Le grand déclassement

Philippe d’Iribarne

Résumé

Les Français éprouvent aujourd’hui un réel mal-être au travail, qui provient en grande partie d’une « culture de l’honneur » ancrée dans l’histoire du pays, et notamment des valeurs « aristocratiques » issues de l’Ancien régime. Pour remédier à ce mal-être, il faut trouver une voie originale de gestion des ressources humaines et ne pas se contenter d’essayer d’importer des modèles de management issus du monde anglo-saxon, qui s’appuient sur des valeurs différentes.

L’ouvrage

Les Français éprouvent un mal-être au travail : ils ont un sentiment particulier d’être réduits à supporter un travail peu reconnu et vide de sens, une perception négative de ceux qui les dirigent, une opinion pessimiste de la mondialisation économique, et ils souffrent également d’un déficit de reconnaissance. Ce sentiment est nettement plus fort que ce que ressentent leurs homologues allemand, britanniques, ou américains.

D’où vient ce mal-être ? Pour certains analystes, il s’agirait de traits psychologiques particuliers, tels un degré de méfiance par rapport à l’avenir ou une résistance au changement plus marquée qu’ailleurs. Mais il est facile de montrer que ces traits ne se retrouvent pas de la même façon dans d’autres domaines de l’existence. Selon Philippe d’Iribarne, l’origine de ce mal-être provient de la rencontre de deux cultures : celle de l’honneur, qui date de l’Ancien régime, et qui accordait une place centrale à la distinction entre ce qui est « noble » et ce qui ne l’est pas, à l’attachement au « rang » et au refus de déchoir, et celle issue des Lumières, reposant au contraire sur une combinaison d’attachement à la raison et de revendication d’égalité. La forme de société qui est aujourd’hui la nôtre est le fruit de la rencontre entre ces deux cultures antagonistes, et elle est maintenant radicalement dénoncée au nom d’une vision beaucoup plus entière de l’égalité qui voue les distinctions de rang à tomber aux poubelles de l’histoire. L’attachement français à l’honneur est devenu suspect parce qu’il repose sur le culte de l’excellence, sur la volonté de se distinguer du commun, sur tout ce qui tranche avec la gestion routinière du quotidien, qui s’oppose radicalement à la multiplication des règles, à la standardisation, à la multiplication des outils de contrôle, bref au règne de la bureaucratie.

Pour échapper au marasme contemporain, et à la dérive qui rejette cette « logique de l’honneur » pour tout ce qu’elle doit aux valeurs aristocratiques, Philippe d’Iribarne affirme que la France ne doit pas prendre modèle sur les Etats-Unis, ou encore sur l’Europe du Nord, qui sont pleinement entrés dans la modernité, ont accepté la mondialisation, le règne du marché, et l’égalité bourgeoise. Selon lui, la vision française de l’honneur n’est pas liée à un temps particulier. Elle a traversé les époques, et à suite de l’Ancien régime, a profondément marqué la Révolution française, la révolution industrielle, fournissant le cadre dans lequel ont pu s’épanouir une aristocratie ouvrière, le système des grandes écoles, ou encore de la catégorie des cadres, qui se voulaient, à l’image des officiers, serviteurs d’une cause, et non d’un patron. Et c’est en redonnant vie à ce qu’elle a de meilleur que la France pourra affronter l’avenir avec sérénité.

L’ouvrage de Philippe d’Iribarne se propose de mieux comprendre le mal-être des Français, parce-que c’est en cernant bien les causes d’un phénomène que l’on trouve les solutions pour y mettre fin. Il rappelle tout d’abord la singularité du monde du travail et de l’entreprise, bien différent de celui que l’on trouve aux Etats-Unis et en Europe du Nord, et évoque les tensions propres à ce monde, ainsi que la façon dont il se renouvelle au cours du temps. Il considère ensuite la manière dont les transformations du contexte économique et social qui marquent notre présent sont vécues dans l’univers français. Il souligne enfin les efforts pour trouver des remèdes à cette dégradation du vécu au travail, et particulièrement dans les entreprises.

Voir la note de lecture du livre de Philippe d’Iribarne « L’épreuve des différences »

I- La singularité du monde du travail et de l’entreprise en France

La façon dont les Français ressentent leur vie au travail est fondée sur la rencontre entre une culture aristocratique, attentive au rang, à tout ce qui sépare le noble du commun, avec une idéologie égalitaire qui récuse toute différence de noblesse entre ceux qui occupent des positions différentes dans la société.

