Une brève histoire de l'économie, Daniel Cohen (2023)

Daniel Cohen

Mots-clés :  Bonheur, Croissance, Loi de Malthus, Paradoxe d’Easterlin.

 

Résumé

La loi de Malthus n’est plus le moteur des sociétés humaines. Elle a été remplacée par le paradoxe d’Easterlin qui montre que la richesse ne semble pas toujours s’accompagner du bonheur. Face à la quête effrénée de la croissance qui anime encore nos sociétés développées, un nouveau virage est maintenant indispensable, qui fasse passer de la quantité à la qualité.

L’ouvrage

La croissance économique est la religion du monde moderne. Elle est la promesse d’un progrès permanent. Aujourd’hui, malgré la forte progression des niveaux de vie dans les pays développés, la prospérité matérielle demeure plus que jamais la quête des sociétés modernes. Pourtant, un grand économiste comme Keynes annonçait à son époque que le « problème économique » serait bientôt réglé, comme l’avait été, un siècle auparavant, le problème alimentaire. Extrapolant le rythme de la croissance industrielle, Keynes annonçait qu’en 2030 les hommes pourraient travailler trois heures par jour et se consacrer aux tâches vraiment importantes : l’art, la culture, la métaphysique…

Hélas, la culture et la métaphysique ne sont pas devenues les questions majeures de notre époque. La prospérité matérielle est plus que jamais la quête des sociétés modernes, en dépit du fait que celles-ci soient devenues environ six fois plus riches qu’à l’époque où Keynes écrivait. C’est que l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) n’a pas mesuré l’extraordinaire aveuglement du désir humain, prêt à tout sacrifier lorsqu’il s’agit de trouver sa place dans le monde. Peut-on échapper à cette malédiction ? Pouvons-nous relever le défi climatique sans devoir passer par le chaos ?

Un nouveau virage est désormais indispensable, à l’instar de la transition démographique qui nous a mené d’un « équilibre de haut niveau » à un « équilibre de bas niveau », pour passer maintenant de la quantité à la qualité. Et face à cet immense défi, Homo economicus est un bien pauvre prophète. Et ce n’est pas sa métamorphose en un Homo numericus obsédé par la consommation et par son ego, condamné à vivre dans un monde sec et de plus en plus privé d’idéal, qui apportera la solution.

Il nous faut désormais parier sur la capacité d’adaptation de l’être humain, et remettre en cause l’idée que la compétition suffira à organiser le monde. Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il est indispensable de redonner vie à la seconde, en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en réinventant la coopération internationale. Comme le dit si bien Daniel Cohen, « à notre tour de repenser l’idée que nous nous faisons d’un monde en harmonie avec lui-même, qui nous fasse sentir l’avant-goût du bonheur et de la paix ».

Voir la note de lecture du livre de Daniel Cohen « Le monde est clos et le désir infini »

I-  De la révolution industrielle à l’âge d’or

Quelque soient les progrès réalisés par les civilisations humaines, jusqu’à une date relativement récente, on vérifie la loi de Malthus, à savoir que la pression démographique annule irrésistiblement le bénéfice des progrès réalisés. La loi de Malthus a valu à l’économie d’être appelée la « science sinistre «  (The dismal science). En effet, pour les penseurs des Lumières, tel Condorcet en France, la misère résulte d’un mauvais gouvernement. Malthus veut montrer l’inverse : le bon gouvernement, en agissant pour la paix, la stabilité ou encore l’hygiène publique, se transforme en malédiction parce qu’il favorise l’expansion démographique, et finalement la misère due à la prolifération des hommes. Au contraire, la guerre, la violence, la mauvaise vie, cassent l’expansion démographique, et permettent à ceux qui survivent de mieux vivre.

