Les vertus de l’inégalité

Marc De Vos

L'ouvrage

Dans cet essai, Marc De Vos se penche sur la question vive des inégalités au sein des sociétés démocratiques : alors que le thème est au cœur des débats politiques et suscite les passions, son regard porte ici sur les tendances fondamentales du phénomène dans le cadre des économies de marché. Regrettant que de nombreux polémistes à succès et « combattants de l’égalité » désignent les inégalités comme a priori injustes au nom d’une aversion atavique au marché et à ses mécanismes de prix et de profit, il estime que l’inégalité est pourtant l’essence même de la nature humaine et de l’existence humaine, le moteur de tout progrès humain, puisque dès l’origine, « tout être humain vient au monde avec un bagage unique de caractères biologiques et génétiques, pour ensuite grandir dans un contexte familial, culturel et social unique ». Dès lors, s’il peut être légitime d’instaurer une égalité des chances, pour offrir un maximum d’opportunités d’épanouissement aux individus et pour atteindre ses objectifs, la recherche autoritaire de l’égalité des résultats peut s’avérer liberticide et substituer le « nivellement obligatoire » à la responsabilité individuelle.

Pour Marc De Vos, l’inégalité peut être bonne dans un contexte d’égalité effective des chances, car elle reflète les différences de talents et de choix humains ; par contre, elle peut être mauvaise lorsqu’elle est la conséquence d’un manque criant d’égalité des chances. Le problème des sociétés n’est donc pas, pour lui, l’inégalité en soi, mais les obstacles qui empêchent d’offrir une réelle égalité des chances ou permettent d’en tirer parti. L’auteur se revendique explicitement de la pensée de John Rawls dans le cadre de laquelle « l’inégalité économique est socialement justifiée dès lors qu’elle exerce un effet positif sur le sort des plus pauvres », même s’il estime que « faire de l’égalitarisme économique un point de fixation est potentiellement immoral ». Pour lui, l’inégalité est bonne lorsqu’elle est méritée, comme juste récompense de la créativité, de l’innovation, de la prise de risque, de la motivation, mais elle devient mauvaise si elle entraîne la cristallisation de rentes injustifiées.

Ce n’est donc pas l’inégalité en soi qui devrait préoccuper nos sociétés, mais plutôt les dysfonctionnements de l’économie lorsqu’elle génère ou tolère la richesse imméritée.

Lire le cours de Terminale ES sur le thème « Justice sociale et inégalités » :

Le moteur de l’inégalité

Marc De Vos note que l’apport et les succès globaux du capitalisme de marché sont un fait historique : même s’il s’est accompagné d’inégalités économiques, le progrès économique a élevé le niveau de vie du plus grand nombre et permis aux catégories populaires des pays occidentaux de jouir d’un niveau de vie plus élevé que les catégories modestes d’un grand nombre d’autres régions du monde, même si certaines de ces régions connaissent désormais, avec l’acceptation du libre-échange et le moteur du profit, une élévation des revenus moyens et un gonflement de la classe moyenne par éradication d’une partie de la misère. Alors même que les régimes communistes organisaient une inégalité bureaucratique et une injustice politique entre une minorité de possédants et des masses condamnées à un faux égalitarisme, la restauration d’une économie de marché a permis d’enclencher un puissant et rapide mouvement de rattrapage économique vers les standards de consommation des pays avancés. Plutôt qu’un cancer qui ronge le corps social, un signe de régression sociale, l’inégalité serait donc un indice de bonne santé et de dynamisme des sociétés. Si l’auteur rappelle que « le capitalisme ne peut vraiment fonctionner qu’à travers un cadre social qui offre également des balises morales », il estime que le marché a cette vertu qu’il déstabilise en permanence les positions acquises, canalise les demandes et les préférences pour satisfaire les clients, au nom de la recherche de l’intérêt personnel, et c’est la raison pour laquelle « les cupides et le corrompus détestent le marché et la concurrence et la liberté de choix les forcent à pratiquer un commerce équitable ». Plutôt que chercher à entraver son fonctionnement, c’est donc à l’Etat de défendre le marché, parfois même contre la coalition des intérêts capitalistes qui cherchent à exiger des protections contre la concurrence. Par ailleurs, si par malheur l’on supprimait le moteur de l’inégalité méritocratique, les autres inégalités –sociale, familiale, culturelle ou ethnique- prendraient alors une importance accrue.