En France, le rôle que jouent les droits et devoirs spécifiques attachés à la place que l’on occupe dans la société est tel qu’il a traversé les bouleversements de l’histoire. Il caractérisait l’Ancien régime, où les nobles restaient « opiniâtrement attachés au préjugé qui interdisait aux gentilhommes le commerce et l’industrie «  (Alexis de Tocqueville, « Etat social et politique de la France », 1836), et même à l’intérieur de la bourgeoisie, dans laquelle existaient des distinctions infinies, liées au fait que les activités étaient jugées plus ou moins honorables. Et si le Révolution française a rejeté le rang lié au « sang », elle a conservé une attitude fort ambigüe à l’égard des rangs, des hiérarchies et des privilèges. La gloire, notion éminemment aristocratique, est restée une valeur cardinale, et si la noblesse a disparu en tant qu’institution, la distinction entre ce qui est noble et ce qui est « bas » a perduré dans un registre social, avec une tension permanente entre une loi qui proclame l’égalité de tous et des mœurs qui la refusent. Et de nos jours encore, la référence à un corps professionnel, à ses spécificités, à la grandeur des fonctions qui incombent à ceux qui en sont chargés, est omniprésente dans les multiples aspects de la vie des entreprises françaises. Mais dans une économie mondialisée, cette référence est singulière et sa rencontre avec les pratiques internationales de management fait question.

En effet, aux Etats-Unis, les rapports de travail sont plutôt marqués par une double référence : d’une part, ils sont inspirés par le modèle des rapports contractuels entre un fournisseur indépendant qu’est le salarié et son client qui est le supérieur, et d’autre part, les membres d’une entreprise se voient comme une communauté morale et celui qui la dirige a la charge de conduire ses membres sur la voie du « bien ». Ce modèle démocratique paraît aller de soi dans les Etats-Unis contemporains : chacun trouve normal de fournir à son supérieur le produit qui lui a été commandé tout en s’organisant librement, à la manière d’un producteur indépendant. Dans cette forme de relations, la précision des objectifs fixés à chacun, gage d’objectivité dans l’évaluation des résultats, et l’honnêteté (fairness) lors de cette évaluation sont essentielles. Les objectifs fixés à chacun doivent être clairement énoncés (clearly spelled out), et dès qu’il y a lieu de récompenser ou de sanctionner, les faits doivent être soigneusement établis (documented).

D’un autre côté, en Europe du Nord, et tout particulièrement dans la société allemande, l’esprit de compromis marque les rapports sociaux. Selon la formule de Troelsch (« Die deutsche Idee des Freiheit », 1910), « la liberté de l’Allemand est discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout ». Un tel esprit de compromis est très présent aussi aux Pays-Bas où les grèves sont quasiment inconnues. Les syndicats sont réalistes, et sont pris au sérieux par l’encadrement, qui a des réunions régulières avec ceux-ci. La « cogestion allemande », souvent célébrée, relève d’un même esprit.

Au contraire de ces modèles, la société française se caractérise comme on l’a vu plus haut par une place centrale accordée à la hiérarchie, au rang de chacun, avec une coopération des acteurs souvent délicate. Il est difficile d’accepter d’être dans une position jugée servile par rapport à ceux qui appartiennent à un autre corps professionnel. Et il n’est possible d’échapper à ce type de conflits que si des rapports personnels empreints de confiance s’établissent entre les représentants des fonctions en cause, ce qui rend très précaire la qualité de la coopération ainsi obtenue.

 

Voir la note de lecture du livre de Guy Groux, Michel Noblecourt, Jean-Dominique Simonpoli.

II- Des transformations vécues difficilement

Depuis plus d’un demi-siècle, l’organisation de l’économie en France comme dans les autres pays occidentaux met en avant les intérêts des consommateurs et les bienfaits d’une concurrence à l’échelle mondiale. Les effets de cette organisation sont particulièrement néfastes dans le contexte français. Aux Etats-Unis et en Angleterre, il est perçu comme légitime que les positions qui échoient à chacun soient déterminées par une compétition où le marché joue un rôle d’arbitre, à condition que cette compétition ne soit pas biaisée par l’existence de positions dominantes. De ce fait, il n’est pas choquant d’avoir un véritable marché du travail, fonctionnant selon les règles de la libre concurrence : une grande facilité à licencier et à embaucher, des salaires flexibles, la possibilité pour chacun de trouver preneur à sa valeur de marché. En France, le regard social est bien différent. Les emplois dans les services marchands sont volontiers taxés de « petits boulots », par opposition à de « vrais métiers ». Ils relèvent même pour certains d’une véritable « domesticité sociale » (Thomas Piketty, « Les créations d’emplois en France et aux Etats-Unis », Notes de la Fondation Saint-Simon, n°93, 1997). Et la flexibilité du marché du travail, dans l’univers français, est perçue comme conduisant à mettre les salariés dans une position peu honorable, analogue au serf de jadis, « taillable et corvéable à merci ». Il y a de nombreuses illustrations de cette lecture du monde. Par exemple, la loi El Khomri de 2016 a été souvent interprétée comme la remise en cause des « avantages acquis », accentuant la dépendance des salariés par rapport à leurs employeurs, sans qu’on insiste pour autant beaucoup sur ses avantages potentiels.

