la moitié de la mobilité de longue distance. En 2008, enfin, les 10 % des Français les plus mobiles voyagent 60 % de l’ensemble des kilomètres réalisés par les Français pour leurs voyages.. Si l’ensemble des moyens de déplacement de longue distance (automobile, voie ferrée et transport aérien) sont de plus en plus utilisés par les ménages, cette diffusion ne s’accompagne pas d’une répartition plus égale des mobilités des uns et des autres, mais prend plutôt la forme d’une polarisation.

Conclusion

Si l’on repère bel et bien un mouvement fort de massification du transport aérien, cette banalisation ne semble s’entendre qu’à la marge comme une démocratisation qualitative, tant les chances sociales d’accès connaissent des écarts qui restent assez stables entre les différents groupes. A fortiori, une analyse plus fine des usages semble plutôt indiquer une démocratisation ségrégative, opposant des groupes utilisant le transport aérien de façon irrégulière et ponctuelle à d’autres qui y recourent de façon intensive et régulière.

Il convient de souligner que les inégalités n'opposent pas seulement ceux qui prennent l'avion à ceux qui ne le prennent pas. Elles concernent aussi l'ensemble du public, tant les externalités du transport aérien sont importantes. À l'échelle locale, les externalités négatives des aéroports sont particulièrement élevées pour les riverains qui sont inégalement dotés pour en contester les nuisances – comme le montre l'exemple de l'aéroport de Bruxelles, analysé par Frédéric Dobruszkes (Dobruszkes, 2007). À l'échelle de la planète, les externalités de l'aviation civile sont particulièrement fortes - Lucas Chancel reporte ainsi que l'avion concentre 10 % des émissions du dernier décile (Chancel, 2014). Tout comme pour les externalités propres au transport automobile (Demoli, 2015b), les externalités environnementales dues à l’aviation civile sont inégalement distribuées dans l’espace social.

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