Marc De Vos défend l’idée que, contre l’idée reçue d’une super élite économique qui s’enrichit au détriment du plus grand nombre, dans le cadre d’un jeu à somme nulle, on assiste plutôt à une somme positive de progrès inégal, à une plus grande diversité dans l’accroissement des revenus, puisque le recul du temps long nous montre une incontestable amélioration des conditions de vie, tandis que les statistiques récentes ne démontrent pas de chute drastique des niveaux de vie.

Néanmoins, c’est surtout le critère géographique qui devrait servir de boussole à l’analyse des inégalités car si « la mondialisation économique brille par la diminution de l’inégalité » (à l’échelle mondiale), le progrès économique reste très inégal à l’échelle planétaire, de telle manière que les écarts de revenus entre individus peuvent s’approfondir même si tous deviennent moins pauvres. Le progrès économique reste certes très inégalement distribué à l’échelle planétaire, et même entre les nations d’Europe, les régions de France, les villes, etc. Alors que l’inégalité entre pays baisse, elle augmente à l’intérieur des pays, de la même manière que si l’inégalité individuelle peut augmenter à l’intérieur des pays, elle peut y baisser à l’échelle locale.

Quant à la mobilité sociale, Marc De Vos considère que, contrairement aux analyses exagérément pessimistes de certains observateurs, « l’échelle de la mobilité est toujours dressée », notamment car « ceux qui se plaignent du fléchissement de la mobilité sociale surestiment l’ampleur de la mobilité sociale d’autrefois », mais il remarque que les familles ont une influence prépondérante sur le sort de leurs enfants en raison de l’héritage social et culturel qu’elles transmettent. Et c’est bien l’absence de circulation au sein de la société et l’assignation à résidence d’une partie des plus modestes qui sont pour lui inacceptables : « La priorité est néanmoins claire : une société ne peut tolérer en son sein une couche inférieure immuable ». Mais selon lui, il ne faudrait pas oublier que si les enfants s’enrichissent aujourd’hui moins vite que leurs parents à leur époque, cela tient davantage aux transformations des structures de l’emploi et de rémunération dans l’économie actuelle, qu’à une prédestination implacable de classe liée aux origines sociales, dans un contexte où les inégalités de revenus sont également allées de pair avec une élévation des niveaux de vie en tendance au bas de l’échelle des revenus.

On peut alors établir un lien positif entre l’inégalité, le niveau de vie et le bien-être, à partir du moment où cette inégalité est le prix à payer d’un progrès économique général dont tout le monde bénéficie directement. Ce progrès économique doit ensuite permettre d’opérer la redistribution et le soutien aux bas revenus nécessaires dans un souci de cohésion des sociétés mais aussi d’efficacité économique, en soutien à la consommation.

Agir sur les causes de l’inégalité

Pour Marc De Vos, les racines de l’inégalité économique, ce qu’il appelle les « courants de fond », sont liées aux grandes tendances économiques, démographiques et sociologiques sous-jacentes de la société. Certes les déterminants économiques sont très puissants, car l’inégalité s’accroît essentiellement par l’inégalité des revenus du marché qui rémunèrent le travail (en particulier en raison du caractère cumulatif des inégalités de revenus et de patrimoine) : il cite comme explications économiques de ce creusement des inégalités le ralentissement durable de la croissance et des gains de productivité qui génère une progression faible des revenus et une addiction aux dettes (« l’inégalité est un symptôme de faiblesse économique »), la polarisation du marché du travail, et l’impact indéniable et conjugué du progrès technique et de la mondialisation qui accélèrent le processus de « destruction créatrice ». Cette polarisation des revenus se nourrit surtout d’après lui de la concurrence intense entre les entreprises sur les marchés, et de certains mécanismes comme ceux qui poussent à l’accroissement des revenus des plus fortunés (le 0,01% le plus riche) dans certains secteurs qui peuvent espérer réaliser des ventes sur un marché d’emblée mondial, dans des configurations où les « superstars » peuvent espérer capter des sommes énormes (sportifs, artistes, créateurs, etc.) Pour Marc De Vos, dans le cadre d’une économie globalisée, la fiscalité punitive sur les hauts revenus n’est pas forcément la solution car si l’on taxe le 1% de super-riches à 100% pour en faire bénéficier les 99% restants, ceux-ci n’en retireront que quelques revenus supplémentaires, et encore, qu’une seule fois puisqu’on érodera la base fiscale des prélèvements l’année suivante…Dès lors, « il est normal que des épaules plus solides supportent des fardeaux plus lourds (une certaine progressivité de l’impôt) mais il est anormal qu’on pousse l’impôt à affaiblir ces épaules, et mieux vaut avoir plus d’épaules solides capables de contribuer davantage ».