L’évolution du système scolaire et universitaire au cours de ces dernières décennies est aussi à la source de frustrations majeures dans une société où le niveau de diplôme obtenu définit largement la position qu’il est légitime d’occuper dans la société. Du fait du développement vertigineux de l’enseignement supérieur, très au-delà de la croissance du nombre de postes perçus comme dignes d’être occupés par les diplômés, un sentiment de déclassement et d’absence de reconnaissance professionnelle s’est installé chez de nombreux jeunes. L’intensité du déclassement dépend cependant du type de diplôme obtenu. Les jeunes entrant sur le marché du travail avec une licence générale en poche sont plus nombreux à occuper des emplois d’ouvriers et d’employés que les licenciés professionnels, et d’un point de vue subjectif ils ont aussi plus souvent le sentiment d’être employés en-dessous de leur niveau de compétence que les jeunes diplômés de licence professionnelle. On retrouve le même phénomène au niveau master.

En même temps, l’introduction d’outils « internationaux » de management a conduit à de grandes évolutions dans les rapports d’autorité. Au fil du dernier demi-siècle, les formes traditionnelles d’organisation du travail en France avec la place qu’elles accordaient au métier, dans un équilibre subtil entre l’autonomie de l’employé et l’autorité du dirigeant, se sont trouvées profondément bouleversées. Une image nouvelle du « manager » d’inspiration américaine s’est répandue, où on ne demande plus à celui-ci de connaître le métier de ceux qu’il dirige, mais de leur fixer des objectifs aussi précis et quantifiables que possible et d’évaluer leur travail en fonction du degré de réalisation de ces objectifs. Dans ce contexte, la mise en pratique de cette forme d’autorité associée au management par objectifs suscite de grandes frustrations ainsi qu’une contestation réelle. Par exemple, en mars 2021, devant un nouvel épisode de modernisation visant à supprimer le métier de préfet, les intéressés ont vivement réagi, faisant valoir la logique du métier : « Que resterait-il des garanties apportées à la collectivité nationale par la légitimité d’une sélection par concours, le sérieux d’une formation, les compétences nées de l’expérience, le sang-froid face aux positions changeantes du politique ? ».

L’homme du métier est également remis en cause par la progression de la bureaucratie et le renforcement du poids de la justice. Alors que la logique bureaucratique privilégie des règles qui s’imposent à tous, se méfiant des adaptations locales dont celui qui est dans l’action est le seul juge, la logique du métier privilégie l’intelligence des situations, telle que chacun les apprécie au cas par cas en son âme et conscience. Elle se méfie des règles générales et met sans cesse leur pertinence en question dans chaque cas particulier. L’allergie à la bureaucratie n’a rien d’étonnant, tant la logique de celle-ci est antagoniste à celle du métier. Quant à la justice, son intervention croissante menace elle aussi l’honneur du métier. Alors que l’honneur voit dans la prise de risque individuelle et collective les conditions d’une action féconde, la justice raisonne en termes de précaution, jusqu’à s’y référer comme à un principe sacré, sanctionnant ceux qui ont pris des risques quand les événements tournent mal. Au cours des deux dernières décennies, le hiatus entre ces deux logiques n’a fait que se creuser.

Voir la note de lecture de l’ouvrage d’Hervé Le Bras

III- Comment remédier à la dégradation du sens du travail ?

Le sentiment de dégradation du sens du travail trouve une bonne part de sa source dans le fonctionnement des entreprises, l’évolution des modes de délégation et de contrôle, le poids des procédures et de la bureaucratie, la sous-utilisation des compétences et des capacités d’initiative. Pour faire face à ces maux, des appels à une révolution du management fleurissent de manière continue, avec des progrès minces, car les voies proposées ne tiennent guère compte des attentes réelles de ceux dont il s’agit d’améliorer le sort.

