Le Relativisme

Boudon Raymond

L'ouvrage

Relativisme normatif et relativisme cognitif

Le relativisme normatif considère que "l'infinie diversité des règles prescriptives, des normes et des valeurs exclurait que celles-ci puissent être fondées sur autre chose que sur des conventions culturelles arbitraires, dont l'origine est le plus souvent inconnue, mais qui s'imposent à l'individu au cours de la socialisation" (p. 7). Cette lecture, initiée par des anthropologues tels que Clifford Geertz, paraît reposer sur trois références majeures : Montaigne, Hume et Weber. Raymond Boudon s'attache à invalider cette prestigieuse filiation. Si Montaigne, écrit-il, a pu mettre en avant le poids de l'arbitraire dans la formation des normes, c'était dans le contexte des guerres de religion, à des fins d'apaisement. L'auteur souligne que la lecture du relativisme normatif repose sur une utilisation abusive de la règle du tiers exclu : ce n'est pas parce que certaines normes reposent sur des conventions culturelles et/ou arbitraires que c'est le cas de toutes les normes. Tout aussi abusive est, selon Boudon, l'utilisation de Hume et de son "précepte de la guillotine" qui voudrait qu'aucun raisonnement à l'indicatif ne pourrait engendrer de conclusion à l'impératif, en d'autres termes qu'aucune vérité ne peut être tirée de faits localisés. Cette assertion, qui a fondé le culturalisme, repose en fait sur une lecture tronquée de Hume. Boudon soutient en effet que "l'énoncé correct du théorème de Hume est le suivant : on ne peut tirer une conclusion à l'impératif de prémisses qui seraient toutes à l'indicatif" (p. 15). Quant à Weber, il a certes développé la thèse selon laquelle les valeurs reposent sur des principes dont il est difficile, voire impossible, de démontrer la rationalité. Mais ce processus ne vaut que pour l'installation de valeurs nouvelles. Progressivement, les programmes découlant de ces principes évoluent et s'affinent, puis finissent par être abandonnés s'ils n'apportent pas la preuve de leur pertinence. Raymond Boudon voit donc dans le relativisme normatif une conséquence néfaste de la bienveillance universelle et de l'égalitarisme, qui peine cependant à s'appuyer sur des fondements théoriques satisfaisants.
Le relativisme cognitif adopte une démarche voisine, qui s'applique non plus aux normes régissant la vie en collectivité, mais au savoir et aux sciences. Les tenants de cette doctrine, depuis les années 60, mettent en cause toute connaissance objective du réel, soulignant la part d'arbitraire dans les sciences. A la suite des travaux de Thomas Kuhn, cette école de pensée a valorisé la construction historique des théories culturelles et émis un doute sur la possibilité d'émettre un critère objectif de distinction entre science et non-science. Cette approche a connu d'autant plus de succès que la proposition de Karl Popper (une théorie est scientifique dès lors qu'elle peut être contestée) présente des faiblesses réelles : il ne permet pas de tester la validité des raisonnements "toutes choses égales par ailleurs", pas plus qu'il ne permet de prendre en compte les recommandations. "Le constructivisme a commencé à s'étioler", explique toutefois Raymond Boudon, "parce qu'on a pris conscience du fait que l'utilisation qui avait été faire [des idées de Kuhn et du constat d'échec dressé à l'encontre de Popper] présentait un caractère hyperbolique" (p. 31). Par ailleurs, en héritier des Lumières, Boudon reprend à son compte une remarque de Kant : "ce n'est pas parce qu'il n'existe pas de critères généraux du vrai que celui-ci n'existe pas" (p. 32-33).
 