Selon Marc De Vos, l’inégalité est la conséquence de ce qu’il appelle le « capitalisme humain », car les inégalités pécuniaires sont surtout le fruit de l’expression des talents humains, de la diversité sociale, et finalement, en définitive, de l’inégalité humaine. L’inégalité économique reflète aussi des sociétés qui ont connu les progrès de la démocratisation scolaire, le mouvement d’émancipation des femmes et la diversité ethnique due à l’immigration. Mais il n’en demeure pas moins que les structures familiales (les diplômés se marient généralement entre eux, les moins diplômés aussi), les styles d’éducation, les stimulants apportés par l’environnement socio-culturel dès les premières années de vie (avant l’âge de cinq ans), jouent un rôle énorme dans la préparation des enfants à la vie économique, et sont des déterminants majeurs des inégalités intergénérationnelles. Pour Marc De Vos, dans nos sociétés, « la polarisation économique va de pair avec la polarisation familiale », car l’inégalité familiale produit l’inégalité économique qui, à son tour, augmente le risque de l’inégalité familiale.

Il faut alors selon lui mettre en œuvre une ambitieuse « politique des chances », certes sans mener un combat culturel arbitraire au nom d’un égalitarisme autoritaire contestable, qui nierait la diversité culturelle, mais en agissant puissamment sur les inégalités culturelles et familiales grâce à un Etat Providence mobilisé et inclusif qui investirait dès la formation des inégalités, c’est-à-dire durant la petite enfance. Mais c’est toute notre politique sociale, conçue à l’ère industrielle, qui doit donc évoluer selon l’auteur, afin d’éviter que « l’inégalité croissante des résultats économiques ne signifie inévitablement l’inégalité croissante des chances ».

Lire un sujet du bac et son corrigé sur le thème du caractère cumulatif des inégalités économiques et sociales :

10 idées fortes de ce livre : 

- La dramatisation des inégalités visibles dans les pays développés cache la forte réduction des inégalités au niveau mondial, avec la sortie de milliards d'humains de la pauvreté en quelques décennies. 
- L'égalité n'est pas de ce monde : chacun naît et grandit avec un patrimoine génétique unique, dans une famille, une société, une culture, une région différente. 
- L'inégalité reflète la diversité des différences propres à chaque être humain. 
- L'économie de marché permet l'expression et la rencontre des différences individuelles, à travers les spécificités de l'offre et de la demande, qui se traduisent en inégalités économiques récompensant la valeur ajoutée apportée à la société. 
- L'inégalité économique est naturelle et vecteur de motivation, l'égalitarisme est contreproductif et démotivant. 
- L'inégalité est mauvaise quand elle ne reflète pas le la valeur ajoutée apportée par un individu à la société, mais qu'elle résulte d'un obstacle ou d'une entorse à l'égalité des chances. 
- L'interventionnisme pour corriger les inégalités naturelles est un obstacle au progrès. 
- Mieux vaut chasser les mauvaises inégalités et promouvoir l'égalité des chances à titre préventif, que l'égalité des résultats à titre correctif. 
- Les politiques fiscales et sociales doivent être réformées pour mieux favoriser et promouvoir l'égalité des chances, au lieu de se focaliser sur l'égalité des résultats. 
- Replacer les parents et la famille au cœur du dispositif par des actions concrètes, même si elles requièrent du temps et des moyens plutôt que des allocations ou redistributions de richesses.

Biographie de l'auteur

  • Marc De Vos, né à Gand en Belgique en 1970, se spécialise en droit et droit social après des études à l'Université de Gand, de Bruxelles et un Master of Laws à Harvard. Aujourd'hui, il est le directeur d'Itinera (cellule objective et indépendante de réflexion qui étudie d'importantes questions sociales) et enseigne le droit du travail et le droit européen en Belgique et dans des universités à l'étranger. Ses publications récentes concernent le bonheur, le capitalisme, la globalisation et l'inégalité.

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