La révolution industrielle change tout. La Grande-Bretagne à la fin du XVIIIème siècle appuie sa croissance sur quelques secteurs de pointe, à savoir le textile, la sidérurgie, puis les constructions navales et mécaniques, en trouvant des débouchés par les exportations. Sur le continent, en France, l’évolution est plus lente. Le machinisme progresse graduellement, mais au bout du compte, un siècle plus tard, la société industrielle a remplacé la société rurale. Il faut noter cependant qu’à l’époque les technologies nouvelles n’ont guère d’applications dans le monde agricole. L’Angleterre résiste au choc démographique de la première phase de la transition (baisse de la mortalité liée à la disparition des « trois fléaux » que sont les famines, les épidémies et les guerres), et qui fait passer la population de 7 millions en 1701 à 8,5 millions en 1801 et à 15 millions en 1841, en important des produits agricoles en échange des produits industriels (voir la théorie de Ricardo sur l’échange international).

Si les progrès de l’agriculture apparaissent vraiment à la fin du XIXème siècle avec le tracteur et les engrais, l’âge d’or de la croissance arrive cependant après la seconde guerre mondiale, parfaitement décrit par Jean Fourastié en 1979 dans « Les Trente glorieuses ». En 1946, dans un village du Quercy, Douelle, la vie est encore traditionnelle. L’alimentation fournit les trois quarts de la consommation totale (composées pour moitié de pain et de pommes de terre), et on vérifie la loi de Engel : l’essentiel du budget des ménages est consacré à l’alimentation et à l’habillement. Trente ans plus tard, dans le même village, la productivité du travail agricole est douze fois plus forte. Cette hausse de la productivité explique la transformation d’une société où l’essentiel des ressources est de plus en plus réservé à la consommation de services. D’où la conclusion tirée par Fourastié : le monde moderne ne se résume pas au passage d’une société rurale à une société industrielle, mais tend vers l’avènement d’une société de services : « Tout se passe comme si le travail humain était en transition de l’effort physique vers l’effort cérébral » (Le Grand Espoir du XXème siècle, 1948).

Voir la synthèse sur « La transition démographique »

II- Le nouveau capitalisme

A partir des années 1980 apparaît un nouveau capitalisme qualifié d’actionnarial. Les actionnaires prennent la main sur la conduite des affaires, et l’activité des entreprise se réduit à leur cœur de métier, le reste étant laissé au marché (c’est ce que l’on appelle « l’externalisation des tâches »). Dans ce nouveau monde productif, on assiste à une forte augmentation des inégalités. Thomas Piketty a ainsi pu montrer qu’en 50 ans, la moitié inférieure de la population a vu fondre sa part dans le revenu  national, passant de 20% à 10% du total. Pendant la même période, le 1% le plus riche faisait le chemin inverse : sa part passait de 10% à 20%. Cette poussée des inégalités tranche spectaculairement avec les années d’après-guerre au cours desquelles la croissance du pouvoir d’achat a été quasiment identique à tous les étages de la société.

Ce nouveau capitalisme donne aussi un visage différent à la mondialisation. Dans la logique de Ricardo, un nouveau partage des tâches entre les pays riches et les pays pauvres se dessine : la fabrication des produits industriels pour les uns (les pauvres), leur conception en amont et leur commercialisation en aval pour les autres (les riches). L’exemple de Nike donne un bon aperçu de cette nouvelle division internationale du travail. Un objet comme l’ « Air Pegasus » coûte autant à fabriquer comme objet social que comme objet physique. Les dépenses de promotion faites par Nike sont équivalentes à celles de sa fabrication en Indonésie. L’histoire de la Chine illustre bien cette mutation du capitalisme moderne : c’est le formidable exemple d’un pays qui fut longtemps le plus puissant du monde, puis parmi les plus pauvres, et qui redevient l’un des plus riches. La stratégie chinoise, profondément inspirée par celle du Japon, se résume à trois axes majeurs. Le premier volet a consisté à doper ses exportations, en profitant d’un coût du travail relativement faible. Le deuxième volet tient à une éducation intensive lancée dès le milieu des années 1950. Le troisième volet réside dans un taux d’épargne très élevé, proche de 50%, ce qui permet de financer des investissements à un rythme effréné et d’engranger des réserves extérieures considérables.