Raison et progrès

L'héritage philosophique des Lumières, perpétué par les deux pères fondateurs de la sociologie moderne Emile Durkheim et Max Weber, traverse l'ouvrage de Raymond Boudon. Il y affirme en particulier son attachement à la raison et au progrès, au travers d'une démonstration dense et convaincante.
La pensée relativiste s'appuie couramment sur la distinction entre croyance et vérité pour contester l'existence de cette dernière. Or, Boudon postule que même les croyances peuvent avoir un fondement rationnel, que met en avant la perspective cognitiviste de la rationalité. Sa démonstration passe par la catégorisation. Il range ainsi les croyances en trois grandes familles. Le premier type rassemble les croyances vérifiées par les faits, sur lesquelles ne porte donc pas le débat. Le deuxième regroupe les croyances qui, confrontées à la réalité, s'avèrent fausses. Enfin, le troisième désigne les croyances d'une nature normative, qui ne peuvent être ni vraies ni fausses. Pour les croyances de type II, l'auteur démonte ainsi la théorie du sujet illusionné, fréquente dans les sciences sociales. C'est ainsi que les anthropologues ont pu prendre de haut et juger totalement irrationnels les rites magiques, ou que certains scientifiques ont pu, au 20ème siècle, condamner l'attrait de Newton pour l'alchimie. Or, explique Boudon, même si à la lumière des connaissances contemporaines ces comportements se sont avérés éloignés de la réalité, ils avaient alors une composante rationnelle. En d'autres termes, ils tiraient des comportements rationnels d'éléments erronés, et par conséquent agissaient dans leur système de pensée comme nous dans le nôtre. Quant aux croyances du troisième type, elles ne peuvent être considérées comme irrationnelles. Leur implantation dans les esprits témoigne de leur caractère partagé et de leur capacité à produire du sens pour la collectivité. "Sans doute certaines croyances comportent-elles une composante irrationnelle (…). Mais il est rare qu'à elle seule cette composante suffise à expliquer une croyance sauf dans le cas des croyances de caractère pathologique, comme les croyances paranoïaques" (p. 53).  
De ce solide socle théorique, Raymond Boudon tire donc la conviction qu'il existe une nature humaine, caractérisée par une certaine rationalité, non pas dans la vérité des raisonnements mais dans la capacité à appuyer un programme sur les moyens qui semblent adaptés pour y parvenir. Il y puise d'ailleurs un corollaire, celui de l'existence du progrès. Celui-ci n'est pas à expliquer par les théories spencériennes de la sélection des idées les plus pertinentes au fil des siècles, mais davantage dans la maturation des moyens pour faire respecter une aspiration qu'il juge fondamentale : celle du respect de la personne humaine. "Que certaines sociétés soient plus contraignantes que d'autres ou que les individus soient davantage respectés dans certaines circonstances que dans d'autres est incontestable. Que selon les sociétés, l'individu ait une conception variable de ses droits est une certitude. Mais on ne saurait en déduire qu'il existe des sociétés ou des phases historiques où l'individu n'aurait pas conscience de son individualité, de sa dignité et de ses intérêts vitaux" (p. 78). Les doctrines religieuses, par une réflexion ancienne de plusieurs millénaires sur la conciliation de l'existence de Dieu et de la liberté individuelle, ou le libéralisme politique, par l'affirmation d'un nécessaire partage des pouvoirs, apportent des réponses à cette question de toujours. Le poids des circonstances historiques ainsi que des traditions religieuses et culturelles favorise la sélection de certaines réponses plutôt que d'autres, ce qui explique la grande diversité des conceptions et des programmes mis en œuvre. Toutefois, cela ne doit pas, à l'instar des théories relativistes, ouvrir la voie au constat d'une impossible hiérarchisation et d'une émergence arbitraire des valeurs et des normes, quand celles-ci reposent sur une rationalité certaine et sur un processus de sélection établi.
Critique d'une utilisation abusive de la règle du tiers exclu, et par conséquent d'une pensée binaire, Boudon ne tire pas de la faiblesse théorique des approches relativistes la conclusion qu'il faut bannir tout relativisme dans la pensée. En particulier, un certain relativisme peut s'avérer bénéfique lorsqu'il permet de respecter autrui et de ne pas tomber dans le sociocentrisme. Mais il rejette toute démarche qui conduirait à mettre tout sur un même plan, et donc à bannir le jugement et, in fine, la pensée critique.

L'auteur

Raymond Boudon, sociologue et philosophe, membre de l'Institut de France et de nombreuses académies étrangères, est professeur émérite à l'Université de Paris-Sorbonne. Auteur de plusieurs ouvrages, dont aux PUF récemment Essais sur la théorie générale de la rationalité (Quadrige, 2007), il dirige la collection Sociologies .

Table des matières

Introduction

Chapitre 1. Le relativisme normatif
Trois noyaux argumentatifs légitiment le relativisme normatif : Montaigne, Hume, Max Weber
Les interprétations hyperboliques des trois noyaux durs
Déclin du relativisme normatif ?

Chapitre 2. Le relativisme cognitif
Le rôle de Kuhn
Science et non-science
L'utilisation abusive du principe du tiers exclu
Le vrai et l'utile
Déclin du relativisme cognitif ?

Chapitre 3. Expliquer les croyances
Trois types de croyances
La perspective cognitiviste
Le jugement esthétique
Croyances de Type II
Deux exemples de consensus sur des idées fausses
Croyances de Type III
Tocqueville.

Chapitre 4. Expliquer n'est pas justifier
L'opération de décentration, l'exemple des rituels magiques
Sociocentrisme et sciences humaines
Exemple d'analyse décentrée
Décentration et psychologie humaine
Comprendre et approuver
Les croyances normatives
Au-delà du sociocentrisme.

Chapitre 5. Relativisme et progrès normatif
Le modèle mécanique
Le modèle rationnel
Applications de l'intuition de Durkheim
A l'origine de la citoyenneté
La rationalisation diffuse des idées politiques, juridiques et scientifiques
La rationalité cognitive
L'extension des droits dans les sociétés modernes
La rationalisation n'implique pas l'uniformisation
Singularité occidentale ?
Rationalité axiologique.

Chapitre 6. Relativisme et sens commun
Le spectateur impartial et la volonté générale
Le spectateur impartial explique des phénomènes divers
Le bon sens contre le relativisme.

Conclusion

 

Quatrième de couverture

Le relativisme a représenté depuis l'Antiquité une philosophie parmi d'autres. Or, avec la "Mort de Dieu", il est devenu de nos jours la philosophie dominante du monde occidental, ce qui invite à mieux en définir les contours.
Il existe en effet différentes variantes du relativisme. Ainsi, pour le relativisme normatif, les normes et les valeurs sont des conventions culturelles et toutes les cultures se valent. Pour le relativisme cognitif, il n'y a pas de connaissance certaine, même en science.
En retraçant l'histoire de ces relativismes, Raymond Boudon nous invite à distinguer le "bon" relativisme qui favorise le respect de l'Autre, du "mauvais" qui engendre une perte des repères intellectuels, alimente le nihilisme et nuit à la démocratie.
 

 

 

 

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