L’Inde « pharmacie du monde » : rupture de stock et d’influence ?

Les médecins et les responsables logistiques des hôpitaux hurlent les faits depuis plusieurs années : nous sommes devenus trop dépendants des productions de médicaments hors d’Europe. L’UE ne produit que 20% des médicaments qu’elle consomme. D’où viennent les autres ? 43% des médicaments génériques et 60% des vaccins utilisés dans le monde sont produits en Inde. 70% du marché de l’hydroxychloroquine, utilisé contre les rhumatismes et le paludisme, produit-miracle potentiel vanté par le docteur Raoult, est lié aux usines indiennes. Mais les trois-quarts des principes actifs nécessaires à leur confection viennent de Chine. La chaîne logistique est bien rodée : la Chine fournit des principes actifs à l’Inde, qui les transforme en produits finis et les exporte. Où la Chine produit-elle ces principes actifs ? En grande partie dans le Hubei, dont la capitale est Wuhan, épicentre de la pandémie de Covid-19. Une ville qui n’est sortie momentanément du confinement que le 8 avril dernier. Donc lorsque le 3 mars le premier ministre indien Narendra Modi a suspendu la vente d’un grand nombre de ses productions médicamenteuses (antibiotiques, antiviraux, paracétamol), le niveau de stress mondial a bondi.

L’impossible confinement

Le 24 mars 2020, trois semaines plus tard, Narendra Modi a donné 4 heures aux 1.38 milliards d’habitants du pays pour se confiner. Des centaines de millions de personnes se sont précipitées dans les gares pour rejoindre leurs familles dans les villages ruraux. La police indienne a eu la main lourde face à ce que certains comparent aux transferts de population de l’indépendance (1947). De fait, innombrables sont ceux qui n’ont jamais atteint leur destination : la fermeture des frontières intérieures des 29 États a exacerbé ce chaos. Un chaos dont Arundhati Roy s’est faite l’écho dans La pandémie, portail vers un monde nouveau (coll. Tracts de crise, Gallimard, 8 avril 2020) : « les chaînes d’approvisionnement sont rompues, les médicaments et les fournitures essentielles se raréfient. Des milliers de camionneurs sont immobilisés le long des autoroutes, avec un accès limité à la nourriture et à l’eau potable. Les récoltes prêtes à être moissonnées pourrissent sur pied. La crise économique est là, la crise politique se poursuit ». Près de 90% de la population active indienne dépend de l’économie informelle. Le 28 mars, l’éditorial de The Economist écrivait : « Les gouvernements peuvent dire aux populations de ne pas se rendre au travail, mais si cela signifie qu’elles ne pourront pas nourrir leurs familles, elles iront malgré tout. Et si elles en sont empêchées, elles se révolteront ».

Notre capacité à répondre à nos propres besoins en médicaments dépend donc pour l’instant de la capacité de l’Inde à apaiser ses tensions intérieures et à reprendre sa production. Le 7 avril, sur pression américaine qui lui achète 30.4% de sa production, et sur pression européenne qui compte en jours ses réserves, Narendra Modi a annoncé la réouverture des frontières pour les exportations de médicaments. Mais comment les 2.7 millions de salariés indien du secteur pharmaceutiques peuvent-ils reprendre efficacement le travail dans les 10.000 entreprises (mal) répertoriées ? Le confinement, initialement prévu pour durer du 25 mars au 14 avril, est comme ailleurs dans le monde plutôt destiné à être prolongé jusqu’à une baisse significative du nombre de cas et de décès. Le 11 avril, les représentants des États fédérés et des agences sanitaires ont plaidé pour une prolongation du confinement. Pas assez de masques, pas assez de tests. Trop de dangers de vivre des regroupements massifs, trop de refus de confinements ou de gens qui quittent leurs lieux de confinement faute de conditions décentes pour y survivre.

Un système de santé très faible

Dans une note pour l’Institut Montaigne, le 24 mars dernier, le politologue Christophe Jaffrelot (CERI/Sciences-Po) dressait une liste des dangers structurels qui rendent l’Inde vulnérable à la pandémie: les densités urbaines et rurales (850 hab/km2 dans les zones agricoles), la promiscuité (30% des urbains en bidonvilles), l’hygiène (55% de foyers n’ont pas d’accès direct à l’eau), les rassemblements de masse, maintenus pour raisons religieuses, et liés à un pandémo-scepticisme entretenu par nombre de leaders hindouistes, et le nombre de malades cœur de cible du coronavirus (6% de diabétiques). De fait, les mobilités sont une des causes de l’expansion de la pandémie, mais l’état du système de santé en aggrave les effets. 51% des lits d’hôpitaux sont gérés par un secteur privé accessible seulement aux 20% d’Indiens appartenant à la classe moyenne. L’Inde compte 1 lit d’hôpital pour 2000 habitants. 12 fois moins que la France. 1 médecin pour 1250 habitants, 4 fois moins que la France. Malgré la jeunesse indienne, qui rend le pays moins vulnérable que les Occidentaux, c’est 80 millions de malades qui devraient avoir à se partager 710.000 lits. Christophe Jaffrelot conclut ainsi : « il est très probable que le système de santé indien soit très rapidement confronté à un afflux massif de malades qu’il n’aura pas les moyens de traiter ».