Troisième aspect de ce nouveau capitalisme : l’émergence de la révolution numérique qui donne à la société de services le moyen de gagner en productivité. A son époque, en annonçant le passage de la société industrielle à la société de services, Fourastié annonçait aussi l’arrivée d’un monde sans croissance. Selon lui, les emplois de services butent sur l’absence de gains de productivité. Or, la révolution numérique permet justement d’ « industrialiser la société post-industrielle, en réduisant au maximum le coût de l’interaction entre les humains. L’industrialisation des services imite le processus de rationalisation que l’on observe dans les usines, mais maintenant c’est le consommateur qui est « taylorisé ». On peut illustrer cela avec les centres commerciaux sans personnel qui sont déjà en place, ou encore dans la sphère de la médecine : il y a des algorithmes médicaux qui sont capables d’extraire d’une bibliothèque quasiment infinie de données et d’articles les éléments pertinents pour analyser tel ou tel symptôme ; les dermatologues savent déjà tirer parti des millions d’images analysées et diagnostiquées, ce qui leur permet de trouver immédiatement des références appropriées ; quant à la radiologie, l’intelligence artificielle permet dès à présent d’établir les premiers diagnostics. On pourrait de la sorte montrer que l’intelligence artificielle va s’appliquer bientôt à la plupart des secteurs d’activité. Les gains de productivité générés par l’intelligence artificielle peuvent ainsi être à l’origine d’une nouvelle phase de croissance économique.

Voir la note de lecture du livre de Michèle Debonneuil  « La révolution quaternaire »

III- Les défis à relever

Le premier défi est celui de la maîtrise de l’intelligence artificielle que l’on vient d’évoquer. Dans un certain nombre de domaines, les robots sont déjà plus performants que les humains. Par exemple, en matière de décisions de justice, de nombreuses études montrent que les décisions des juges sont affectées par un certain nombre d’éléments qui n’ont rien à voir avec leur travail (le jour de la semaine, le climat…). Face à ces erreurs ou imprécisions de jugement, les algorithmes offrent une alternative. C’est ainsi qu’une équipe de chercheurs du MIT a entraîné l’intelligence artificielle pour simuler des mises en liberté conditionnelle. Les résultats sont édifiants : les libérations sous caution prononcées par l’intelligence artificielle auraient réduit de 25%  le taux de criminalité. Plus encore, les chercheurs travaillent maintenant sur la reconnaissance des affects et leur simulation par des robots. A l’évidence, les champs d’application sont immenses, ne serait-ce que pour l’accompagnement de personnes âgées, seules ou malades...

Cela dit, l’intelligence artificielle risque aussi de faire naître un individu marqué par la crédulité et l’absence d’esprit critique. Dès aujourd’hui, le temps passé par les jeunes devant les tablettes et portables est considérable, et la vie psychique et affective s’en trouve altérée. Comme le disait si bien Marshall Mac Luhan, « Medium is message », et sur les portables, c’est le scroll (déroulement indéfini des écrans) qui nous enchaîne de manière addictive. Et la consultation compulsive des portables est déjà labellisée d’un terme célèbre : le FOMO ( Fear of missing out) qui exprime de la part des utilisateurs l’inquiétude lancinante (et inutile) de passer à côté de quelque chose. D’une manière générale, il semble bien que l’utilisation excessive des outils numériques augmente l’impulsivité, réduit la capacité d’attention, et appauvrit considérablement les relations humaines, bref qu’elle fasse craindre le spectre d’un « asservissement généralisé ».

Le deuxième défi à relever est le défi écologique. Jusqu’au XVIIIème siècle, l’humanité avait dépendu du soleil, du vent et de l’eau comme sources d’énergie. Tout change avec la révolution industrielle. La combustion des carburants fossiles et la déforestation ont considérablement accru la concentration de CO2. Or, le CO2 (et les autres Gaz  à effet de serre) bloque les infrarouges émis par la terre et laisse passer  les ultraviolets émis par le soleil. Il laisse donc entrer les radiations solaires, mais piège la chaleur qui en résulte, comme dans une serre. Depuis 1850, la température a augmenté en moyenne de 0,8°C. Même si on arrêtait totalement aujourd’hui l’émission de CO2, la température continuerait de croître de 0,5°C. Pour les scientifiques, une augmentation de 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels est la limite à ne pas dépasser, et elle sera très difficile à respecter. En effet, il faut pour cela transformer d’urgence le modèle énergétique et basculer vers des énergies renouvelables. Il faut changer nos habitudes alimentaires et donner beaucoup plus de place à la consommation végétale, bouleverser nos habitudes de transport en privilégiant le train et en repensant en conséquence l’organisation de l’espace. La transition exige aussi une réflexion sur les inégalités mondiales, puisque les 10% les plus riches émettent à eux seuls 40% du CO2 global, dont les deux-tiers proviennent des pays riches. Or, jusqu’à présent, les sociétés humaines ont montré une capacité étonnamment faible à se projeter dans le futur. Saura-t-on faire « machine arrière » pour inventer une croissance respectueuse de l’environnement ? 