Parmi les projets de renouvellement du management, celui qui parle d’entreprises « libérées » a actuellement le vent en poupe (Gilles Verrier et Nicolas Bourgeois « Faut-il libérer l’entreprise ? Confiance, responsabilité et autonomie au travail », Dunod, 2016). Mais la rencontre entre ce projet et la société française ne va pas de soi. En effet, l’accent mis dans ce modèle sur les objectifs de l’entreprise et ses valeurs relève d’un héritage plutôt américain. En France, cet accent conduit facilement à une allégeance aux dirigeants qui n’est guère acceptée. De plus, les entreprises « libérées » procèdent bien souvent à une sélection du personnel qui fait difficulté dans le contexte hexagonal de revendications égalitaires. On s’inquiète aussi d’une entreprise où « le dirigeant incite à faire la chasse… aux employés qui ne joueraient pas le jeu et douteraient des valeurs professées par l’entreprise » (Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, « Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes », La Fabrique de l’industrie, 2020). Les critiques sont particulièrement vives chez les adversaires du monde capitaliste qui dénoncent « la capacité patronale à faire renaître sans cesse sa domination afin de préserver un lien de subordination de plus en plus personnalisé et intrusif ».

Par ailleurs, la perspective d’un fonctionnement démocratique des entreprises avec la montée de formes institutionnelles qui établissent une relation d’égaux entre patrons et salariés (gestion paritaire, contrat, compromis, concertation et négociation) hérite d’une vision de l’entreprise originaire d’Europe du Nord avec pour référence une communauté de pairs collectivement responsable dans la gestion de projets communs, qui là également est peu en phase avec la réalité de la société française.

Indépendamment des grandes idées de réforme de l’entreprise, on voit cependant  prendre corps toute une série d’évolutions locales qui permettent, dans une mesure plus ou moins large, de surmonter la perte de sens du travail qui va de pair avec la mise en cause de l’honneur du métier et le sentiment de déchéance. Une voie d’évolution a été fournie par l’entreprise « agile » qui a conduit dans nombre d’entreprises à alléger le poids de la bureaucratie et du contrôle pour laisser une grande marge de manœuvre à ceux qui sont près de l’action. Dans la plupart des cas, ces entreprises, sans se référer à un modèle théorique bien défini, agissent en sorte de responsabiliser leur personnel. Elles mettent en valeur une autonomie ouvrière permettant d’échapper à un enfermement dans les directives et les procédures. C’est ainsi que Michelin, après avoir mis en place un système de performance et de progrès appliqué des Etats-Unis à la Chine qui a certes permis des gains de productivité mais au détriment d’une démotivation du personnel, a opté pour une augmentation considérable de l’autonomie des équipes ouvrières. Au-delà des premières expériences qui se sont révélées positives, une transformation générale de l’organisation a été entreprise dans une perspective de « responsabilisation » à tous les niveaux en partant de la base. A travers cette expérience comme dans toutes les autres, c’est le fait d’accorder plus de confiance aux acteurs du terrain, d’engager un management cohérent avec cette confiance accordée, qui permet de tirer des gains notables. Un tel management implique de fournir aux salariés les moyens d’approfondir la maîtrise de leur métier. Il ne s’agit pas seulement de mettre fin aux atteintes à l’honneur du métier, mais en tirant parti de ce dont chacun est capable, de mettre en place un encadrement capable de les aider à résoudre les problèmes qui les dépassent, et de développer chez chacun une claire appréhension des conséquences de la manière dont il effectue son travail sur la possibilité qu’ont ceux qui exercent d’autres métiers de bien faire le leur.

Voir la vidéo de Jean-Dominique Senard

Voir la notion « L’entreprise à mission »

Quatrième de couverture

L’entreprise se découvre depuis peu une vocation sociale. L’épanouissement des salariés, le pouvoir partagé, la survie de la planète deviennent brusquement des objectifs prioritaires. Cette vision angélique du monde du travail correspond-elle à la réalité ?

Telle est la question que se pose Philippe d’Iribarne, sociologue réputé et auteur d’un livre-culte « La logique de l’honneur ».

Son constat est lucide, donc cruel : le sens du devoir pour beaucoup d’entre nous est malmené par de récentes évolutions, à commencer par une soumission croissante aux caprices des clients et à ceux des chefs. Si on y ajoute le sentiment de déchéance lié au fait de ne pas avoir d’emploi à la hauteur de ses diplômes et la diffusion rapide du management dit moderne -en fait copié servilement des méthodes américaines- on mesure le décalage qui s’installe entre les actes et les (beaux) discours.

L’auteur

Philippe d’Iribarne, X-Mines, directeur de recherche au CNRS, mène des travaux pionniers sur les entreprises françaises dans leur singularité à l’échelle du monde. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il est traduit en dix langues.

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