Lutter contre la pandémie : quels moyens intérieurs ?

L’Inde va avoir besoin d’argent. Son taux de croissance s’est effondré en 2019, passant de 8 à 4.7% de croissance. Les réserves bancaires sont faibles. La banque publique State Bank of India s’est précipitée, le 8 mars, pour acheter 49% des actions de la première banque en ligne indienne, la Yes Bank, après avoir dû, l’an dernier, renflouer le premier financier des infrastructures de transport, IL&FS. Paradoxalement, cette faiblesse financière n’altère pas l’image de Narandra Modi. En 2019, le même Christophe Jaffrelot publiait un portrait de L’Inde de Modi, sous-titrée National-populisme et démocratie ethnique (Fayard, 2019). Il y brosse un portrait de ce chantre d’une « hindouisation aux multiples facettes », partisan d’une idéologie nationaliste fondée sur l’appartenance à la culture hindoue et agressive vis-à-vis des minorités chrétienne et musulmane, s’appuyant sur des milices populaires et prompte à considérer toute opposition politique comme une atteinte à l’identité hindoue. Mais comment peuvent réagir ses partisans ? L’inflation est passée de 2% à 7% en 2019, les prix des denrées alimentaires a augmenté et la baisse de la consommation des ménages a atteint jusqu’à 8.8% dans les campagnes. La paupérisation est en marche dans les espaces ruraux, qui dépendent d’autant des renvois financiers de ceux partis trouver de quoi survivre dans les villes. Le confinement est pour ces ruraux une catastrophe. Ils formaient en 2018 les deux tiers de la population indienne. L’État collecte mal les impôts, les collectivités locales et régionales croulent sous les dépenses : l’Inde est le pays des BRICS dont les collectivités sont les plus endettées. Pas le moment de dépenser dans la santé, qui ne coûtait déjà que 3.7% des dépenses publiques indiennes.

Mais les Indiens pourront-ils survivre ? Les deux tiers des Indiens sont ruraux. L’agriculture emploie 55% des actifs, mais pour seulement 16% du PNB. Les politiques rurales des années 1960-1980, les révolutions verte (engrais, chimie agricole) et blanche (bétail et production laitière) ont permis de nourrir la population indienne mais aggravé les inégalités d’accès à la terre. 70% des agriculteurs indiens ne possèdent que moins d’un hectare et sont confrontés aux problèmes d’eau (pollution des nappes phréatiques) : ce phénomène expliquait une partie de l’exode rural auquel le confinement a mis fin. S’agit-il de créer des entreprises ? La bureaucratie et la corruption freinent les investissements étrangers, pourtant attirés par l’Inde à la suite de l’essor chinois. Le 26 mars, un plan de 21 milliards d’euros a été annoncé : aides financières aux agriculteurs, assistance financière aux plus de 60 ans, un quart du salaire des employés de PME financé par l’État, augmentation du soutien aux populations rurales et des rations alimentaires données aux plus pauvres. Nombreuses sont déjà les critiques, indiquant que l’État n’a pas les moyens financiers de ces aides. L’État indien n’a finalement que très peu de moyens intérieurs pour lutter efficacement contre les effets économiques du coronavirus, que le confinement devrait aggraver.

Tensions intérieures, isolement extérieur

La réponse peut-elle être politique ? Le détournement identitaire est une spécialité de Narandra Modi. En août 2019, l’abolition du statut d’autonomie du Cachemire indien a provoqué de violentes manifestations de part et d’autre de la frontière avec le Pakistan. La loi sur la citoyenneté a depuis réservé le statut de réfugié aux non-musulmans, provoquant des manifestations et contre-manifestations massives et mortifères. En février l’expression « virus chinois » a accentué le discours nationaliste en matière de santé. Pour certains gourous hindouistes proches du pouvoir, le bon hindou ne peut pas attraper une maladie venue de l’étranger. Au même moment, l’Inde a relevé ses droits de douane sur les produits liés  la téléphone mobile et au e-commerce.

En réponse, mi-mars, Jack Ma, le leader d’Alibaba, l’Amazon chinois, a annoncé envoyer 210.000 kits de tests à tous les pays d’Asie du sud… sauf à l’Inde. Si la « pharmacie du monde » ferme ses portes, le monde entier aura du mal à guérir.

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