Le troisième défi est la finalité de la croissance. En 1974, Richard Easterlin a publié une étude qui montrait qu’aucune modification du sentiment d’être heureux ne s’observait au cours du temps, en dépit d’un formidable enrichissement au cours de la période. C’est ce que les économistes appellent depuis « le paradoxe d’Easterlin ». Les Français sont plus riches en 1975 qu’en 1945, mais ils ne sont pas plus heureux. Pourquoi ?

L’explication la plus simple est que la consommation agit comme une drogue. La satisfaction que l’on tire d’un revenu élevé est importante, mais s’évapore rapidement. Mais cette explication ne rend pas compte du fait que les gens financièrement aisés sont toujours plus heureux que les autres. Du coup, il faut se  tourner vers une  autre explication qui est l’envie. On jouit de réussir mieux que les autres. La conclusion est claire : la croissance donne à chacun l’espoir de sortir de sa condition, de rattraper les autres. C’est l’amélioration de sa situation qui rend une société heureuse. Les sociétés modernes sont plus avides de croissance que de richesse, et mieux vaut vivre dans un pays qui s’enrichit, que dans un pays déjà riche qui stagne. 

Au bout du compte, c’est par une leçon de vie que se termine le livre de Daniel Cohen. Conformément aux enseignements de la philosophie antique (Epicure), il énonce que le bonheur n’est pas dans la possession de biens « extrinsèques » qui portent sur le statut et la richesse, mais dans la possession de biens « intrinsèques » qui sont l’affection des autres, l’amour, le sentiment d’avoir un but dans la vie. C’est donc en se libérant du poids d’accumuler des biens inutiles et en s’ouvrant aux autres tout en contrôlant nos envies que l’on peut trouver le bonheur. C’est là une conclusion qui nous éloigne des préoccupations habituelles des économistes. 

Voir le point d’actualité : « Changement climatique : quelle action mettre en place au niveau macroéconomique »

Voir la vidéo « L’intelligence artificielle : Avec ou contre nous ». Trois questions à Rodolphe Gelin et Olivier Guilhem.

Quatrième de couverture

Un véritable défi : une histoire de l’économie en 130 pages, par l’un des plus brillants esprits du XXIème siècle.

De la charrue au tout-numérique en passant par le krach écologique et le nouveau capitalisme financier, Daniel Cohen replonge dans les grandes étapes de l’histoire de l’économie et de la société. Revisitant son œuvre, il propose une réflexion sur la croissance économique qui est devenue la religion du monde moderne.

Quels sont nos réels besoins ? Pourquoi les Français sont-ils moins heureux que les autres ? Jusqu’où va notre faculté d’adaptation à un modèle économique ? Qu’est-ce que le bonheur intérieur brut ? Survivrons-nous à l’intelligence artificielle ?

Telles sont les questions brûlantes auxquelles répond, dans un langage accessible, ce livre qui mêle économie, histoire et anthropologie, et nous entraîne au cœur d’un fascinant voyage dans la compréhension du désir humain.

La prodigieuse synthèse d’une œuvre iconoclaste.

L’auteur

Agrégé d’économie, agrégé de mathématiques, normalien, Daniel Cohen, disparu en août 2023, a été professeur d’université, directeur  du département d’économie de l’Ecole normale supérieure, président et membre fondateur de l’Ecole d’économie de Paris, créateur du Cepremap. Il est l’auteur de plusieurs best-sellers dont, chez Flammarion, Richesse du monde, pauvretés des nations (1997), Nos temps modernes (1999), et aux éditions Albin Michel, La prospérité du vice (2009), Homo oeconomicus (2012) et Homo numericus (2022).

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